(Revue Question De. No 25. Juillet-Août 1978)
L’existence du diable est le « fait historique » le plus attesté. Plus que celle de Bouddha, de Zarathoustra, de Socrate, de Jésus, voire de Napoléon. Dans les régions les plus ouvertes comme dans les plus fermées aux courants de la pensée scientifique, depuis des millénaires jusqu’à nos jours, des manifestations du diable, sous les formes les plus diverses, sont signalées. Jamais, peut-être, le diable n’a été plus à l’ordre du jour, plus actuel qu’en ce moment, avec tous les phénomènes de sorcellerie, de magie, d’envoûtements, de possessions, de talismans, de démesures que l’on se complaît à décrire. Un procès retentissant est en cours en Bavière sur des scènes d’exorcisme qui n’ont pas préservé une jeune fille d’une mort singulière. Des films, comme « l’Exorciste » ou « la Malédiction », qui remettent le diable en vedette, ont attiré des millions de spectateurs. Fictions impressionnantes sur le rôle d’un personnage aussi puissant qu’intelligent dans sa malfaisance, Satan, « une sorte d’être méchant, railleur et raisonnable », disait Dostoïevski, et qui mène le monde de désastre en désastre, de désordre en désordre, de crime en crime. Non seulement des procès, des romans et des films, mais aussi des enquêtes, des thèses, de solennelles déclarations pontificales, des librairies spécialisées témoignent de ce retour en force du diable dans les préoccupations d’aujourd’hui. Et quelles controverses à son sujet ! Sur la centaine de livres publiés sur le diable en moins d’une décennie, ouvrons-en quatre seulement, des plus caractéristiques.
1. LES TRENTE-SIX PREUVES DE L’EXISTENCE DU DIABLE d’André Frossard (Paris, Albin Michel 1978)
André Frossard n’a pas rencontré le diable, il l’avoue, mais il a reçu de lui des lettres personnelles : trente-six en moins d’un an ! Et de quel style ! Presque aussi spirituel que celui de leur destinataire. Quel fameux imitateur, ce diable ! Ne l’a-t-on pas déjà appelé le « singe » de Dieu » ? De cette manifestation épistolaire à conclure que le diable existe bel et bien, il n’y a qu’un pas. Il est franchi, et voici les Trente-six preuves de l’existence du diable.
Qui pourrait se féliciter de ce que les journalistes mentent, faussent le jugement de lecteurs innocents, en tronquant la vérité sans cesser d’être objectifs ? Celui qui s’amuse d’une telle tromperie, dans la première lettre, ne peut être que le diable. C’est d’ailleurs signé : voilà donc la première preuve. Par le truchement de la presse, il se flatte même l’instigateur, éclatant de rire, d’une mystification générale.
Qui se réjouit que la foi chrétienne s’évapore comme un rêve, en ce siècle d’athéisme pratique, si ce n’est le diable ? Il a persuadé les hommes qu’il faut connaître avant d’aimer et que, puisqu’« on n’en finit pas de connaître », le temps d’aimer ne commence jamais. Des êtres sans amour, voilà son œuvre. Et s’il n’y a plus ni foi ni amour, il n’y a plus d’espérance. Des êtres désespérés, comme lui, voilà ce que sont devenus les hommes sous son influence.
Et le doute ? C’est lui encore qui se vante de l’avoir instillé dans l’esprit des démocrates sur la démocratie, des communistes sur Marx, Lénine et Staline (pour ne pas citer de vivants), des libéraux sur la liberté des savants sur la science, des peintres sur la peinture, des prêtres sur l’Evangile de Jésus-Christ. Plus de vérité, donc plus d’erreur. On peut penser, faire, écrire n’importe quoi. Des esprits désemparés, voilà le triomphe du diable.
Ruse suprême : les humains s’attribuent par vanité tout pouvoir, se veulent adultes et responsables, libres auteurs de leurs actes. Ils ne croient pas plus en moi qu’en Dieu, ricane le diable. Tant mieux ! Qu’ils soient donc majeurs, libres et responsables de leurs malheurs. Qu’ils paient ! C’est toujours moi qui gagne. Et ils n’en savent rien. Victoire totale.
Le diable se divertit visiblement à dessiner, dans ces trente-six lettres désinvoltes, le sombre tableau de notre époque et de son proche avenir. Il passe en revue tous les domaines, avec une satanée complaisance, sans omettre la débandade du clergé postconciliaire. Rien plus que le désordre, la désunion, le délire, la dérision, dont l’humanité offre aujourd’hui le spectacle, ne peut divertir le démon et manifester sa présence. La déroute est même si totale qu’elle signe l’œuvre du plus grand commun diviseur. L’orgueil des hommes les aveugle à ce point qu’ils ne s’aperçoivent même pas de l’énorme mystification. Par ces lettres imprudentes, toutefois, qu’André Frossard a le courage de publier, le Prince de ce monde se démasque, il se trahit. Son orgueil, à son tour, le perd. Le pouvoir qu’il exerce, subtil, caché, intériorisé, si différent de la possession, agitée et agitante, de Loudun, maintenant qu’il est dévoilé, pourra mieux être combattu. Prévenu, l’homme libre peu se ressaisir. Rira bien qui rira le dernier. Qu’il fasse donc le contraire de tout ce qui amuse si fort le diable. La peine de l’homme fait la joie du diable ; la joie de l’homme sera de déplaire au diable. C’est la plus sûre façon de s’en libérer. Peut-être s’apercevra-t-on alors que le diabolique est le visage défiguré de l’humain, le miroir de ses tentations et de ses fautes, la vocation pervertie de l’enfant de Dieu, son double obscur et repoussant.
2. TRESOR DES CONTES de Henri Pourrat (Paris, Gallimard, 1978)
Le diable et ses diableries se révèlent aussi dans les contes et légendes populaires. Avant de mourir, en 1959, Henri Pourrat avait reclassé par thèmes tous les témoignages des croyances populaires, qu’il avait recherchés et recueillis sa vie durant et recomposés avec le plus grand soin. Le premier volume de cette nouvelle édition du Trésor des contes vient de paraître sous la direction de Claire Pourrat, avec d’abondantes illustrations de diablotins, bois gravés, miniatures de livres d’heures, etc. Il regroupe tous les contes qui se rapportent à des manifestations diaboliques.
Contrairement à ce qu’a fait Bruno Bettelheim dans Psychanalyse des contes de fées, Henri Pourrat se contente d’écrire les contes sous la forme la plus ingénue, sans commentaires, ni explications, ni interprétations psychanalytiques. Matériau brut, riche, à l’état pur, offert à la réflexion du moraliste et de l’ethnographe… Quelle langue simple et merveilleuse, colorée, savoureuse, captivante. Cette « mythologie originelle des Français », comme l’appelait Henri Pourrat, est de portée universellement humaine ; elle se retrouve sous toutes les latitudes, dans des versions différentes, mais avec les mêmes structures fondamentales. On y découvre « la mémoire d’un peuple encore rustique », ses craintes, ses plaisirs, ses devoirs, ses rêves. Œuvres d’imagination, qui reflètent tout un système de relations symboliques, une conception de la vie sociale, un ensemble de croyances religieuses et magiques.
Sans entrer dans une analyse de détail, on peut déceler quelques constantes dans ces diableries. Elles mettent en lumière les contraintes d’une éthique dominante, menant avec les résistances du désir, dans un milieu surtout rural, un combat dramatisé par une pensée magique. L’imaginaire se construit alors comme un modèle de relations propre à un monde déterminé, dont il travestit à peine la réalité. Il est le miroir grossissant d’un style de vie, d’une culture et d’un inconscient : un univers psychique de refoulement. Le diable y joue le rôle d’instigateur, de révélateur du conflit, de tentateur des consciences, de destructeur des conventions sociales : il symbolise le retour du refoulé.
Aussi revêt-il les formes les plus diverses : un monsieur distingué, un beau prince aux yeux verts et luisants, une jeune fille ravissante, une affreuse sorcière, un monstre cornu aux pieds fourchus, un cheval, un chien, un serpent, un porc, toutes sortes de bestiaux Il attire, intrigue, effraie, repousse, séduit, selon les cas : ruse polymorphe. Il s’insinue dans l’émotivité humaine par la moindre fissure psychique qui lui permette d’atteindre une zone complice dans la victime qu’il veut entraîner et posséder : la cupidité, la curiosité, la coquetterie, la sensualité, l’ennui, l’instinct de domination ou de vengeance, tout germe de révolte, de violence, de démesure, tout point faible, pervers ou surexcité.
Il ne peut en effet forcer sa victime à se soumettre : il faut toujours un consentement ; mais celui-ci peut-être graduel et progressif, aller de la réticence à l’hésitation, de l’essai à l’abandon. Pour obtenir un minimum de coopération, il avance des promesses, il en négocie les conditions. « Je vous construis un pont, dit-il à des villageois, mais le premier qui le franchit m’appartient. » On joue avec lui ruse contre ruse : on fait passer un chat le premier. Mais le Malin est généralement plus fort que la plus futée de ses proies. Celles-ci peuvent appeler au secours de leur liberté menacée d’autres renforts que la ruse : le signe de croix, l’eau bénite, la prière, l’exorcisme du prêtre, certaines paroles. La magie du geste et du mot est réputée efficace.
On prend les bêtes par les cornes. Et les hommes par les paroles.
Le diable aussi. D’où l’importance de certains livres, remplis de secrets, cachés avec soin, transmis de la main à la main, tels de mystérieux pouvoirs. Quand le diable veut déchaîner un malheur, vite le curé averti ouvre ses grimoires ce ne sont ni bréviaires, ni psautiers —, il récite la formule appropriée et le danger s’écarte. Le diable n’est le plus fort que si l’on commence à céder, sur son terrain et avec ses armes. Aussi les contes endiablés connaissent-ils souvent un « happy end » : des époux en colère se réconcilient, des amoureux séparés se marient et ont beaucoup d’enfants… La belle diablesse, rusée, capricieuse, autoritaire, ne trouve le bonheur qu’en triomphant de ses défauts, pour assumer un rôle de femme aimante et serviable, conforme au modèle établi. Cette rentrée dans l’ordre est la garantie de l’équilibre social et d’une certaine liberté intérieure.
Il y a une condition essentielle pour échapper au diable : ne pas aliéner sa liberté, si réduite soit-elle par les contraintes du groupe. Vouloir en élargir le champ exposerait à la perdre en totalité sous l’empire du diable. C’est là qu’il nous attend, pour nous piéger. La meilleure sauvegarde de cette liberté, c’est d’aimer ; ne jamais haïr, ni maudire, ni malfaire, mais servir et se donner. Au fond, ce monde magique, traversé de mille terreurs, recèlerait un inconscient appel à l’amour. Le diable y apparaît comme l’image de tout ce qui manque d’amour, de tout ce qui viole l’amour, la liberté, la vie, sous le couvert de désirs exaltés.
3. DEUX SIECLES CHEZ LUCIFER de Maurice Clavel (Paris, Seuil, 1978)
Maurice Clavel ne se donne pas le ridicule de traiter de « suppôts de Satan » les philosophes allemands que Glucksmann a dénoncés dans les Maîtres penseurs. Mais c’est bien leur rôle diabolique dans l’histoire qu’il décrit dans un livre haletant, Deux siècles chez Lucifer, ou Lettre à Glucksmann sur le diable. D’entrée de jeu, il nous dit ce qu’il pense du diable : « C’est riche, le diable, c’est euristique [Euristique : propice à la recherche, à la découverte, à l’exposé] et, si l’on songe qu’à la différence de l’homme il possède une ressemblance à Dieu pour ainsi dire — oui, pour ainsi dire — parfaite, au point que l’intellect et le dire humains s’y méprennent à tous les coups, on voit déjà comment ces deux derniers siècles… » Et tout le livre va nous montrer comment, en effet, ces deux siècles ont pris le diable pour le bon Dieu. Eh oui ! ne se prétend-il pas, chacun de ces quatre philosophes, Fichte, Hegel, Marx, Nietzsche, « l’Ami, » le Consolateur, le Libérateur des hommes — ici de l’Humanité — qui offre aux fils d’Adam, non l’exil et la chute, mais, dans l’exil et la chute… un Paradis terrestre plus complet que celui d’avant, plus assuré que celui de l’au-delà, un Paradis prochain sur le sol des vivants, un Paradis où toutes les béatitudes traditionnelles seront exaltées et redoublées à l’infini par celle, indivisible, de le créer en le connaissant ». Cette figure de l’ami-démiurge prend la forme, insinuante et séductrice, de l’idée, de la raison, de la parole, du sublime… Or, cette forme est, surtout pour des philosophes, « l’image la plus astucieuse du diable ». Ainsi, nommé ou innommé, visible ou invisible, figure plus que symbole, constitutif plus que simple régulateur, le diable serait-il « derrière et dans chacun de vos maîtres ce qu’est le Christ derrière et dans les humbles et les petits, les pauvres en fait et en esprit… Il me semble parfaire la continuité d’ombre et d’oppression de ces deux siècles encore mieux que ne le font apparemment votre Etat et votre Raison ». Pour résister à un tel diable, le Christ serait une force plus active que les principes de Liberté et d’Humanité qui, sans Lui, sont « dans la racine du mal ». Les revendiquer seuls contre toute déviance, c’est se « ressourcer au pur poison ». Il convient au contraire, et c’est l’œuvre de la foi, de dé-diviniser la Liberté et l’Humanité, qui ont été piégées, quand on a prétendu les émanciper, pour les ériger en Absolu.
Et cette foi, nous devons à Kant, selon Maurice Clavel, de l’avoir rendue possible, de l’avoir sauvée du désastre, dans lequel la critique entraînait la métaphysique et toute certitude autre que d’origine sensible et rationnelle. C’est elle à son tour, la foi, et elle seule, qui nous sauve du désespoir, dans lequel nous plongeraient la critique de tous les systèmes et le déboulonnement des Maîtres Penseurs. Car toutes les libertés, tous les humanismes, en s’intégrant dans ces systèmes, finissent en despotisme et en oppression.
L’apologie réitérée de Kant par Clavel l’incline de nouveau vers ce que j’ai appelé son fidéisme. On ne grandit pas la foi en limitant a priori la raison, comme si le terrain perdu par celle-ci s’ouvrait à celle-là. Kant a méconnu l’intentionnalité dans la connaissance, que la phénoménologie retrouve aujourd’hui et qui eût permis, sans renier la critique des abus scolastiques, de rétablir la possibilité d’une métaphysique. Le champ de la foi n’en eût été, pour autant, ni plus restreint, ni moins pur. Mais laissons là cette querelle, pour revenir au diable de Clavel.
Sauvée donc par Kant de la destruction critique, la foi est condamnée par les Maîtres Penseurs comme « une aliénation et une fuite dans l’au-delà » (Hegel) tandis que la raison, hypertrophiée, est quasi divinisée. Je vois là, plutôt qu’un renversement, une conséquence prévisible de la critique kantienne. « Il s’agit, écrit encore le jeune Hegel, cité par Maurice Clavel, de revendiquer et récupérer au profit de l’homme les trésors dont il fut spolié au profit du ciel ! » Le diable en personne ne saurait mieux dire ! Il se complaît justement dans les prétentions les plus hautes, les plus flatteuses, les plus démesurées, qui sont aussi les plus illusoires. « Sa musique est le sublime », écrit Clavel.
Il y a pire : prétendre exalter Dieu en le tuant ; retrouver un Absolu, en le détruisant ; affirmer un Au-Delà, et s’y perdre, au lieu de s’y accomplir ; pousser le savoir vers le vertige, et non le mystère ; vers l’abîme des abîmes, et non vers la transcendance, que Clavel appelle d’une belle formule augustinienne une « sur-immanence ». Mensonge et imposture, œuvre diabolique :
J’étais présent comme une odeur
comme l’arôme d’une idée
dont ne puisse être élucidée
l’insidieuse profondeur.
Le comble de l’astuce, le satanisme, ne serait-ce pas d’« évacuer Dieu lui-même dans, par et à travers la Religion absolue ? » Nietzsche, fasciné par l’entreprise de détruire les faux Paradis, ne se veut-il pas à la fois Christ et Dionysos ? La discussion philosophique, dans certaines pages de Clavel, prend l’allure et l’accent d’une tragédie. Il dramatise, dirait-on, au lieu d’analyser. Il simplifie parfois et conclut trop vite. On le contestera sur bien des points. Mais quelle richesse de citations ! Et quel souffle ! Le mouvement du discours, il est vrai, n’est pas exempt de redondances, ni de ruptures dans les raisonnements. Mais si l’on croit vraiment à la réalité de l’enjeu, pourquoi taire ses convictions ? Ce n’est pas rien si l’humanité vit depuis deux siècles sans le savoir, et sous le couvert des plus grands penseurs, eux-mêmes inconscients, dans la mouvance du diable. « Le diable peut être à la fois l’air commun du temps, le vent d’un monde, ici le grand remous et remugle du siècle, et le plus subtil et secret habitant d’une âme… »
4. LE DIABLE ET SES DEMONS de Henry Ansgor Kelly (Paris, Cerf, 1977)
Après le journaliste, le conteur et le philosophe, voici le théologien catholique — mais, aujourd’hui, que signifie au juste cette épithète ? — qui nous parle du Diable et ses Démons. L’auteur de ce petit volume, érudit et critique, estime que la réalité du diable n’est démontrée ni par l’expérience, ni par la raison, et qu’elle est « loin de constituer un élément essentiel de la révélation chrétienne ». Ce qu’il rejette comme des malentendus, ou tout au moins révoque en doute, ce n’est pas seulement « un cortège de monstres, de fantaisies et d’imaginations », lié à de vieilles superstitions, c’est « l’existence même des démons ». Il ne s’agit pas pour lui, comme l’écrivent les éditeurs dans un avant-propos quelque peu lénifiant, d’« aider l’intelligence à secouer le joug de l’imagination » ; il entend bien purifier la foi chrétienne d’une croyance sans fondement dans la révélation.
Il commence donc par dénoncer des interprétations, qu’il juge erronées, de quelques textes, assez rares, de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui font allusion à des démons. Ce ne sont que des allégories, à ses yeux, personnifiant la mort, les abîmes souterrains, les tentations, les vices, les passions, les maladies des forces adverses (Satan = adversaire), personnifications mythiques ou fonctionnelles, plus ou moins influencées par les croyances babyloniennes, que les Hébreux connurent pendant l’Exil, et, plus tard, par des spéculations néoplatoniciennes. Elles répondent au besoin, caractéristique d’une mentalité contaminée par le paganisme ambiant, d’attribuer une cause intentionnelle aux malheurs des hommes : un Dieu juste et bon ne peut, en face des fautes humaines, que laisser agir de mauvais esprits. Les allusions bibliques à leur existence relèvent d’une certaine conception de l’univers et des rapports éthiques, propre à la culture d’une époque et d’un milieu, mais non d’une révélation de vérités universelles, valables partout, toujours, pour tous.
Sur ces bases fragiles, et les théories gnostiques aidant, les Pères de l’Eglise ont élaboré une démonologie, en parallélisme antithétique avec une angélologie, qui atteint sa perfection systématique, vers la fin du Ve siècle, avec la Hiérarchie céleste, du pseudo-Denys l’Aéropagite. La croyance simultanée aux anges et aux démons ne s’est jamais démentie dans l’Eglise. Mais, selon Henry Ansgor Kelly, aucune formule dogmatique ne l’a jamais définie et imposée ; il considère les constructions théologiques comme un fruit de la raison abstraite, tendant à combler les vides du donné révélé par une pure idéalisation de la psyché humaine ; et il rejette évidemment toutes les affabulations d’une imagination altérée de fantastique.
Suivant les tendances positivistes, si discutées d’autre part, il réduit les phénomènes de sorcellerie, de possession et de tentation à des problèmes psychologiques, ou psychosomatiques, à des complexes, à des obsessions, à des dédoublements de personnalité, à des signes de schizophrénie. Les scrupuleuses précautions d’une Jeanne Favret-Saada pour discerner la spécificité de ces systèmes symboliques ne semblent pas effleurer son esprit critique. Rendons-lui cette justice qu’il fait en passant une étude documentée et démystifiante du film à succès l’Exorciste, qu’il dénonce comme « un exemple de fabrication délibérée d’un mythe ».
La pensée de l’auteur se heurte cependant aux déclarations du concile œcuménique du Latran (1215) et de Paul VI (15 novembre 1972). Le concile définit en peu de mots, contre les hérésies manichéennes et cathares, la création des anges, ainsi que « du diable et des autres démons, créés selon leur nature : c’est par leur faute qu’ils sont devenus mauvais ». Le sens le plus direct de la définition est, en effet, que les créatures de Dieu ne sont pas mauvaises par nature, elles ne deviennent mauvaises que par leur faute. Faut-il limiter ce sens et penser seulement que, si les démons existent, ils ont été créés par Dieu bons et ne sont devenus mauvais que par leur faute ? La définition conciliaire n’affirmerait donc pas leur existence réelle. Il ne paraît possible d’admettre cette restriction de sens ni quant à l’intention des pères du concile, ni quant au signifié total de la définition. Refuser de voir l’affirmation de la réalité des anges et des démons dans la phrase qui déclare qu’ils ont été créés par Dieu bons, c’est vider celle-ci d’une partie de son sens. Je pense que la subtilité de l’interprète ici l’égare. Et il conclut : « Il est possible, sans doute, que les esprits du mal aient une existence réelle ; mais pour le moment cela ne semble pas probable. » Et le théologien se dévoile, au fond, plus pragmatique que scientifique, en ajoutant : « Qu’ils existent ou non, il ne paraît pas nécessaire d’y croire pour pouvoir s’attaquer utilement aux problèmes de la vie humaine. »
Cette tendance à minimiser la parole, à en évacuer l’implicite, ôte à ce livre intéressant une bonne partie de sa crédibilité. Elle relève du même positivisme réductionniste que la confusion du diabolique et du psychotique. Personne n’est obligé d’admettre la valeur d’une définition conciliaire, la foi de Paul VI, l’existence réelle du diable.
Mais c’est d’une herméneutique trompeuse que d’altérer une parole, en l’appauvrissant d’une partie de son sens. Il me paraît plus juste de reconnaître que la foi catholique, officielle et traditionnelle, affirme simultanément l’existence d’anges et de démons, tout en se montrant discrète sur leurs fonction. Que l’on soit indifférent ou hostile à cette profession de foi, c’est une autre affaire, qui ne concerne que la liberté des consciences.
Sur le plan pratique, l’attribution, même partielle, au diable de nos fautes et de nos malheurs risquerait de nous déculpabiliser et de nous infantiliser, si nous oubliions que son influence ne supprime jamais la liberté et la responsabilité du consentement. Dans la mesure où cette force étrangère à nous-mêmes, cette cinquième colonne en cheville avec nos complicités, s’infiltre réellement en nous par les sens, l’imagination, l’excitation du désir, nous sommes autorisés peut-être à plaider les circonstances atténuantes. Mais il ne serait pas digne, ni juste, de transférer sur un « autre » la responsabilité de nos actes. Nous l’assumons entièrement, même si la foi prévient certains d’entre nous que l’Adversaire les guette sicut leo quaerens quem devoret, « comme un lion cherchant qui dévorer ».
Jean Chevalier