René Allendy
La justice intérieure - Le sentiment de justice et les instincts sociaux

(Extrait de La justice intérieure 1931)  D’après ce qui précède, le sentiment de justice nous paraît de nature inconsciente et lié à l’ins­tinct. Il nous faut donc l’examiner aux lumières de la psychologie la plus récente, précisément celle qui s’est donné pour tâche d’explorer l’inconscient et, à ce point de vue, la psychanalyse peut nous […]

(Extrait de La justice intérieure 1931) 

D’après ce qui précède, le sentiment de justice nous paraît de nature inconsciente et lié à l’ins­tinct. Il nous faut donc l’examiner aux lumières de la psychologie la plus récente, précisément celle qui s’est donné pour tâche d’explorer l’inconscient et, à ce point de vue, la psychanalyse peut nous fournir les plus précieuses données.

On peut dire que l’instinct est une tendance, commune à tous les représentants d’une catégorie d’êtres, vers l’accomplissement de certains actes, tendance qui n’est pas imputable à une opération intellectuelle, volontaire, réfléchie, consciente ; c’est donc un facteur inconscient de comporte­ment et ce double caractère d’inconscience et de généralité le marque d’une façon distinctive. Si l’on s’en tient à cette définition, l’instinct s’étend jusqu’aux tropismes et toutes les réactions de la matière vivante en général, et on doit attri­buer à une sorte d’instinct élémentaire le fait que la plante se tourne vers le soleil ou dirige ses racines dans le sens de la terre ; on pourrait même, sans qu’aucune raison logique s’y oppose, étendre cette conception aux affinités chimi­ques, aux propriétés des cristaux, et attribuer des instincts au monde minéral lui-même. Les psychologues ont voulu préciser d’une manière moins extensive les caractères de l’instinct, d’une part en le distinguant des tropismes ou affinités simples, d’autre part en mainte­nant une barrière entre la psychologie animale et la psychologie humaine. Longtemps, cette préoccupation puérile paraît avoir inspiré d’une façon plus ou moins sournoise les tentatives en question.

Parmi les définitions que nous devons retenir, Piéron, insistant sur l’automatisme, appelle ins­tinct « une tendance innée à des catégories d’actes spécifiques, atteignant d’emblée et sans expé­rience préalable leur summum de perfection, se déroulant dans certaines conditions de milieu et présentant une dépendance relative vis-à-vis des circonstances, mais trop rigide, sinon dans les détails, du moins dans les grandes lignes, pour comporter une adaptation plastique à des facteurs nouveaux ». Freud, mettant l’accent sur les instincts extériorisés au détriment de ceux qui restent latents, les définit comme « des excitants internes, continus, produisant, par une réponse adéquate, une jouissance spécifique ». Ailleurs [1], il y voit l’expression d’une tendance, inhérente à tout organisme, à reproduire, rétablir un état antérieur (comme, pour les animaux migrateurs, revenir périodiquement vers d’anciens habitats, pour l’embryon reproduire la phylogenèse et, pour tout ce qui vit, retourner par inertie à l’état antérieur, non vivant). En cela, Freud oppose l’instinct, facteur de conservation statique, aux éléments perturbateurs de la vie, qui seraient facteurs de progrès. Kretschmer appelle instincts les éléments fixes, invariables, héréditaires de l’affectivité générale qui se groupent en ensembles compacts, autour de certaines fins vitales. De son côté, Hesnard considère l’instinct comme « une force (à la fois morale et matérielle), attrac­tive ou répulsive, révélant son existence à l’occa­sion de toutes les circonstances intéressant les buts vitaux de l’individu [2] » et il ajoute : « or, nous sommes obligés de constater, dans la science psychologique traditionnelle, une formidable et stupéfiante lacune : la science ignore l’instinct chez l’homme ! ». Cette ignorance a certainement empêché de comprendre la base véritable du sen­timent de justice et de la morale : il nous faut maintenant réagir contre elle.

En effet, si nous revenons à l’homme, il est aujourd’hui démontré que son comportement obéit, dans une grande mesure, à des facteurs inconscients, mais tous ceux-ci ne sont pas des instincts, car ils comprennent aussi les éléments personnels refoulés ; seuls, ceux qui sont com­muns à la généralité des hommes peuvent être considérés comme tels.

On a décrit des instincts en nombre variable : instinct de conservation, instinct sexuel, instinct de mort, etc., et on peut, par l’analyse, les multi­plier à l’infini. La vie inconsciente empreint en somme toute la vie (ce que nous appelons con­science ne constitue qu’un phénomène partiel et différencié) et on peut légitimement attribuer à chaque fonction, à chaque comportement typi­que, un instinct particulier comme, dans une con­tinuité, il est loisible de distinguer telle ou telle partie arbitrairement délimitée. En présence d’une organisation si complexe, il serait plus important, selon nous, de rechercher des lignes d’orientation générale que des frontières particulières et de parler de directions générales, sortes de points car­dinaux de la vie instinctive.

Ainsi, au fait que l’individu existe en tant qu’être distinct des autres, avec ses besoins propres, souvent opposés à ceux des créatures environnantes, on peut rattacher les instincts de conservation et d’accroissement individuel, ins­tincts de puissance d’Adler, qui comportent évi­demment l’agression des proies à dévorer, la cruauté et tous les désirs égoïstes. En tant qu’unité séparée, l’individu cherche à absorber l’univers en lui et toutes ces tendances instinc­tives, si complexes qu’elles soient, présentent un caractère commun, captatif, agressif, destruc­teur, et gravitent autour de la fonction ou des organes digestifs, des dents qui mordent, au pharynx qui déglutit, à l’estomac qui dissocie la matière, à l’intestin qui l’absorbe, à l’anus qui expulse les résidus d’une façon intermittente.

Par ailleurs, au fait que l’individu représente une espèce et tende à conserver celle-ci par un acte de procréation (qui est comme une prolonga­tion de lui-même, un effort contre la mort; un élan dans la durée, un don de soi-même, une expansion de sa vie dans l’espace, un éparpillement final de sa substance dans la progéniture, c’est-à-dire le milieu extérieur) on peut rattacher tout un groupe d’instincts partiels dont le carac­tère commun est une tendance à se fondre dans l’univers, à se laisser absorber par le cosmos, instincts oblatifs d’action, de travail, de reproduc­tion et même instinct de la mort, tous gravi­tant plus ou moins autour de la fonction sexuelle et qu’on devrait appeler, au pluriel, les instincts sexuels.

De même que, dans la fonction digestive, l’acte de déplétion intestinale prélude en quelque sorte à l’expulsion génitale, de même la néces­sité, d’ordre sexuel, de coopérer avec un parte­naire et de protéger les petits, annonce une troi­sième catégorie d’instincts qu’on pourrait appeler les instincts sociaux, qui prolongeraient ainsi les instincts familiaux sans qu’on puisse pourtant décider si la société n’est qu’une extension de la famille ou la famille le premier rudiment de la société (nous verrons plus loin pourquoi). Donc, au fait que l’individu ne puisse vivre seul mais doive, pour une plus grande sécurité, s’associer à d’autres représentants de la même espèce, il est logique de faire correspondre des instincts de sociabilité qui consisteraient essentiellement à freiner toutes les activités égoïstes selon la norme des intérêts communs et de la tolérance du milieu. Par eux, l’individu réaliserait la tendance géné­rale à l’organisation complexe que la vie nous montre à l’œuvre partout, depuis les groupements d’électrons en atomes jusqu’aux groupements de cellules en organismes. Avec les instincts sociaux, l’individu ne cherche plus à absorber l’univers ni à se fondre en lui, mais à coopérer avec l’ambiance, et c’est d’eux que relève le sentiment de justice.

Si l’on s’en tient à ces trois groupes d’instincts : digestifs, sexuels, sociaux, la distinction a l’avan­tage de correspondre à une série définie d’atti­tudes possibles pour l’individu à l’égard de son milieu : attitude captative, oblative, ou asso­ciative ; elle s’étend du terme le plus agressif, le plus égoïste, de la férocité alimentaire, au terme le plus auto-répressif de la sociabilité (de ce qu’Adler appelle sentiment de personnalité ou sentiment de collectivité), avec un terme de tran­sition, sexuel, central, et pour cela d’une extrême importance pratique. Avec deux extrêmes et un intermédiaire, nous réalisons la classification la plus simple qui puisse convenir à un tout cohé­rent comme la vie instinctive. La triplicité con­vient par excellence à l’analyse de toute organi­sation complexe et, du point de vue méthodo­logique, répond à une sorte de besoin de l’esprit humain. Il s’agit en effet, non d’isoler des ins­tincts particuliers de leur intrication complexe, mais d’indiquer des directions générales de la vie instinctives. Par là, nos groupes d’instincts se trouvent superposables aux termes de grands systèmes théoriques comme les trois Gunas des Indiens Tamas, principe centripète d’inertie, de conservation ; Rajas, principe centrifuge d’ex­pansion, de diffusion, de création ; et Sattwa, principe équilibrant de rythme, de mesure, de justice. Ils correspondraient aussi bien aux trois Principes des Hermétistes, qui ont joué un rôle si important au XVIIe siècle, en médecine : le Mercure, principe plastique de masse et d’accrois­sement ; le Soufre, principe dynamique de propa­gation et d’impulsion ; le Sel, principe de cohésion et d’organisation. Il est inutile de multiplier les analogies : il est clair qu’une telle division rentre tout naturellement dans les formes les plus fami­lières de la compréhension humaine.

C’est dans ce cadre que nous voulons considérer les instincts sociaux : ils comprendraient tout ce qu’il y a de coopératif dans les tendances incon­scientes. De ce point de vue, on peut dire qu’ils correspondent à ce fait général en biologie que les individus d’une même espèce, surtout quand ils sont égaux en force, ne s’attaquent pas réciproquement, sinon dans des circonstances excep­tionnelles. Ceci est déjà vrai d’une certaine façon chez les végétaux : ainsi les pousses de plantes grimpantes évitent soigneusement de s’attacher entre elles par leurs vrilles, façon de procéder qui serait nuisible à toutes. Chez les animaux, il est évident que l’angoisse devant des dangers communs, extérieurs l’espèce, doit inspirer aux indi­vidus un sentiment de solidarité, les faire com­munier dans la même peur et suspendre par là, leurs rivalités du moment. C’est donc un besoin de sécurité qui peut les amener à se grouper et à se tolérer entre eux : en groupe, ils se sentent plus forts pour la défense contre l’ennemi commun ou pour l’attaque. Cette tendance à l’association constitue aussi une trêve dans la lutte incessante des individualités, une détente nécessaire, puisque tout effort biologique alterne d’ordinaire avec un repos. L’individu y trouve une prolongation des avantages familiaux. De toute façon, c’est un bénéfice considérable auquel l’individu est amené sacrifier d’autant plus de ses prétentions égoïstes que la protection du groupement est plus efficace.

Nous avons dit que la tendance restrictive était le trait le plus essentiel des instincts sociaux. La vie collective n’est possible que si chaque membre sait refréner ses prétentions dans une certaine mesure. On sait trop combien, même dans nos groupes les plus policés, les avantages de l’association sont fréquemment compromis par les égoïsmes individuels, pour qu’il soit néces­saire de souligner la tâche considérable incombant à de tels instincts de socialité et la tension extrême qui doit se produire entre ses effets inhibiteurs et les élans fougueux des pulsions purement per­sonnelles. La sociabilité ne peut s’établir qu’au prix de conflits intimes de la dernière violence, grâce à un entraînement long et difficile qui cons­titue le côté le plus important de la civilisation.

Le frein de la socialité a été conçu de façons très différentes. Par opposition à Adler, qui fait du sentiment de collectivité un élément primor­dial et irréductible, Freud le considère comme développé par l’individu et l’attribue à une fonc­tion psychique spéciale qu’il appelle surmoi. Cette instance résulterait d’une identification du sujet à l’idéal du père dont il a reçu, dans la vie familiale, la direction, les ordres, les défenses, les sanctions et l’exemple d’une conduite sévère ; peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse proprement du père ou d’un autre personnage qui en a tenu lieu : frère aîné, professeur, voire la mère elle-même quand elle détient l’autorité familiale, qu’il s’agisse d’une réalité ou d’une imagination infantile. Par ce processus d’identification avec ce qu’il a voulu devenir (tout garçon a souhaité prendre la place du père ou devenir pareil à lui), l’homme se dédoublerait psychiquement en un moi, conservant toutes ses tendances égoïstes et asociales, et un surmoi, sorte d’idéal paternel intériorisé qui exercerait ses effets dynamiques en sens inverse et contrarierait le moi, allant jusqu’à réaliser, par des voies tout à fait incon­scientes, des punitions très sévères.

Cette conception de Freud est sans doute vraie la plupart du temps en ce sens que l’individu intériorise l’idéal paternel, mais il nous semble qu’elle ne représente pas le seul processus d’où puissent découler les tendances freinatrices qui fonctionnent dans le psychisme humain. Ces dernières existent tout aussi bien quand l’enfant n’a pas connu de père (il est vrai qu’il aurait pu en imaginer un) ou quand le père était d’un exemple peu recommandable (il est vrai qu’il aurait pu y opposer un idéal parfait), mais c’est surtout le cas d’un père débonnaire et sans autorité qui ne coïncide pas facilement avec l’explication freudienne. En outre, pareille conception du surmoi entrerait souvent en contradiction avec un autre processus fréquemment rencontré : haine du père et de tout ce qui lui ressemble, hostilité contre toute discipline et toute con­trainte. Or ce ne sont précisément pas les révol­tés qui ont le moindre sens de la solidarité sociale et de la justice, tout au contraire. Au lieu de chercher une explication dans le réseau de tous ces éléments contradictoires, pourquoi ne pas admettre des instincts sociaux qui résulteraient aussi bien des adaptations innées de l’espèce à la vie collective que des expériences familiales individuellement acquises dans la première enfance ? Étant donné (et Freud le reconnaît tout le premier) que l’évolution vitale tend à asso­cier des éléments isolés en des synthèses organi­sées et toujours plus vastes, il n’est pas plus légitime de faire dériver la famille de la société que la société de la famille, mais il faut rattacher ces deux ordres de formations à la tendance biologique commune qui veut organiser harmonieusement les individualités en une coopération efficace et qui pourrait bien en dernier ressort représenter le suprême aspect de la libido. Nous avons déjà défendu cette idée des instincts sociaux [3], examinant les divers aspects qu’ils peuvent prendre et leur rôle dans l’étiologie des névroses.

Quelque temps après, Raymond de Saussure a présenté une conception fort intéressante d’un instinct d’inhibition [4] dont la fonction consis­terait précisément à freiner les instincts égoïstes. Cet auteur commence par critiquer la manière dont Freud a successivement opposé à l’instinct sexuel : la censure ou le conscient, les instincts égocentriques, les instincts de destruction, d’a­gression, c’est-à-dire des tendances qui ne possé­deraient ni siège, ni excitation, ni jouissance spécifiques, donc aucun des caractères préala­blement attribués aux instincts et qui ne seraient pas en mesure de s’opposer effectivement à l’instinct sexuel si complet et si bien caractérisé. Raymond de Saussure croit pouvoir différencier l’instinct d’inhibition du surmoi par le fait que le premier existe manifestement chez les animaux, tandis que les complexes d’œdipe et de castra­tion, en rapports avec le second, n’auraient pas place dans le psychisme animal. Je suis porté à croire que Raymond de Saussure fait complète­ment erreur sur ce dernier point ; mes observa­tions personnelles sur des animaux domestiques m’ont au contraire convaincu que ces complexes existent aussi nets chez les bêtes que chez les hommes, mais ceci est un détail secondaire. L’ins­tinct d’inhibition représenterait un principe d’éco­nomie plus qu’un principe de mort. Il aurait pour organe spécifique le cerveau dont la fonction principale consisterait précisément à différer (donc à inhiber momentanément) les réflexes médullaires. Tous les progrès humains seraient liés aux progrès des réactions d’inhibition : l’in­telligence naîtrait des inhibitions. Pour Bergson, la raison surgit lorsque l’instinct se heurte à un obstacle. Schilder dit que si l’acte atteignait son but sans inhibition, le royaume de la pensée ne pourrait prendre vie. Nous pourrions même ajouter à l’argumentation de Raymond de Saus­sure le fait que le travail intellectuel lui-même consiste à éliminer perpétuellement le flot des images parasites apporté par les sensations, les associations spontanées d’idées pour ne retenir que les représentations nécessaires au travail déductif, maintenant ainsi la « synthèse men­tale » (Dweishauvers) selon le « schéma dyna­mique » (Bergson).

L’instinct d’inhibition posséderait encore une jouissance spécifique, celle du repos, de l’oubli, de l’anesthésie. En outre, l’inhibition peut s’éro­tiser dans la catalepsie, dans la rétention fécale et urinaire. Le sommeil relèverait directement de l’inhibition. Un tel instinct aurait pour objet toutes les perceptions perturbatrices et pour but une conservation des forces. Raymond de Saus­sure, dans son exposé, ne dit pas un mot des instincts sociaux. Pourtant, il n’est pas dou­teux que la vie, sociale, d’ailleurs liée au progrès humain et au développement intellectuel, pro­cède avant tout par inhibition.

Cependant, l’instinct social n’est pas seulement inhibitif ; il ne revêt pas seulement l’aspect néga­tif qui consiste à empêcher des réactions aso­ciales, mais il intervient activement pour diriger la conduite. Le but général étant d’obtenir la protection ou les faveurs de la collectivité, la première manifestation positive de l’instinct social doit être de conformer l’individu à l’am­biance. La plupart des hommes trouvent une espèce de sécurité et de jouissance à constater qu’ils ont assimilé les goûts ou les opinions de la majorité. Ils souffrent profondément de toutes les divergences qui se produisent dans le milieu et qui, rompant l’unanimité, les obligent à l’initiative de choisir un parti, avec toutes les luttes et tous les dangers qui résultent de la compétition. Comme l’unanimité humaine n’est jamais réalisée sur quelque point que ce soit, ils prennent leur modèle dans la famille, le clan, où la naissance les a placés. Lorsqu’un complexe de révolte, c’est-à-dire en somme l’idée d’une protection insuffi­sante, les en fait sortir, ils adoptent le clan le plus opposé et s’y conforment avec la même docilité. De toute façon, quand un individu a adopté un parti, il ressent une satisfaction à se sentir entouré de personnes qui pensent comme lui, et c’est ainsi que se forment les sectes poli­tiques, intellectuelles, mystiques. L’approbation représente sans doute la jouissance spécifique des instincts sociaux. Bien plus, l’individu éprouve le besoin d’ajouter la conformité de ses gestes, de son langage, de son costume, de toutes ses appa­rences à la conformité des sentiments de son groupe et en vertu de cette tendance générale il est presque toujours possible, à un observateur entraîné, de reconnaître, par les apparences exté­rieures, le milieu social de chacun : il y a des personnages qui portent toujours une casquette et il n’est pas exagéré de dire que les canailles s’habillent en canailles, la plupart du temps. On a fait de cette particularité un instinct spécial, l’instinct d’imitation. Les pédagogues l’observent plus librement chez les enfants qu’on n’oserait le faire chez les adultes, parce que les objets d’imitation infantile n’émeuvent pas leur propre affectivité. Lorsqu’un enfant apporte en classe un objet nouveau, même parfaitement inutile, tous en arrivent à désirer le même objet, puis, quand une majorité se l’est procuré, elle ne tarde pas à persécuter la minorité qui ne l’a pas encore. La mode, le snobisme constituent, chez les adultes, des phénomènes analogues. La tendance est si forte qu’il faut déployer une grande énergie volontaire pour résister à la vague d’imitation et essuyer la silencieuse réprobation des conformistes, dès qu’on s’écarte, par quelque côté, du gabarit d’un clan social. L’effort à soutenir est même si intense que l’in­dividu le plus « excentrique » ne peut le soutenir sur beaucoup de fronts à la fois et n’arrive à différer que partiellement de son milieu : encore est-ce généralement, de sa part, une attitude de désespoir latent.

Trotter admet un instinct grégaire commun à l’homme et aux animaux [5]. Au point de vue biologique, cette tendance ne serait qu’une expression et une conséquence de la pluricellularité. L’individu seul se sentirait incomplet, et cette grégarité (gregariousness) constituerait un instinct primaire indécomposable au même titre que les instincts de nutrition et de sexualité. Selon cet auteur, il faudrait rattacher à l’instinct grégaire la suggestibilité, les forces de répression, la conscience du devoir, les sentiments de culpabilité, — donc le sentiment de justice.

Freud suggère quelques objections contre le caractère primaire et indécomposable d’un tel instinct, tout d’abord son apparition assez tar­dive, car le petit enfant ne saurait le manifester. Cependant, s’il s’est élaboré le plus récemment, il serait naturel qu’il apparaisse plus tard — et on peut se demander comment le nourrisson pourrait le manifester avant le sevrage, même s’il la possédait déjà. La mère étant le premier élément du monde extérieur avec lequel l’enfant entre en contact, l’attachement à la mère est aussi, jusqu’à un certain point, une réaction au milieu et, si l’on veut, la première réaction sociale. Freud veut absolument ramener ce qu’il peut y avoir d’ethnique, de collectif dans l’instinct social, à des facteurs individuels. Pour lui, l’esprit de corps dérive de la jalousie. Quand on ne peut être le préféré, on ne veut pas qu’il y ait de préféré ; personne ne doit se distinguer d’autrui ; on se refuse des satisfactions pour que d’autres ne puissent y prétendre. Ainsi se constitue le senti­ment de justice. « Cette revendication d’égalité constitue la racine de la conscience sociale et du sentiment du devoir. C’est elle encore que nous retrouvons, d’une façon tout à fait inattendue, à la base de ce que la psychanalyse nous a révélé comme étant l’« angoisse d’infection » des syphi­litiques, angoisse qui correspond à la lutte que ces malheureux sont obligés de soutenir contre le désir inconscient de communiquer leur maladie à d’autres : pourquoi doivent-ils rester seuls infectés et se voir refuser tant de choses alors que les autres se portent bien et sont libres de participer à toutes les jouissances ? » [6].

Ainsi, pour Freud, le sentiment social repose­rait sur la transformation d’une hostilité primi­tive en un attachement positif qui ne serait au fond qu’une identification. Cette métamorphose affective s’accomplirait sous l’influence d’un atta­chement commun, à base de tendresse, à une personne extérieure à la foule et qui serait le chef. Non seulement les individus tendraient à être égaux, mais ils aspireraient en outre à la domi­nation d’un chef, dans la mesure, sans doute, où la protection paternelle s’est montrée profitable au début de la vie et afin de reproduire la situa­tion familiale et infantile dans la société adulte. Dans toute foule douée de vitalité, il y aurait beaucoup d’égaux, capables de s’identifier les uns avec les autres, et un seul supérieur. Pour cette raison, l’homme, plutôt que d’être un animal grégaire, serait un animal de horde.

Il faut reconnaître que cette correction, si juste soit-elle, ne saurait marquer une différence bien profonde quant à la nature instinctive du sentiment social. Enfin, le faire dériver — essentiellement — de la vie familiale, c’est une hypothèse que contredirait le puissant instinct d’organisation collective des insectes, chez les­quels il n’existe pas de vie familiale. Ce qu’on peut seulement dire, c’est que chez l’homme comme sans doute chez tous les mammifères, les instincts sociaux jouent d’abord dans le cadre du milieu familial : ils trouvent là leur premier champ de manifestation. Le cas des insectes nous inclinerait contre Freud, vers l’idée que la vie familiale n’est qu’une manifestation de la tendance biologique à l’organisation des groupes, donc plutôt des instincts sociaux dérivant plus directement de cette tendance, s’il nous fal­lait absolument donner à l’un des deux termes une prééminence sur l’autre. À ce point de vue, l’étude des premières manifestations de la ten­dance à la coopération sociale, à la tolérance réciproque, à la symbiose chez les animaux infé­rieurs ou même chez les végétaux, confirmerait probablement l’idée de cette prééminence. Nous verrions sans doute s’affirmer avec continuité cette tendance de la majorité à éliminer les individus qui n’ont pas su s’identifier suffisamment au type commun, soit en forme (les femelles des mammifères abandonnent quelquefois les petits d’un pelage trop différent du leur, ou détruisent ceux qui présentent une anomalie, même s’ils sont viables), soit en force (les chiens, les oiseaux de basse-cour détruisent souvent ceux d’entre eux qui sont devenus malades ou faibles, comme certains Esquimaux, paraît-il, sacrifient leurs parents devenus vieux). Les instincts sociaux poursuivent l’acquisition d’une sécurité dans la cohésion de la masse. Chaque schisme compromet la solidité de l’organisme collectif et ce dernier réagit avec violence contre toute tendance indi­viduelle de nature perturbatrice : c’est pourquoi l’Église a allumé des bûchers et l’Armée a insti­tué des conseils de guerre. La réaction est natu­rellement plus sévère quand le danger collectif est plus pressant à l’extérieur, et c’est le cas des tribunaux révolutionnaires. Même dans les périodes les plus normales, l’instinct grégaire, chez la masse des individus, s’oppose éperdument à toute originalité, toute innovation, tout changement.

On comprend ainsi que si tous les penseurs avancés ont été honnis, si tous les inventeurs ont été persécutés (et il n’y a presque pas d’ex­ception dans l’Histoire), ce n’est pas en vertu d’un destin fortuit, mais par l’implacable réaction des instincts sociaux conservateurs sur les indi­vidualités perturbatrices. Que l’innovation com­porte ou non un progrès profitable à tous ulté­rieurement, chaque adaptation à des conditions, à des considérations, à des possibilités nouvelles implique un effort, mais surtout un danger pour l’uniformité rassurante de la masse. Les instincts sociaux poussent la majorité des citoyens à se rallier à des poncifs communs, même absurdes, comme ceux qui servirent pendant la dernière guerre, et à chercher quotidiennement dans le journal inspiré ou censuré les opinions qu’ils devront assimiler pour mieux maintenir l’équi­libre acquis. Les intellectuels eux-mêmes vont demander aux académies ou aux pontifes, non un supplément de lumière, mais une direction affective de tout repos, une croyance qui fera autorité et sur laquelle on pourra se reposer. Ceux qui veulent s’affranchir de ces instincts sur un point y restent soumis sur d’autres : les plus révo­lutionnaires en politique sont généralement les plus conformistes en matière philosophique ou esthétique. Pour cette raison, celui qui ne rentre pas dans une catégorie classée et prévue, avec toutes les particularités de celle-ci, court sociale­ment les plus grands dangers : il aura pour enne­mis les adversaires de sa doctrine principale, mais aussi tous les représentants de cette doctrine, qui ne le trouveront pas assez semblable à eux et le persécuteront pour ces différences. Par sa force négative, ce besoin d’uniformité, comme la masse en mécanique, s’oppose d’abord à tout mouvement, puis, une fois soumise à un mouve­ment, à toute modification de ce dernier.

Pour cette raison, la foule persécute les nova­teurs, avec d’autant plus de cruauté que leur apport est plus fécond, car alors l’inquiétude est plus grande quant à leur influence perturba­trice. Même la jalousie qui se déchaîne contre ceux qui ont un don particulier, un talent spécial, un mérite insigne, n’est-elle pas un effet des ins­tincts sociaux, de leur tendance à égaliser et niveler, beaucoup plus encore qu’un désir de prendre leur place ? Ceci paraît probable si l’on considère que, loin de s’intensifier en proportion de l’inégalité, elle se montre au contraire plus intense pour des différences moindres : l’ouvrier d’usine est plus hostile au petit fonctionnaire, qu’il cherche à abaisser, et plus disposé à s’incliner devant le capitaliste puissant qu’il voudrait traiter comme un père. En vertu de cette ambivalence pour le chef, le peuple est plus disposé à se laisser éclabousser par une « Hispano » que par une « Citroën ».

De même, la rivalité, l’émulation, facteurs qui tiennent une grande place dans la vie sociale, sont plus intenses entre des individus ou des collectivités voisines et semblables. Les peuples voisins sont ceux qui se haïssent le plus vivement ; entre les villages rapprochés subsistent des riva­lités séculaires, tandis que des provinces éloignées peuvent fraterniser ; les querelles sont plus âpres dans les milieux les plus étroits et jamais une guerre entre nations ne remue individuellement une haine aussi intense que la plupart des con­flits familiaux. Ceci revient à dire que l’instinct grégaire est plus sollicité dans le groupe le plus restreint : on se déteste plus entre frères qu’entre cousins.

Le besoin d’uniformité constitue un aspect du sentiment de justice.

La violence que les instincts sociaux déploient dans les groupes contre tout élément perturba­teur, correspond tout naturellement à la violence que l’individu déploie en lui-même contre ses sollicitations asociales et explique la sévérité masochiste avec laquelle beaucoup d’individus répriment en eux-mêmes ce qui n’est pas con­forme au vœu commun. L’effort intense que l’individu doit fournir pour se conformer à la morale courante explique ces mécanismes de compensation selon lesquels les sadiques refoulés deviennent des philanthropes, des militants de la semaine de bonté, les prostituées repenties des zélatrices de paroisse, les fils de valets les soutiens du trône, les déserteurs des propagan­distes patriotes, selon laquelle les programmes généreux groupent des impulsions égoïstes ou vicieuses. En définitive, si les novateurs sont lapidés par la foule, si les héros sont condam­nés et si chacun cache hypocritement des vices sous le masque de la vertu, c’est par l’effet des instincts sociaux, qui jouent aussi bien d’une façon active et agressive sur autrui que d’une façon passive et réfléchie sur le sujet qui restreint lui-même ses tentations.

L’impulsion, de nature sociale, à combattre l’individualisme chez les autres pousse chacun à éliminer de sa propre personnalité ce qui est en désaccord avec le milieu. La pratique de l’origina­lité est souvent une réaction très intellectuelle, donc sans spontanéité, et compense généralement un sentiment plus ou moins inconscient d’infériorité, comme une attitude désespérée. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que les instincts sociaux, par leurs interférences avec d’autres instincts ou surtout avec l’intelligence consciente, se compliquent de réactions antisociales qui ne font qu’en confirmer l’existence primordiale, comme aspect négatif. En général, l’individu cherche à imiter le modèle qui recevra le plus possible l’approbation actuelle ou à venir. Le petit enfant veut ressembler à l’adulte, prendre toutes les apparences du père, et il incorpore si bien cet exemple qu’il finit par se dédoubler et devenir son propre père, faute de pouvoir être déjà le père d’un autre. Tel est le mécanisme de l’introjec­tion : l’individu exerce sur lui-même l’autorité empruntée au modèle paternel. Ainsi se constitue une formation psychique qui peut être intégrée comme sur-moi et entrer en conflit avec le moi réel ou être projetée à l’extérieur dans la con­ception d’un dieu autoritaire et punisseur. De toute façon, elle continuera à exiger des sacrifices.

La nécessité de s’adapter à la vie commune amène les instincts sociaux à freiner énergique­ment les autres instincts. Il est évident que pour réussir à prendre des repas en commun, sans se disputer sauvagement les meilleurs morceaux, mais en acceptant la discipline du partage, l’être primitif doit lutter contre sa férocité et sa convoitise. C’est l’un des rudes apprentissages qui commencent avec le sevrage : l’enfant doit se contenter de ce qui lui est laissé. Il faut bien avouer qu’il y a des familles civilisées chez lesquelles le partage des plats, à table, fait bouillonner de sourdes rivalités. À l’inverse de ce qui se passe chez l’animal, celles-ci demeurent le plus souvent silencieuses, grâce à la culture ; elles sont seulement moins faciles à contenir dans d’autres partages et quand il s’agit d’autres absorptions : les notaires peuvent en témoigner. Mais c’est certainement la sexualité qui subit les plus dures oppositions des instincts sociaux.

Chez l’homme, Freud a voulu rattacher le conflit de ces deux groupes d’instincts aux condi­tions de la vie familiale. L’enfant fixe élective­ment son affection sur le parent de sexe opposé et se trouve de ce fait en rivalité avec l’autre parent, partenaire sexuel du premier. Ainsi la vie conju­gale des parents devient un objet d’inquiétude pour l’enfant, mais la nécessité de rester en paix dans la famille, les dangers de répression en cas de révolte franche (premières conditions de la socialité), obligent l’enfant à refouler l’objet de ses préoccupations. Ces difficultés peuvent s’ag­graver jusqu’à constituer le complexe d’Œdipe le plus typique. Pourtant, ceci n’est pas la seule raison de conflit entre les instincts sexuels et les instincts sociaux, puisque, chez les insectes sans vie familiale, le développement de la socialité entraîne, comme nous l’avons dit, la suppression totale de la sexualité pour presque tous les indi­vidus : il s’agit probablement d’une répartition différente de l’énergie affective, la libido investie dans la sexualité demeurant plus ou moins inu­tilisable à la vie sociale et inversement. Freud prétend que si les groupes humains éprouvent un besoin de soumission et d’amour pour le chef, c’est en raison d’une certaine homosexualité chez les individus mâles, donc en raison d’une limitation et d’un obstacle à la sexualité normale. Ainsi la famille, production de l’amour hétérosexuel, s’oppose à l’état et à l’attachement homosexuel pour le chef, dans la mesure où l’individu est sollicité à, faire passer l’intérêt et la défense du groupe avant les satisfactions qu’il tire de son partenaire sexuel et de sa progéniture.

Même quand il n’y a pas de danger collectif pour imposer un choix et un devoir, rien n’expose à plus de rivalités sociales que la constitution du couple : jalousie des prétendants, approbation des familles, nécessité de constituer un foyer indépen­dant. À la rigueur, quand il s’agit de satisfaire l’instinct digestif, l’individu peut chasser seul, chercher son alimentation dans la nature sans rencontrer ses semblables. Il n’en est plus de même quand il s’agit de trouver ou de conquérir un partenaire sexuel. Aussi, si les hommes peuvent, grâce à la civilisation, s’exposer pour manger, ils éprouvent un impérieux besoin ins­tinctif de se cacher pour l’amour. Les gens les plus simples ne peuvent s’unir sexuellement que la nuit, à feux éteints. L’exhibitionnisme en pareille matière n’est que le renversement patho­logique d’un instinct primitif. De toute façon, qu’il s’agisse d’exhiber ou de cacher ses amours, l’homme ne reste pas objectif, mais une forte réac­tion affective l’émeut, comme plaisir ou comme angoisse. En matière sexuelle, le fait de voir ou d’être vu comporte une interférence des instincts sexuels et des instincts sociaux avec un conflit plus ou moins intense entre ces tendances. La pudeur répond à l’opportunité sociale d’une dissi­mulation. Les hommes ne tolèrent pas le spec­tacle des ébats voluptueux d’un couple quand ils se trouvent dans l’impossibilité d’avoir, en même temps, les mêmes satisfactions ; leur réprobation croît avec leur privation, et c’est une prudence instinctive contre la jalousie agressive d’autrui qui pousse les amoureux à se cacher. La pudeur n’est d’ailleurs pas l’apanage exclusif des hommes, et beaucoup d’animaux domestiques — du moins quand ils ont le moyen d’agir autrement — évitent de s’accoupler devant leurs semblables (parce qu’alors les mâles commencent à se battre entre eux) ou devant les hommes. Ces derniers, d’ailleurs, réagissent avec hostilité : c’est un usage répandu parmi les gens de boutique que de jeter des seaux d’eau sur les chiens qui coïtent, ou séquestrer les animaux en rut. J’ai entendu l’histoire d’un père de famille, pieux et bien pen­sant, qui abattit sa chatte parce que celle-ci, à la saison des amours, avait eu l’inconvenance de manifester son désir d’un mâle. Le plus souvent, on châtre les animaux. Le large usage qui est fait de cette pratique n’est pas toujours justifié par des considérations utilitaires, par exemple pour limiter la reproduction ou avoir des mâles plus paisibles : il répond à un désir de mutilation si instinctif et si obscur qu’on y ajoute d’autres opérations : coupe des oreilles chez les chiens, de la queue chez les chevaux, etc. On observe là le résultat du conflit d’instincts dont nous avons parlé : pour bénéficier de la vie domestique, c’est-à-dire de la société humaine, les animaux doivent, chaque fois qu’il n’en résulte pas un inconvénient matériel pour l’homme, être privés de vie sexuelle.

En réalité, le complexe de castration que la psychanalyse découvre au fond de tout inconscient, comme un élément universel et très puis­sant, tire son importance extrême du fait qu’il résulte d’un conflit primordial d’instincts. Dans son livre sur le Malaise de la Civilisation, Freud insiste sur l’antagonisme de la civilisation et de la sexualité, l’une se développant aux dépens de l’autre. La collectivité socialisée s’oppose de toutes ses forces aux amours de ses membres. On peut même dire que cette espèce de névrose collective qui en résulte et qui crée un conflit sexuel fondamental, commun à tous, résulte de la vie sociale. L’amour devient « tabou » et s’en­toure d’interdictions obsessionnelles ; comme il est impossible de le supprimer complètement, on le rachète par toutes sortes de cérémonies et d’expiations. Les usages campagnards ou autres sont significatifs à cet égard : les mariés doivent offrir à leurs proches un repas copieux, comme pour adoucir leur ressentiment, ce qui ne les empêche pas, d’ailleurs, d’être soumis à toutes sortes de brimades, plus ou moins rituéliques. À ce point de vue, les peuplades sauvages badinent encore moins avec l’amour que nos populations dites civilisées. Il paraît même que le développe­ment de l’intelligence tend à atténuer quelque peu ces conflits instinctifs, socio-sexuels et c’est une rassurante perspective d’avenir, pour résoudre le « malaise-de la civilisation » et échap­per au sort des insectes, c’est-à-dire à la dispa­rition progressive de toute vie sexuelle et à l’hy­pertrophie monstrueuse des exigences sociales. En étendant l’empire du conscient sur l’incon­scient, l’avenir lointain pourra peut-être réaliser le grand- œuvre de perfectionner la vie sociale sans atrophier la vie affective : c’est, du moins, notre seul espoir.

Tels sont les aspects des instincts sociaux. On peut dire que le sentiment de justice résulte de leur apaisement, sous quelque modalité que ce soit. Est sentie comme juste la solution qui résout les conflits avec le maximum de sécurité pour la masse ; celle-ci dépend naturellement d’une foule de facteurs variables, principalement du degré de lucidité consciente des groupes ou des indi­vidus, car plus les êtres sont livrés au mécanisme aveugle de leurs instincts, plus les conflits sont douloureux. Tout conflit de ce genre, donc toute atteinte au sentiment de justice, cause une angoisse d’autant plus profonde que plus incon­sciente. L’angoisse résulte toujours d’une dyshar­monie entre les tendances psychiques de l’être, quand l’une d’elles au moins est inconsciente, car, lorsque le conflit se déroule tout entier sur le plan conscient, il peut y avoir hésitation, regret, crainte, mais non angoisse. Il est évident que, les instincts sociaux possédant une grande puis­sance chez l’homme, les angoisses qui en résultent peuvent atteindre une intensité extrême. Ainsi s’explique le sens moral et ses impératifs caté­goriques. « C’est l’angoisse sociale qui forme le noyau de la conscience morale », dit fort juste­ment Freud.

Pour qu’un homme se sente coupable, il faut qu’une tension existe en lui entre les instincts personnels et les instincts sociaux ; les psychana­lystes disent : entre le moi réel et le moi idéal. Le remords qui en résulte est une sorte d’angoisse, d’origine inconsciente, au moins en partie. Le sentiment de culpabilité peut, en effet, être conscient ou inconscient. Normalement, il de­meure en grande partie inconscient et c’est sous cette forme qu’il est le plus dangereux. Le remords qu’il engendre quelquefois n’est qu’une transposi­tion incomplète sur le plan de la conscience et c’est pourquoi il reste stérile, ne tendant pas à l’amendement, et différant en cela du repentir, plus conscient, plus actif, plus efficace.

L’individu peut refouler sa culpabilité dans l’inconscient. Alors la crainte désagréable d’une réprobation ou d’une sanction se change en un malaise obscur, chronique et intolérable. Cette idée du refoulement n’est pas l’apanage exclusif du freudisme. D’autres auteurs, des philosophes, étaient arrivés à la concevoir. Guyau s’exprime ainsi : « Toute souffrance qui n’a pas une cause réelle dans le monde extérieur et qui n’a pas une raison intelligible dans le monde interne, dispa­raît en prenant conscience d’elle-même… Peut-être, si je m’oublie moi-même, si je me laisse dominer par l’inconscient, alors réapparaîtra le vague souvenir d’un instinct repoussé, le vague sentiment d’une tendance latente contrariée, mais tant que je me posséderai moi-même et que, moi-même, par la conscience, je m’embrasse­rai tout entier, je ne ressentirai ni douleur, ni remords, ni rien de semblable [7]. »

Ainsi le refoulement est un effort pour chasser de la conscience une représentation pénible, mais ce processus ne supprime pas la douleur psy­chique ; il lui fait prendre la forme d’une angoisse plus obscure, plus chronique et plus incurable. Quand ce processus est imparfait, il peut aboutir à deux illusions : projection de la culpabilité sur autrui (victimes expiatoires) ou inversement, introjection en soi-même, par identification, d’une certaine culpabilité appartenant à autrui (rachat des fautes du prochain), mais nous touchons là à des phénomènes qui mènent aux manifestations pathologiques et nous les retrou­verons plus loin.

Normalement, chacun doit lutter sans cesse contre la représentation d’une culpabilité réelle ou contre la tentation de mal faire (culpabilité virtuelle). Le danger d’encourir une sanction sociale l’amène, en cas de fléchissement, à forti­fier les instincts sociaux en lui, en se laissant pénétrer par la terreur de la punition. Ceci s’opère d’ailleurs d’une manière tout à fait automatique et inconsciente. Tout se passe comme si l’incon­scient suggérait des représentations obsédantes qui auraient pour effet de détourner le moi de la faute attrayante. La création d’une image men­tale est un procédé habituel de l’inconscient pour parvenir à ses fins et se calmer lui-même. Dans les représentations du rêve, l’inconscient adoucit l’âpreté de ses désirs inassouvis en les imaginant comblés. Dans la rêverie, la création poétique ou artistique, il vit, avec moins de frais et moins de risques que dans la réalité, son idéal possessif, érotique, créateur ou autre. La même imagination travaille à détendre les exigences des instincts sociaux, et le sujet torturé de tentations asociales se rêve pur, juste, estimé de tous. Ainsi s’écarte-t-il de la culpabilité pour se diriger vers la vertu, du moins par la pensée ; s’il n’a pas la force de le faire en réalité, il s’en donne au moins les apparences et peut, à la fin, se tromper lui-même. La plupart des gens qui font profession d’être plus saints que les autres, bigots en état de grâce; initiés de toutes les sectes, en sont à ce point, et c’est pourquoi tant de vertu, tant de bonnes intentions échafaudées sans fondations, s’effondrent si souvent dans la mesquinerie, quand ce n’est pas l’escroquerie, l’orgie ou le scandale. C’est dans ce procédé qui s’efforce d’accorder le moi au sentiment de justice qu’on voit souvent apparaître le mécanisme de projec­tion : le sujet oublie sincèrement ses fautes ou ses tentations et les attribue tout naïvement à autrui. Quand un vieil époux commence à deve­nir, sans raison valable, jaloux de son conjoint, il y a gros à parier qu’il refoule en lui des désirs adultères : il en reste hanté et il y pense, mais pour les rejeter sur son partenaire. Telle est la source, d’ailleurs inconsciente, involontaire, donc irresponsable, de tant d’hypocrisies humaines. Consolons-nous en considérant que, si révoltantes soient-elles quant au résultat, elles n’en marquent pas moins un effort vers le bien.

Le mécanisme inverse consiste, comme nous l’avons vu, à introjecter en soi la culpabilité d’autrui, c’est-à-dire à se sentir solidaire et comme coupable des fautes réalisées par d’autres (parce qu’on aurait voulu d’une certaine manière les réaliser soi-même). Il n’est rendu possible que par identification, après la découverte d’un trait commun avec les coupables. Il mène à l’idéal de la rédemption et du sacrifice, l’idéal ascétique de Nietzsche [8], conception évidemment plus sym­pathique que l’hypocrisie de la projection et d’une valeur spirituelle singulièrement différente sans doute, mais bien symétrique quant aux processus psychiques mis en jeu ; dans les deux cas, il s’agit d’un effort des instincts sociaux pour réaliser le sentiment de justice.

Parmi les représentations que l’inconscient suscite pour échapper aux sollicitations asociales, un des plus importants processus consiste à s’ima­giner être la victime chaque fois qu’on serait tenté d’être l’agresseur. Ici, le renversement de la situa­tion a pour but de satisfaire aux exigences des instincts sociaux et du sentiment de justice, Il s’opère par identification à la victime. Certains moralistes ont voulu faire de cette sympathie la base de tout altruisme et de toute justice. Surve­nant trop tard après la faute, elle inspirerait au moins le repentir au criminel et ses résolutions de ne plus pêcher ou de réparer le mal ; se formant à temps, elle préviendrait la faute et mettrait à l’abri des réprobations de l’entourage. L’identi­fication n’est possible que lorsque l’individu découvre un certain nombre d’analogies entre la victime et lui ; inversement, la notion d’une diffé­rence importante l’empêche de se produire. Les hommes n’éprouvent le plus souvent ni pitié ni sentiment de devoir envers les animaux ; les Américains lynchent les nègres avec la même absence de scrupules que les tsaristes d’avant-guerre massacraient les juifs dans les pogroms, puisqu’ils se sentent différents quant à la forme, quant à la couleur, quant à l’habit, quant à la langue. Au contraire, quand l’agresseur sent sa similitude avec la victime, l’image du talion s’im­pose à son esprit pour le retenir préventivement ou le hanter comme un remords. À vrai dire, cette représentation du talion ne résulte pas seulement d’une sympathie sentimentale, mais aussi d’un calcul, car avant d’attaquer, chacun doit mesurer ses forces et envisager la possibilité d’un échec qui fera de lui la victime. De ce point de vue encore, pareille représentation n’est possible que si la personne visée est de force égale, donc capable des mêmes cruautés, et c’est pourquoi le remords du talion ne touche pas les consciences simples pour injure à un inférieur inoffensif : le cuisinier n’ima­gine pas que l’anguille pourrait le dépouiller vivant, puisque la chose est impossible ; n’ayant donc pas de crainte, il n’a pas non plus de pitié.

L’image de l’agression renversée remplit ainsi un rôle particulièrement important de frein sur les impulsions antisociales. Elle s’élabore souvent dans ce but et, une fois constituée, peut devenir obsédante jusqu’à se transformer en actes d’auto­punition. Le besoin de souffrir, si souvent mani­festé par les hommes, qu’ils soient ascètes, fana­tiques religieux, marabouts, aïssaouas, fakirs, pénitents de toutes confessions, qu’ils soient masochistes comme tous ces pervers de l’érotisme qui ont besoin de fouets, d’injures, d’ordures d’humiliations, ou qu’ils soient simplement ces gens médiocres, compassés dans une morale inhumaine, inhibés dans tous leurs élans et toutes leurs joies, puritains tristes qui réprouvent la jeunesse et l’amour, « bourgeois » dont tous les sentiments sont soumis aux comptes de banque ou aux actes de notariat, hypocrites de toutes conditions qui combattent la vie pour dresser des autels aux pourritures de la mort, ce besoin de souffrir trahit toujours des impulsions mal­faisantes non consciemment ni volontairement réprimées, mais refoulées inconsciemment et auto­matiquement, donc ignorées et renversées sur le schéma général du talion. Ces impulsions malfai­santes, se heurtant aux instincts sociaux, subis­sent un choc en retour et aboutissent à une autopunition, tant il est vrai que l’image du talion tend à se convertir en réalité. Comme l’obsession est soulagée par la réalisation, de même l’angoisse prend-elle fin quand la punition est consacrée. C’est pourquoi certains criminels vont se constituer prisonniers ou se laissent prendre sans se cacher et pourquoi tous subissent, dans le fond de leur conscience et proportionnelle­ment au développement de leur socialité, un malaise intense et chronique qui ne disparaît que le jour où une catastrophe vient réaliser à leurs yeux la compensation méritée, donc la justice.

Tel est le sentiment de justice. Quand un chien a commis une faute à la chasse et sait qu’il sera châtié d’un coup de fouet, on le voit, replié et inquiet, venir au devant de sa punition puis manifester, immédiatement après, une joie exultante. Les enfants agissent souvent d’une manière analogue auprès de leurs parents : ils réclament la punition plus vite pour échapper à l’angoisse de l’attente. Les adultes imaginent quelquefois que Dieu ordonne leurs pénitences et ils attendent le malheur : sur cette base réelle les épreuves judiciaires dont nous avons parlé prenaient quelque valeur. Quand le sadisme s’épa­nouit chez l’homme, c’est que le frein des instincts sociaux ne fonctionne pas ; sinon, c’est le masochisme qui se manifeste, cette résultante étant un gage de moralité, donc de socialité.

Il s’agit ici d’un masochisme moral, non sim­plement érotique, qui peut prendre des formes si détournées et si subtiles que la psychanalyse seule le décèle, mais en le découvrant on est frappé de son intensité : « La souffrance, dit Freud, délie le moi des impulsions inhibitrices du surmoi. » On comprend que si longtemps les hommes aient cherché dans les douleurs, pour eux et pour les autres, l’expiation de la culpa­bilité.

Nous trouvons ici l’explication de ce besoin éperdu de justice qui empreint l’humanité : ce n’est que la réalisation collective des images freinatrices conçues par chacun. Tout individu exige la punition des coupables comme une démonstra­tion exemplaire à opposer aux impulsions qu’il refoule en lui-même et pour n’avoir pas envie de s’identifier au malfaiteur. En outre, ces châti­ments satisfont à un besoin de vengeance et aussi à un désir de protection personnelle contre le criminel devenu un danger commun. Enfin, ils satisfont à un goût sadique incontestable : les hommes aiment voir souffrir et mourir, pour mieux se sentir vivre. Lorsque les exécutions capitales étaient publiques, la foule s’y ruait comme à une fête. Il n’est d’ailleurs pas besoin que le sang répandu soit coupable pour que nos contemporains viennent le flairer. S’ils font des kilomètres pour contempler les restes d’une catastrophe, s’ils stationnent longuement devant le lieu d’un drame, s’ils lisent les faits-divers ou s’abonnent aux journaux policiers, ce n’est certes pas en vertu de tendances louables, mais en vertu des tendances les plus asociales et les plus malfaisantes. Les tribunaux donnent aussi un ali­ment à ces bassesses.

Quoi qu’il en soit, ce besoin de justice sociale, ce sentiment qu’Alexander et Staub appellent gerechtigkeitsgefühl; correspond à la nécessité de combattre les impulsions antisociales. Toute injustice, tout abus de pouvoir, amène les masses à s’identifier avec la victime, à s’intéresser à son sort, en même temps qu’elle rompt le contrat social. D’autre part, l’homme façonné par la société éprouve, en ce qui le concerne personnel­lement, le même besoin de sanctions et tend obscurément à les réaliser : tel est le sentiment du remords qui peut, dans certains cas, s’exagérer jusqu’aux formes les plus monstrueuses et aboutir aux plus cruelles situations.

Il nous faut maintenant, pour en mesurer l’im­portance, examiner ces formes pathologiques.

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1 FREUD. Essais de Psychanalyse. Paris (fayot), 1927, p. 48.

2 HESNARD. La vie et la mort des instincts. Paris (Stock), 1926, p. 10.

3 Communication au Congrès psychanalytique internatio­nal d’Oxford (juillet 1929).

4 Instinct d’inhibition. Mém. remis à la Société française de Psychanalyse le 10 février 1930, publié dans la Rev. Franç, de Psychan., no 3, 1930.

5 TROTTER. Instincts of the herd in peace and war. London, 1916.

6 FREUD. Essais de Psychanalyse, Paris (Payot), 1927, p. 145.

7 GUYAT, Morale anglaise contemporaine.

8 Cf. NIETZSCHE. La Généalogie de la Morale, Paris, 1900.