Jean Chevalier
La mort et son enjeu

La mort, dit-on, est devenue bavarde. Jamais autant d’articles et de livres ne lui ont été réservés. Et pourtant, tout concourt aujourd’hui à écarter sa présence : science et médecine guérissent ou réaniment le comateux, prolongent la vie, font rêver d’immortalité terrestre ; en attendant, on meurt à l’hôpital dans l’anonymat, on supprime le deuil, on inhume à l’écart. La mort des grands se transforme en un glorieux spectacle : rappelons-nous les funérailles d’un Churchill…

(Revue Question De. No 27. Novembre-Décembre 1978)

La mort, dit-on, est devenue bavarde. Jamais autant d’articles et de livres ne lui ont été réservés. Et pourtant, tout concourt aujourd’hui à écarter sa présence : science et médecine guérissent ou réaniment le comateux, prolongent la vie, font rêver d’immortalité terrestre ; en attendant, on meurt à l’hôpital dans l’anonymat, on supprime le deuil, on inhume à l’écart. La mort des grands se transforme en un glorieux spectacle : rappelons-nous les funérailles d’un Churchill ou, récentes, celles de Paul VI. Les morts lointaines ou massives, séismes, inondations, guerres, guérillas, déraillements, chutes d’avions, naufrages, collisions se muent aussi en spectacles ou en abstractions : elles éveillent tout au plus, avec le goût de l’image, un sentiment de solidarité humaine. Leur fréquence quasi quotidienne sur les ondes, les écrans, les journaux finit par les banaliser. La violence même contribue à réduire la mort à un accident. Elle n’atteint plus en profondeur, tout tend à endormir l’angoisse. Si le discours abonde, comme l’image, c’est encore pour exorciser l’angoisse ou s’assurer qu’elle est bien maîtrisée. Une attitude moderne de dénégation s’oppose ainsi à l’inexorable, à l’inéluctable, à l’irréversible soit par un vague espoir d’en triompher un jour, soit par refus d’admettre la réalité d’une perception traumatisante.

C’est tenter de mieux comprendre et nous-mêmes et notre temps que de parcourir quelques-uns des livres les plus récents et les plus significatifs sur la mort.

L’HOMME DEVANT LA MORT de Philippe Ariès (Paris, Seuil, 1977)

L’homme devant la mort, de Philippe Ariès, est l’œuvre principale, jamais parue, sur l’évolution des idées, des attitudes, des rites concernant la mort, du Moyen Age à nos jours. Elle se limite toutefois à l’Occident, surtout au monde latin et au monde anglo-saxon, et particulièrement à la France. On souhaiterait un livre analogue sur l’Asie, avec toutes les différences qui séparent les univers culturels de l’Inde, de la Chine, du Nord, du Moyen-Orient islamique et de l’Extrême-Orient. Grâce à la remarquable étude de L.-V. Thomas, Anthropologie de la mort (Paris, Payot, 1975), on connaît mieux les peuples africains, les croyances, coutumes et pratiques qui les distinguent de celles d’Occident. La synthèse sur l’homme devant la mort reste donc à écrire. Le titre de l’ouvrage de Philippe Ariès dépasse son champ d’investigation et ne doit pas donner à croire que l’homme se réduit à l’Occidental. Il est cependant permis de penser que la profondeur des analyses atteint ici ce qu’il y a d’universel dans l’homme.

D’autre part, quand on choisit certains traits pour caractériser une époque ou un milieu, on ne les considère pas comme exclusifs. Certains d’entre eux peuvent se vérifier en d’autres temps et d’autres secteurs. C’est leur prédominance socio-psychologique, leur place dans un ensemble, leur extension quantitative qui les rendent significatifs et distinctifs.

Ces réserves faites, observons l’extraordinaire variété et le nombre des documents étudiés par Philippe Ariès : littéraires, iconographiques, épigraphiques, rituels, etc. Paroles, gestes, œuvres, cérémonies, tous les signes et symboles sont analysés pour cerner le conscient et l’inconscient, le dit et le non-dit, en relation avec la mort. Plus de vingt années de recherches et de réflexion. Afin de classer cette richesse disparate, produite durant deux millénaires, l’auteur emprunte à Edgar Morin et à Vladimir Jankélévitch quelques idées directrices, en particulier celle-ci : l’attitude devant la mort varie avec les degrés de la conscience qu’a un être humain de son individualité. D’où, en face de chacun de ces documents, quatre questions : que révèle-t-il sur la conscience de soi, sur la croyance en une survie, sur les mesures sociales de défense contre la mort, sur le sentiment de l’existence du mal ? Les variations et combinaisons de ces quatre paramètres autorisent à discerner schématiquement cinq modèles historiques d’attitudes.

Dans une société traditionnelle, où l’individu vit en étroite solidarité avec son groupe, la mort physique est acceptée sans drame, comme une des phases d’un cycle communautaire (« nous mourrons tous » : la mort apprivoisée). Le défunt continue d’appartenir à son groupe, comme un futur réincarné, un endormi, un conseiller, un protecteur ou un acteur invisible, dans un système de relations réglé soigneusement et ritualisé. La mort est éprouvée sans doute comme un malheur, mais un mal inséparable de la condition humaine et indispensable au renouvellement social.

Vers le XIe siècle, une conscience de soi plus aiguë s’éveille, d’abord chez les lettrés, puis se répand : la destinée personnelle devient plus préoccupante que le destin collectif (la mort de soi et l’assurance pour l’au-delà). Le dualisme du corps, qui va se décomposer, et de l’âme, vouée à l’immortalité, s’accuse. Des mesures sont prises pour assurer à l’individu une éternité bienheureuse, une théologie des fins dernières se développe. L’heure de la mort, qui fixe à jamais le sort d’une âme, devient pathétique. Le phénomène naturel prend l’allure d’un drame éthique qui se joue entre le péché, le repentir et la grâce. Le macabre apparaît dans les arts et les cérémonies.

Au XVIe siècle se prépare une évolution qui se manifestera surtout au XVIIIe siècle (la mort ensauvagée). La mort est perçue comme une violence de la nature, une attaque sauvage et sournoise, un défi de l’irrationnel lancé à une raison qui entreprend de fonder le progrès sur la science et de frayer la voie au bonheur, cette « idée neuve ». La peur d’une mort imprévisible, menaçante, indomptable, qui contrarie sans pitié le goût de vivre, devient panique et, pour la première fois, se diffuse la terreur d’être enterré vivant.

Au XIXe siècle, l’essor de l’ère industrielle s’accompagne paradoxalement d’une nouvelle vague de sensibilité. Entre l’appartenance à l’espèce (« nous mourrons tous ») et la conscience d’une destinée personnelle (la mort de soi), après la révolte panique contre l’irrationnel (la mort ensauvagée), intervient le sens romantique de l’Autre (la mort de toi), qu’exaltent une affectivité libérée et le culte de l’amour-passion. Ce qui devient intolérable, c’est la séparation de l’être aimé, non plus le fait de mourir soi-même. Bien plus, la mort, quasi personnifiée, se drape du manteau d’une libératrice, qui vous emporte dans ses plis loin de cette vallée de larmes. Une esthétique de la « belle » mort se forme et l’emporte sur les aspects naturels, éthiques, contradictoires, qui prédominaient aux siècles précédents. Les représentations de l’Enfer, du Paradis, du Purgatoire, qui pâlissaient depuis trois siècles dans les consciences jusqu’à s’effacer, cèdent la place à un autre symbole : le lieu des retrouvailles, là où se rejoignent les vives affections nées sur terre.

Mais voici qu’un bouleversement se produit : la mort inversée. C’est notre temps : celui du camouflage. Les croyances en un au-delà ont disparu, ou presque ; l’espoir en un salut terrestre, immortel, obtenu par les progrès de la science, recule devant les périls qui, au contraire, s’annoncent ; la présence de la mort, écartée du foyer familial et de la rue, se réfugie dans les hôpitaux et dans les cimetières suburbains. La mort est occultée ou banalisée. Les nombreux écrits qui lui sont réservés depuis quelques années la traitent comme un objet d’études médicales, psychologiques, statistiques, la situant comme une sorte d’étrangère au sujet qu’elle menace pourtant au premier chef. Les jeux des symboles, dans lesquels la personne et la communauté se sentaient impliquées, se sont écroulés dans le silence ou l’insignifiance. La mort n’est plus qu’un accident, une déchirure dans la trame des jours.

Ces rapides esquisses sont infiniment nuancées dans l’œuvre de Philippe Ariès et illustrées de tableaux exemplaires. C’est miracle que de cette multitude d’observations aient pu se dégager quelques lignes de crêtes et s’ouvrir un panorama psychologique du plus grand intérêt.

LA MORT A PARIS de Pierre Chaunu (Paris, Fayard. 1978)

C’est d’une recherche analogue, mais plus limitée que témoigne Pierre Chaunu dans la Mort à Paris, XVIe, XVIIe, XXVIIIe siècles. Sous sa direction, des étudiants d’un de ses séminaires, à la Sorbonne, ont dépouillé plus de 10000 testaments, 1500 inventaires après décès, conservés au Minutier central des notaires parisiens ; ils ont consulté des milliers d’estampes et toute une littérature. Le professeur s’efforce dans ce livre à une synthèse de ces travaux. Pour ne pas se perdre dans une telle masse documentaire, il est indispensable, comme l’a fait à sa manière Philippe Ariès, de se fixer, sinon une grille d’analyse, du moins des termes de référence. La référence méthodologique pour Pierre Chaunu se trouve dans les études de Michel Vovelle, qui a examiné de façon exemplaire des milliers de testaments, « méditations au bout de la vie », dans le Sud-Est de la France. La référence idéologique, c’est la mort chrétienne, par rapport à laquelle il pourra situer l’évolution des idées, des sentiments et des mœurs.

A l’étude de la mort chrétienne est réservée la première partie, soit un tiers du livre. L’Ancien et le Nouveau Testament des théologiens et des philosophes du 1er au XXe siècle sont cités et commentés, dans un ensemble riche de connaissances, mais alourdi de redites, prolixe et désordonné. Trop et trop peu ! L’une des idées centrales et des mieux mises en relief, des plus importantes aussi, car elle éclairera toute la suite du livre, c’est la distinction entre deux conceptions chrétiennes de l’eschatologie, qui commandent deux attitudes différentes devant la mort.

Une première eschatologie, encore sous l’influence de l’Ancien Testament et, d’ailleurs, assez flottante, envisage après la mort, pour les méchants, soit une disparition définitive et totale, soit une survie ténébreuse ; pour les justes, une période de dormition, jusqu’au Jugement universel, à la Résurrection et à l’avènement du Nouveau Royaume. C’est l’homme total, corps et âme, qui est ainsi considéré, aucune activité particulière de l’âme sans corps n’étant concevable dans cette situation indéterminée entre le temps de la mort et la résurrection pour l’éternité.

Mais, à mesure que la venue du Royaume s’éloigne dans un futur indéfini et que se développe la conscience de la personnalité humaine, une seconde eschatologie émerge d’une obscure tradition et s’affirme avec éclat. Le Jugement universel devient le Jugement dernier, car il est précédé par un Jugement particulier, prononcé par Dieu immédiatement à la mort de l’être humain et aussitôt suivi de la sanction. Le dualisme platonicien, corps-âme, reprend toute sa vigueur. Toute une théologie sur la vie des âmes séparées s’élabore, les spéculations sur le Paradis et l’Enfer se précisent, la notion de Purgatoire, antichambre du Paradis ou substitut adouci de l’Enfer, développe toutes ses conséquences : prières pour les morts, indulgences, legs pour la célébration de messes (par milliers) en faveur du défunt, etc. Les testaments prévoient le maximum pour adoucir et abréger les peines du Purgatoire. Rien de plus saisissant que la répercussion de ces idées sur les sentiments mêlés de crainte et d’espérance, sur les décisions des mourants à la fois généreuses (envers le clergé) et égoïstes (pour le salut personnel), sur les pratiques culturelles, sur la structure même de l’Eglise. La rupture de la Réforme et de la Contre-Réforme est en partie liée à cette évolution de la pensée chrétienne sur la mort et l’au-delà. Pierre Chaunu excelle, en grand historien, à manifester ces interactions.

Pourquoi, se demandera-t-on, Paris est-il pris pour épicentre de ces bouleversements ? Ce n’est pas seulement pour la nécessité de limiter un champ d’observation trop vaste. Dans la période envisagée, du déclin de la Renaissance italienne à l’essor du Royaume-Uni, Paris est la première ville d’Europe, le principal foyer de rayonnement de la chrétienté, le point de convergence et de départ des idées et des mœurs. De plus, « Paris a possédé le plus bel état civil ancien… de même que la plus ancienne mercuriale ». Bref ! le paradis des notaires… et un prêtre pour mille habitants, juste avant la Révolution ! Paris est un miroir, reflétant des images qui dépassent de loin son cadre. Tous les témoignages analysés gravitent autour de ces conceptions eschatologiques, partagées ou rejetées, de l’obsession du jugement particulier et du Purgatoire au scepticisme du jouisseur, pour qui les réalités du présent prévalent sur les incertitudes de l’au-delà, jusqu’à la réapparition d’une sourde inquiétude et à la fascination romantique de la mort.

De cette savante étude il ressortirait qu’aucune anthropologie de la mort n’est élaborée, ni même possible, d’un point de vue purement philosophique. Toutes les attitudes ici décrites se réfèrent en effet à une révélation, admise ou niée, ainsi qu’aux croyances et aux pratiques qui en découlent. Une culture n’échappe pas en trois siècles à une emprise symbolique plus que millénaire, dont les mentalités restent imprégnées. Même quand les croyances religieuses s’expriment en un langage étoffé de concepts philosophiques, elles ne visent qu’à traduire et à interpréter une révélation divine. Il faudrait pouvoir se dégager de ce cadre culturel historique pour tenter de définir une anthropologie de la mort, rationnelle et positive, allégée de toute incidence ou implication religieuses. Mais ne serait-ce pas abandonner le domaine des faits pour verser dans une abstraction sans lien avec la réalité ?

MORT ET POUVOIR de Louis-Vincent Thomas (Paris, Payot, 1978)

Edgar Morin (L’homme et la mort, édition revue et augmentée. Paris, Seuil, 1976 – 1re édition : 1951). et Louis-Vincent Thomas (Anthropologie de la mort. Paris, Payot, 1975) ont tenté cependant cette démarche, cette prouesse qui, à travers l’histoire, la psychologie, l’ethnologie, et au-delà, vise à « une science totale qui nous permettra seule de connaître simultanément la mort par l’homme et l’homme par la mort ». En dépit des critiques, leurs livres représentent, avec ceux de Philippe Ariès, les contributions les plus importantes, encore qu’ils les déclarent inachevées, de ces dernières années à l’étude de « ce que l’on sait et croit sur la mort ». Dans un petit volume paru ces jours-ci, Mort et pouvoir, L.-V. Thomas reprend et développe une idée qui perçait déjà dans son Anthropologie. Non seulement la mort dispose d’un pouvoir de régulation, de renouvellement et de métamorphose sur la société, mais elle sert de théâtre d’opération et d’instrument à la société, pour que celle-ci exerce son pouvoir. Notre société, écrit-il, est à la fois « nécrophage et mortifère », elle dissimule la mort et elle l’apporte. Que le pouvoir veille à garantir la sécurité publique, à prévenir ou à gagner les guerres, à améliorer l’équipement hospitalier, à équilibrer la démographie, à surmonter les conflits économiques, sociaux et politiques, c’est la mort qui plane sur ses décisions. S’il n’est pas obéi, en effet, la vie individuelle et la vie collective se trouvent menacées. Comme il est aisé de jouer sur l’angoisse de la mort ! Vie, progrès, liberté, slogans du pouvoir, hochets d’une immense mystification. « Point de salut hors des normes qu’il propose… Le chantage à la vie rejoint le chantage à la mort… Il y a des mots qui tuent, au moins symboliquement… (Les discours) par l’intimidation, la persuasion ou la séduction peuvent introduire un rapport de domination. Domination qui ne va pas sans la destruction plus ou moins partielle de l’autre… » Quelle illusion de prétendre, pour maîtriser la mort, maîtriser le monde ! « Par une absurde involution, la civilisation technoscientifique qui se fonde sur la négation de la mort sème la mort partout. » Si l’homme est un être-pour-la-mort, comme le rappelle Jacques Lacan, après Heidegger, la société actuelle n’est-elle pas aussi un être collectif-pour-la-mort ?

Déjà, les maîtres penseurs avaient discerné un lien indissoluble entre la raison, le pouvoir et la mort (Voir mon article sur les nouveaux philosophes et en particulier, l’analyse du livre de Glucksmann : les Maîtres penseurs). Mais, si la vie humaine ne peut se développer qu’en société, et si la société ne peut subsister que sous une autorité, qui serait par essence mortifère, dans quelles contradictions la condition humaine n’est-elle pas enfermée ! Nos brillants anthropologues, quand ils touchent à la politique, excellent à en dénoncer les méfaits et les menaces. Mais pour surmonter ou prévenir ces dangers, quelles solutions proposer, qui ne mettraient pas à leur tour en péril le progrès, la liberté et la vie ?

LA VIE APRES LA VIE du Dr Raymond Moody (Paris, Laffont, 1977)

Pourra-t-on jamais réaliser ou dissiper le rêve d’immortalité ? Le succès mondial de son livre La vie après la vie a incité le Dr Raymond Moody à lui donner une suite, Lumières nouvelles sur la vie après la vie (Paris, Laffont, 1978). Ce second livre n’apporte guère de lumière nouvelle. Il résume et discute des réactions suscitées par le premier. C’est une tendance contagieuse chez certains auteurs d’écrire des livres sur les effets de leurs précédents livres ou sur leur manière d’écrire. Dans une Introduction, Paul Misraki confirme ici que les souvenirs d’« après la vie », consignés dans le premier livre ne prouvent aucunement « la permanence de la conscience après la mort du corps ». Néanmoins, beaucoup de personnes ont trouvé dans ces témoignages des raisons de croire ou d’espérer. Ils facilitent la transition, en donnant aux derniers moments un aspect moins effrayant.

D’autres récits, d’une égale portée, s’ajoutent ici aux premiers ainsi que des références à d’autres auteurs : Larcher, Kübler-Ross, Carl G. Jung, Pierre Bockel, qui montrent que ce domaine de recherches n’en est ni à sa première, ni à sa dernière exploration. Misraki soulève à ce propos le problème du « double », un « double » qui serait capable de connaître une vie différente de celle du corps « propre », mais qui impliquerait le même sujet. S’il a hanté les esprits depuis les temps les plus lointains, dans l’antique Egypte et au Tibet par exemple, le « double » n’est pas une divagation de poète ou de romancier. Rejeté par le scientisme, il fait aujourd’hui l’objet d’études sérieuses, tant en France qu’à l’étranger, notamment aux Etats-Unis et en U.R.S.S. Misraki en chercherait même une analogie dans la théologie thomiste du « corps glorieux », nom donné aux corps ressuscités dans la grâce, parce qu’ils seraient subtils, agiles et lumineux, distincts cependant des esprits purs et gardant une certaine matérialité. Certains physiciens modernes n’en viennent-ils pas à considérer la matière comme une forme de l’énergie, une dégradation de la conscience-énergie ? (Voir mon commentaire sur le livre du Dr Thérèse Brosse : la Conscience-Energie, Ed. Présence).

Les pères Martelet et Oraison sont égratignés, en passant, parce qu’ils croient pouvoir abandonner le dualisme du corps et de l’âme « sous l’influence conjuguée des sciences de la nature et de l’histoire », afin d’élaborer une nouvelle théologie d’après la mort, plus conciliable apparemment avec les anthropologies fluctuantes du jour. Ils oublient que le concordisme avec les théories scientifiques n’a jamais bien servi ni la théologie, ni la philosophie, ni l’exégèse.

Dans ce nouveau livre, comme dans le premier, le Dr Moody reconnaît loyalement que les sujets dont il publie les témoignages ont seulement « passé par une mort apparente d’une durée particulièrement longue… Aucun de ces malades n’a pu être officiellement tenu pour mort ».  Aucun électro-encéphalogramme n’a été pratiqué sur eux, car il s’agissait toujours de cas d’extrême urgence, ne permettant pas, faute de temps, d’installer les appareils. Bien que ce contrôle ne soit pas absolument décisif, il eût rendu moins abusive, s’il avait donné un tracé durablement plat, l’expression du titre : « après la mort ». Des déclarations de ces personnes qui sont allées jusqu’au bord de l’abîme, le Dr Moody dégage une quinzaine de thèmes, dont au moins huit se retrouvent, en des combinaisons variables, dans chaque témoignage. En dépit du caractère inexprimable de l’expérience elle-même, des souvenirs, des impressions affleurent : calme et paix, séparation du corps, prononcé d’un jugement, traversée d’un tunnel obscur, apparition d’un être de lumière, film panoramique de la vie, etc. Les témoins avouent qu’à la suite de leur expérience des changements se sont produits dans leur comportement, qui s’est amélioré, dans leurs perspectives sur la mort qui a perdu son aspect effrayant.

L’auteur signale des concordances entre ces témoignages et certains passages de la Bible, des dialogues de Platon, du Livre des morts tibétain et des révélations de Swedenborg. Il ne semble pas qu’il y ait eu la moindre influence de ces œuvres sur les déclarations des rescapés. L’explication de cette convergence, par des causes naturelles (drogues, physiologiques, neurologiques, psychologiques) se révèle aussi insuffisante aux yeux de l’auteur. On se trouverait donc en présence d’une expérience typique, dont la répétition pose au moins un problème. Le Dr Moody redit en conclusion que ces témoignages ne prouvent pas le bien-fondé de l’antique croyance à la survie après la mort, mais qu’ils sont de nature, par leur sincérité et leur unanimité, à calmer « l’angoisse humaine universelle devant le mystère de la mort » et peut-être à orienter la psychothérapie vers des voies nouvelles.

LA MORT EN SURSIS du Dr Broussouloux (Paris, Tchou, 1978)

Dans La mort en sursis, le Dr Broussouloux, ayant retracé les progrès de l’utilisation du froid, en médecine et en chirurgie, en vient au problème essentiel de la cryogénisation : pourra-t-on survivre grâce à la médecine du froid ? Pour dissiper au préalable toute illusion, il observe, jusqu’à présent, que seuls des cadavres ont été congelés et préservés ainsi de la décomposition. En plus perfectionné, le froid s’apparenterait aux techniques d’embaumement ou de momification. On reste encore loin du rêve d’immortalité. Pour congeler un vivant et le dégeler ensuite sans dégât, après un laps d’années plus ou moins long, il faudrait pouvoir abaisser et maintenir chaque organe, chaque type de tissus cellulaires, à des vitesses et à des degrés variables de refroidissement, propres à chacun d’eux, car le cœur, les reins, les nerfs, la moelle, etc., ne supportent pas les mêmes températures, ni les mêmes cadences de changement. A supposer que des techniques raffinées y parviennent, quel serait le résultat ? Aucune expérience n’a répondu. Et l’on peut imaginer toutes les conséquences d’un retour à la vie vingt, trente, cent ans après la mort de nos parents, conjoints, enfants, amis, etc., de trente ans plus jeunes que nos enfants ! La science-fiction s’en donne à cœur joie.

Il est plus intéressant d’examiner les motifs qui inciteraient une personne à se faire congeler si elle en avait les moyens financiers. Le Dr Broussouloux ne décèle dans ces motifs qu’« une prodigieuse régression ». L’appareil même de la cryogénisation, un cylindre et un liquide, trahit symboliquement le « regressus ad uterum ». Il n’y aurait dans ce désir que les apparences de l’audace ou de la curiosité.

On n’obtiendrait au mieux qu’un délai avant l’irréversible. L’espoir qu’une maladie incurable aujourd’hui pourrait être guérie dans dix ou vingt ans, à supposer que ce délai puisse être obtenu par la cryogénisation, ne ferait que reculer l’heure de l’affrontement définitif. Chez ceux qui désirent aujourd’hui que leur cadavre soit congelé, l’auteur discerne, plus ou moins confondus, un souci de préserver leur corps de la dégradation physique, un refus de la réalité, une fuite en avant, une démarche négative, une preuve d’irresponsabilité et, sous-jacent, « l’espoir un peu fou de revivre ». Il a interrogé à ce sujet plusieurs personnes. La plupart y voient un signe d’immaturité, propre à ceux qui sont incapables de s’assumer, d’affronter aujourd’hui leurs problèmes et repoussent toujours à demain leur solution. Cette façon de lutter contre l’angoisse suprême ne fait que l’entretenir et dissimule un irréductible refus de la réalité, de la mortelle condition humaine. Elle révèle en fait une fondamentale inadaptation à la vie.

De nombreux autres sujets seraient à examiner, en liaison avec la mort, tels que l’avortement, l’euthanasie, l’acharnement thérapeutique, le suicide, la thanatopraxie, etc. Chacun d’eux exigerait une chronique spéciale. Si graves que soient les problèmes moraux, médicaux, juridiques qu’ils soulèvent, l’enjeu principal est toujours le même. C’est celui que révèlent les attitudes fondamentales évoquées ici : la mort d’un être humain entraîne-t-elle, aussitôt ou progressivement, la disparition totale d’une personnalité ? La réalisation ou la promesse d’une telle personnalité, construite par l’amour et la connaissance, sombrera-t-elle dans le néant ?

Car ce n’est pas vivre que de survivre, par ses œuvres seulement et un moment… Et comment la durée limitée d’une vie, si bien remplie fût-elle, pourrait-elle déterminer un destin éternel ? La réponse échappe aux données de l’expérience. La raison ne peut émettre que des conjectures. La foi seule affirme. Mais tant de mythes l’ont obscurcie ! Elle s’est dissoute en tant de rêves ! Et elle ne dissipe pas l’inquiétude : « Mon cœur est sans repos, disait saint Augustin, tant qu’il ne repose pas en toi. »

Jean Chevalier