Jacques Rayen
Regards

En lui-même, l’Univers n’a guère de sens
mais à chaque seconde de notre vie
nous lui donnons sens
grâce aux sens qu’il nous a donné…

(Revue Voir. No 10. Printemps 1984)

Un Univers sans regard ne pourrait se voir

et serait donc invisible

Sans oreille, il ne pourrait s’entendre

et serait silence

Sans nez, il ne pourrait se sentir

et serait inodore

Un Univers qui ne peut se toucher n’a pas de peau

Et ainsi de suite…

Nous sommes peu de chose, certes

mais combien il est surprenant de penser

que sans nous

et sans tous ces êtres

qui volent, rampent et nagent

l’Univers serait invisible, inodore, insipide

et pour tout dire

n’aurait aucune existence sensible

En lui-même, l’Univers n’a guère de sens

mais à chaque seconde de notre vie

nous lui donnons sens

grâce aux sens qu’il nous a donné…

Et voilà pourquoi en chacun de nos regards,

c’est tout l’Univers qui se recrée

Et en chacune de nos caresses

mille siècles se compriment

Dans la chaleur d’un corps que l’on serre contre soi

il y a tout l’étonnement

d’un Univers qui se découvre

et s’émerveille d’avoir créé la chaleur

Une peau que l’on touche est le rappel,

toujours nouveau et déconcertant,

que cette peau « étrangère » n’a d’existence

que parce que quelqu’un (nous, en l’occurrence)

la révèle en la touchant

Le parfum d’une rose ne serait pas

sans un nez pour le déchiffrer

Sans nez, il n’est que molécules chimiques,

imbriquées en de complexes combinaisons.

Approchez-vous en, respirez profondément,

et vous voilà en contact

avec un des mystères de l’Univers

« En contact » est une expression imparfaite.

En réalité, vous êtes le révélateur de ce parfum.

Sans vous, il n’existe que potentiellement.

Il n’y a que molécules, mais pas de parfum.

Il pourrait se révéler important que vous compreniez

que vous êtes le créateur de ce parfum

Si ce parfum vous en révèle plus

sur les profondeurs de l’Univers que vos dix,

quinze ou vingt années

d’apprentissage scolaire,

il est donc clair,

puisque vous en êtes le créateur,

qu’il ne fait que vous révéler

ce que VOUS êtes.

On pourrait en dire autant

de toutes les autres fleurs de l’Univers

(fleurs extraterrestres y comprises)

Mais pourquoi se limiter aux fleurs?

Vous êtes davantage,

plus que le maître parfumeur du jardin cosmique:

le fait – notable – est que vous créez

la totalité de l’Univers sensible qui vous entoure

avec ses étoiles, son soleil,

ses fleurs, ses chats et ses gens

Et tous ces mystères,

tout comme le parfum de la rose,

ne font, à tout bout de champ, que vous révéler

ce que vous êtes.

Une observation attentive vous montrera, je pense,

que ces êtres et ces objets

ne peuvent exister qu’à une condition:

Qu’au même moment,

votre regard ne puisse être encombré

par la vision de votre visage

En fait, il n’est possible de voir autrui

qu’à la condition de ne pas se voir soi-même

et, au lieu d’un visage,

d’avoir au-dessus de ses épaules un espace ouvert

où vos amis et ennemis

les roses et les chats

ainsi que vos reflets dans les vitres et miroirs

viennent vous rendre visite

On ne peut se voir

qu’à la condition

d’être soi-même invisible

De même, il n’est pas de son qu’on puisse entendre,

fusse le son de sa propre voix,

à moins que le silence n’existe au centre de soi.

Donc, en notre centre,

nous sommes invisibles et silencieux.

Nous ne pouvons être matériels

faute de quoi nous ne pourrions percevoir la matière.

Et bien sûr nous n’avons pas de limites

faute de quoi il nous serait impossible

de percevoir la moindre limite

même les limites de notre « corps »

Puisque les autres êtres

nous parlent et nous touchent

nous devons bien penser qu’ils le font

à partir d’un centre semblable au notre

– centre invisible, silencieux,

immatériel, illimité…

Il est bien clair, je pense,

que de tels centres ont du mal à se démarquer

de notre propre centre,

puisque rien ne les en distingue…

et que, manifestement, ce centre commun

n’est RIEN que nous puissions définir

à partir de notre expérience de l’univers sensible

Puisque le centre de « notre semblable » ne peut se démarquer du nôtre,

il est plus que semblable

il est identique

En ce vaste monde,

nous sommes liés,

PAR IDENTITE,

au centre de tout être et de toute chose

Rien ne nous sépare, fondamentalement,

d’une fleur et de son parfum

Nous ne sommes séparés qu’en surface

…comme la crête de deux vagues,

distinctes, sans doute,

mais unies et soulevées par le même océan

Nous sommes des points d’émergence différents

de la même totalité

Nous sommes les yeux et les oreilles

(entre bien d’autres choses)

du vaste Univers

et nous SOMMES aussi cet Univers

En émergeant à la surface, nous créons la richesse.

Hors du silence et de l’invisible

nous créons formes et couleurs

– mille et une « surfaces »

chaudes, colorées, bruyantes

qui viennent danser et voltiger

dans notre espace

A l’unité totale de nos profondeurs

– de notre profondeur une et commune -,

nous ajoutons la richesse infinie de nos rencontres

Et cette richesse ne pourrait exister si

quelque part

nous n’avions décidé de lui donner existence

Voilà pourquoi,

regardant attentivement le monde,

nous sommes amenés à supposer que

le sens de la vie est la Rencontre

et que la totalité de l’Univers

avec ses galaxies et ses mondes en fusion

ses quasars et ses trous noirs

avec ses mystères innombrables

avec la lente et difficile aventure de la Vie

ne trouve son sens

que lorsque nos regards se croisent

nos mains s’étreignent

ou nos pensées s’accordent

nov 83