(Revue Voir. No 10. Printemps 1984)
Un Univers sans regard ne pourrait se voir
et serait donc invisible
Sans oreille, il ne pourrait s’entendre
et serait silence
Sans nez, il ne pourrait se sentir
et serait inodore
Un Univers qui ne peut se toucher n’a pas de peau
Et ainsi de suite…
Nous sommes peu de chose, certes
mais combien il est surprenant de penser
que sans nous
et sans tous ces êtres
qui volent, rampent et nagent
l’Univers serait invisible, inodore, insipide
et pour tout dire
n’aurait aucune existence sensible
En lui-même, l’Univers n’a guère de sens
mais à chaque seconde de notre vie
nous lui donnons sens
grâce aux sens qu’il nous a donné…
Et voilà pourquoi en chacun de nos regards,
c’est tout l’Univers qui se recrée
Et en chacune de nos caresses
mille siècles se compriment
Dans la chaleur d’un corps que l’on serre contre soi
il y a tout l’étonnement
d’un Univers qui se découvre
et s’émerveille d’avoir créé la chaleur
Une peau que l’on touche est le rappel,
toujours nouveau et déconcertant,
que cette peau « étrangère » n’a d’existence
que parce que quelqu’un (nous, en l’occurrence)
la révèle en la touchant
Le parfum d’une rose ne serait pas
sans un nez pour le déchiffrer
Sans nez, il n’est que molécules chimiques,
imbriquées en de complexes combinaisons.
Approchez-vous en, respirez profondément,
et vous voilà en contact
avec un des mystères de l’Univers
« En contact » est une expression imparfaite.
En réalité, vous êtes le révélateur de ce parfum.
Sans vous, il n’existe que potentiellement.
Il n’y a que molécules, mais pas de parfum.
Il pourrait se révéler important que vous compreniez
que vous êtes le créateur de ce parfum
Si ce parfum vous en révèle plus
sur les profondeurs de l’Univers que vos dix,
quinze ou vingt années
d’apprentissage scolaire,
il est donc clair,
puisque vous en êtes le créateur,
qu’il ne fait que vous révéler
ce que VOUS êtes.
On pourrait en dire autant
de toutes les autres fleurs de l’Univers
(fleurs extraterrestres y comprises)
Mais pourquoi se limiter aux fleurs?
Vous êtes davantage,
plus que le maître parfumeur du jardin cosmique:
le fait – notable – est que vous créez
la totalité de l’Univers sensible qui vous entoure
avec ses étoiles, son soleil,
ses fleurs, ses chats et ses gens
Et tous ces mystères,
tout comme le parfum de la rose,
ne font, à tout bout de champ, que vous révéler
ce que vous êtes.
Une observation attentive vous montrera, je pense,
que ces êtres et ces objets
ne peuvent exister qu’à une condition:
Qu’au même moment,
votre regard ne puisse être encombré
par la vision de votre visage
En fait, il n’est possible de voir autrui
qu’à la condition de ne pas se voir soi-même
et, au lieu d’un visage,
d’avoir au-dessus de ses épaules un espace ouvert
où vos amis et ennemis
les roses et les chats
ainsi que vos reflets dans les vitres et miroirs
viennent vous rendre visite
On ne peut se voir
qu’à la condition
d’être soi-même invisible
De même, il n’est pas de son qu’on puisse entendre,
fusse le son de sa propre voix,
à moins que le silence n’existe au centre de soi.
Donc, en notre centre,
nous sommes invisibles et silencieux.
Nous ne pouvons être matériels
faute de quoi nous ne pourrions percevoir la matière.
Et bien sûr nous n’avons pas de limites
faute de quoi il nous serait impossible
de percevoir la moindre limite
même les limites de notre « corps »
Puisque les autres êtres
nous parlent et nous touchent
nous devons bien penser qu’ils le font
à partir d’un centre semblable au notre
– centre invisible, silencieux,
immatériel, illimité…
Il est bien clair, je pense,
que de tels centres ont du mal à se démarquer
de notre propre centre,
puisque rien ne les en distingue…
et que, manifestement, ce centre commun
n’est RIEN que nous puissions définir
à partir de notre expérience de l’univers sensible
Puisque le centre de « notre semblable » ne peut se démarquer du nôtre,
il est plus que semblable
il est identique
En ce vaste monde,
nous sommes liés,
PAR IDENTITE,
au centre de tout être et de toute chose
Rien ne nous sépare, fondamentalement,
d’une fleur et de son parfum
Nous ne sommes séparés qu’en surface
…comme la crête de deux vagues,
distinctes, sans doute,
mais unies et soulevées par le même océan
Nous sommes des points d’émergence différents
de la même totalité
Nous sommes les yeux et les oreilles
(entre bien d’autres choses)
du vaste Univers
et nous SOMMES aussi cet Univers
En émergeant à la surface, nous créons la richesse.
Hors du silence et de l’invisible
nous créons formes et couleurs
– mille et une « surfaces »
chaudes, colorées, bruyantes
qui viennent danser et voltiger
dans notre espace
A l’unité totale de nos profondeurs
– de notre profondeur une et commune -,
nous ajoutons la richesse infinie de nos rencontres
Et cette richesse ne pourrait exister si
quelque part
nous n’avions décidé de lui donner existence
Voilà pourquoi,
regardant attentivement le monde,
nous sommes amenés à supposer que
le sens de la vie est la Rencontre
et que la totalité de l’Univers
avec ses galaxies et ses mondes en fusion
ses quasars et ses trous noirs
avec ses mystères innombrables
avec la lente et difficile aventure de la Vie
ne trouve son sens
que lorsque nos regards se croisent
nos mains s’étreignent
ou nos pensées s’accordent
nov 83