Arthur Haswell
La musique perdue avec laquelle le monde tourne

2024-11-22 Une brève introduction Arthur est né à Hexham, en Angleterre. Il a étudié l’université de Cumbria, puis à l’université de Westminster, où il a obtenu une licence en cinéma. Depuis, il a travaillé dans l’industrie télévisuelle britannique, et travaille aujourd’hui dans l’unité d’histoire naturelle de la BBC, avec des rôles de postproduction sur divers […]

2024-11-22

Une brève introduction

Arthur est né à Hexham, en Angleterre. Il a étudié l’université de Cumbria, puis à l’université de Westminster, où il a obtenu une licence en cinéma. Depuis, il a travaillé dans l’industrie télévisuelle britannique, et travaille aujourd’hui dans l’unité d’histoire naturelle de la BBC, avec des rôles de postproduction sur divers projets phares tels que « BBC Earth Experience » et « Attenborough and the Giant Sea Monster ». Arthur est fasciné par la philosophie de l’esprit et modère la communauté en ligne la plus dynamique de défenseurs de l’idéalisme analytique sur Discord (https://discord.gg/KFB2YAXtGC).

Arthur Haswell nous invite à prêter attention et, une fois de plus, comme le faisaient nos ancêtres, à entendre la rime et le rythme avec lesquels le monde évolue. La réalité, affirme-t-il, se déploie selon une forme de musique à laquelle les humains ont été sensibles dans le passé. Il est vrai que, si nous pouvions la ressentir à nouveau, nous pourrions trouver les codas du monde moderne excessivement déprimantes, effrayantes et sombres. C’est pourquoi, peut-être inconsciemment, nous ne voudrions pas les entendre. Mais, soupçonne-t-il, nous pourrions aussi y trouver beaucoup de beauté et d’harmonie qui enrichissent notre vie. Cet essai est profondément édifiant.

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Dans un village où les cloches des beffrois résonnaient doucement, mais ne sonnaient jamais à pleine volée, une vieille dame arriva en sifflant. Les villageois se rassemblèrent autour d’elle, intrigués par ce bruit étrange. La vieille dame s’arrêta pour s’adresser à la petite foule. « Qu’est-ce qu’il y a ? Vous n’avez pas l’habitude de recevoir des voyageurs par ici ? » demanda-t-elle. Un bref silence s’installa, avant qu’un jeune garçon ne demandât : « Que faisiez-vous avec votre bouche ? Pourquoi faisiez-vous ce bruit ? » Pendant un moment, la vieille dame ne comprit pas à quoi le garçon faisait allusion, car il était si naturel pour elle de siffler. « Vous voulez dire siffler ? Eh bien, je siffle parce que j’aime ça, je suppose », répondit-elle. « Aimer quoi ? » demanda le garçon. « La mélodie. J’aime la mélodie et j’aime le siffler ». Les villageois murmurèrent entre eux, perplexes. Pour eux, le sifflement n’était qu’un bruit. Il n’y avait rien d’intéressant, pas plus qu’il n’y avait d’intérêt à entendre le bêlement d’un mouton. Ils n’arrivaient pas à comprendre ce qu’elle voulait dire, ni pourquoi elle ferait un bruit aussi étrange sans raison. La vieille dame posa son sac à dos sur les pavés de la rue et en sortit une flûte en bois. Elle porta l’embouchure à ses lèvres et commença à jouer un air doux-amer. Mais les villageois restèrent impassibles. Certains se bouchèrent même les oreilles avec leurs mains. Ils n’entendaient aucune mélodie, ne ressentaient aucun émoi. Tout ce qu’ils entendaient n’était qu’un bruit persistant et agaçant. Ils n’arrivaient pas à comprendre à quoi cela pouvait bien servir ni pourquoi la vieille dame voulait produire un tel bruit. L’un des villageois finit par conclure que le bruit devait avoir une fonction, et comme il ne la comprenait pas, elle devait être néfaste. Il s’écria : « Elle essaie de nous jeter un sort?! » et les villageois se ruèrent sur la vieille dame. Ils l’entraînèrent sur la place et l’attachèrent au poteau qu’ils y gardaient là, prêt pour des urgences de ce genre. Après avoir brûlé la vieille dame sur un bûcher ardent, on n’entendit plus jamais de musique dans le village, et les villageois retournèrent à leur morne complaisance.

Imaginez qu’en écoutant un morceau de musique que vous aimez, celui-ci perde peu à peu tout son sens. Les refrains qui faisaient autrefois palpiter votre cœur commencent à vous sembler sans âme et ternes. Finalement, vous n’avez plus l’impression d’écouter de la musique ; tout ce que vous entendez est une cacophonie, un mélange insensé de bruits. À partir de ce moment, votre vie est sans musique. Vos amis vous jouent des chansons et des symphonies, mais elles ne vous semblent plus musicales. C’est comme si vous aviez perdu un sens.

C’est dans un état similaire à cette extrême amusie que beaucoup d’entre nous se trouvent aujourd’hui. Bien sûr, nous écoutons de la musique plus que jamais. Mais la manière dont nous l’écoutons est entièrement cloisonnée, réservée uniquement à la musique elle-même. C’est comme si la musique était née dans le vide, et nous avons du mal à comprendre pourquoi elle existe et d’où elle vient. Pourquoi est-elle si différente de tout ce qui existe dans le monde ? Quel est son but ? Comment une mélodie sans signification ou message explicite peut-elle m’émouvoir et avoir un tel pouvoir sur moi alors qu’elle n’est rien d’autre qu’un enchevêtrement de bruits ?

Il n’y a pas de réponse à cette question, car elle repose sur une fausse prémisse. Cette fausse prémisse repose sur le présupposé que le monde devrait être un fatras de bruits, selon toute personne bien-pensante, tandis que la musique serait une exception et une illusion étrange, presque miraculeuse. Mais il ne s’agit là que d’un préjugé né de notre vision hylomaniaque actuelle du monde [NDLR L’hylomanie est une obsession pour la matière] (les contours de l’hylomanie devraient devenir apparents au fil de ce court essai). Cela ne revient pas à nier l’existence d’un fouillis de bruits, bien sûr, mais il s’agit d’un cas limite du musical.

Pour les anciens Grecs, la musique n’était pas simplement un arrangement stimulant de sons, mais un ruisseau de montagne jaillissant de la source de l’être. Les symétries des intervalles musicaux n’étaient pas arbitraires, mais reflétaient les proportions divines qui ordonnaient le cosmos. Pythagore et ses disciples, en découvrant que les harmonies musicales pouvaient être exprimées sous forme de rapports simples, y virent une révélation profonde sur la nature même de l’existence. Cette idée se cristallisa dans la notion de « musique des sphères » : une symphonie cosmique orchestrée par les mouvements des corps célestes, imperceptible aux oreilles des mortels, mais régissant tous les aspects de l’être. Platon, dans son Timée, décrivait l’âme du monde comme construite à partir de proportions musicales. Pour les Grecs, la musique n’était pas isolée du reste de l’existence, mais était considérée comme l’expression des structures les plus profondes de la réalité.

Lorsque je fais référence à la « vision hylomaniaque du monde », un terme plus approprié pourrait être « Weltanschauung ». Alors que le terme « vision du monde » décrit une perspective plus intentionnelle et consciente du monde, le terme « Weltanschauung » fait référence au fondement sous-jacent des présupposés sur lesquels repose toute opinion. L’écrivain et polymathe allemand Carl Christian Bry décrit, dans Verkappte Religionen (Religions masquées), des idéologies latentes qui influencent insidieusement et « monomaniaquement » le sens donné à toute chose, de sorte que l’infortuné disciple d’une telle « religion masquée » défend son dogme avec acharnement et « ne trouve en toute chose que la confirmation de son opinion » [1].

L’hylomaniaque moderne, enivré en permanence par les effluves de l’esprit du temps, transforme le monde en gravier à chaque regard, mais ne peut imaginer qu’il puisse y avoir une autre façon de le regarder, ni même qu’il le perçoit d’une manière particulière. La Weltanschauung hylomaniaque est si fondamentale et omniprésente que ses plus fervents défenseurs supposent naturellement qu’ils occupent une vue de nulle part, et toute suggestion que leur vue est partielle sera accueillie avec incrédulité.

Dans les Weltanschauungen des sociétés anciennes, chaque événement avait une signification. Chaque triomphe et chaque catastrophe résonnaient au sein d’une grande composition transcendantale. De tels refrains existent toujours dans notre monde, mais nous ne les entendons plus ; nous sommes devenus largement amusiques. Prenons l’exemple suivant : Lorsque le Japon impérial est entré dans la Seconde Guerre mondiale, il était l’une des rares civilisations à avoir conservé un ordre spirituel relativement épargné par le colonialisme occidental. Malgré une modernisation importante et l’adoption de technologies et de systèmes occidentaux, le Japon conservait un cadre culturel dans lequel l’ordre sociétal était considéré comme sacré.

À l’instar des anciens guerriers tels que les Mayas, les Vikings ou les Spartiates, de nombreux soldats japonais considéraient la mort sur le champ de bataille comme l’ultime privilège. Pour eux, la préservation de l’ordre sociétal sacré, incarné par une loyauté inébranlable envers l’empereur, était d’une importance absolument fondamentale. Ce zèle inflexible, combiné à l’armement moderne et à la propagande, s’est traduit par une brutalité, une cruauté et une souffrance insondables et généralisées.

Il y a quelque chose de divinement significatif dans le fait que cette flambée de l’ancien esprit fanatique, qui a fait des ravages sur la scène mondiale, n’a pu être réduite au silence que par l’expression la plus divine, la plus élémentaire et la plus absolue de la modernité : la bombe atomique. Il s’agit là d’un choc transcendantal des forces, et pourtant nous reconnaissons à peine cette facette de la catastrophe. Nous pensons à l’horreur incompréhensible d’Hiroshima et de Nagasaki et pleurons les centaines de milliers de vies perdues ou ruinées. Nous avons une légère idée de la puissance titanesque de la bombe atomique et de l’affinité d’Oppenheimer avec la spiritualité védique. Mais la plupart du temps, ces liens nous semblent ténus ou simplement poétiques.

La vaporisation d’une myriade de personnes semble plutôt n’être qu’un fracas particulièrement grand dans le tumulte général de notre monde. Nous comprenons les bombardements d’un point de vue fonctionnel et leur importance en termes d’influence sur le cours de l’histoire. Mais ce qui semblerait bizarre pour toute société ancienne, c’est que nous ne les considérons pas comme ayant un aspect transcendantal. C’est à cet aspect que nous sommes devenus sourds.

Suggérer qu’un événement historique donné possède un aspect transcendant soulève deux questions : qu’exprime un tel aspect et quelle est son utilité ? La réponse à ces deux questions est la même : poser de telles questions revient à demander quel est le sens ou le but d’une mélodie plaintive. Une question complémentaire pourrait être de savoir si le fait de considérer les grands récits de l’histoire, avec toutes leurs horreurs et atrocités, comme des mélodies et des refrains n’est pas plutôt insensible et désinvolte. La réponse est non.

Les événements terribles restent des événements terribles. Ils ne deviennent pas moins abominables, et la douleur insondable vécue par ceux qui en sont victimes ne devient pas plus compréhensible pour ceux qui ont la chance de les avoir évités. La violence ne devient pas non plus acceptable et les catastrophes ne sont pas instrumentalisées. Dans ces conditions, on peut se poser une autre question : Quelle différence cela fait-il alors ? Pourquoi ne pas rester amusiaque ?

Lorsque nous imaginons le monde d’une personne vivant dans une société traditionnelle, nous imaginons un univers doté de significations spécifiques et identifiables qui font défaut au nôtre. Lorsque nous regardons l’homme-lion de Hohlenstein-Stadel, vieux de 35 000 ans, et que nous essayons d’imaginer la Weltanschauung dont est issue cette petite figurine d’ivoire, nous pourrions imaginer un monde peuplé d’esprits, chacun ayant sa place et son rôle. Peut-être aurions-nous raison dans cette estimation, mais nous oublions qu’il existait un mode d’être, un espace dans lequel ces entités se manifestaient. Cet espace, nous le réservons aujourd’hui à la musique et à peu d’autres choses. Ainsi, alors que le monde de l’animiste est une tapisserie du sacré, le monde de l’hylomane est une dispersion de fils épars.

On pourrait se demander comment cela est possible : la physique moderne ne révèle-t-elle pas des symétries extraordinaires et une structure transcendante de la réalité ? En pratique, l’hylomane pourrait faire appel à ce fait lorsqu’il est acculé à l’absurdité de son idée fixe démocritéenne, mais ce n’est simplement qu’une manœuvre rhétorique, comme en témoigne le fait qu’il se moque de quiconque fait appel à cette vérité dans un effort pour dissiper l’hylomane.

Dans la tradition gnostique, il y a l’hylique, une notion pas si éloignée du zombie philosophique moderne. Ce dernier se réfère à l’idée d’une personne sans expérience phénoménale, comme un automate. L’idée que certaines personnes sont réellement des hyliques est une croyance très dangereuse et dérangée, mais l’hylomanie dans notre société est si répandue qu’il existe même des gens qui croient que tout le monde est effectivement un hylique ou un zombie philosophique, y compris eux-mêmes. Il y a même eu des hylomanes qui ont fait carrière en racontant cela au monde. Dans leur cas, l’amusie est si forte que le sens lui-même a été réduit à l’insensé. Il n’y a pas de mélodies dans un tel espace, seulement des bruits déconnectés.

Cette hylomanie extrême peut être très corrosive pour l’âme. Toute personne ayant passé suffisamment de temps sur des forums de philosophie en ligne a rencontré au moins une jeune personne profondément troublée par l’idée que les chansons de son cœur ne sont rien d’autre que des ondes sonores. Ils ont perdu tout sens et toute confiance en eux-mêmes. Leur monde est devenu un vacarme inhumain. Tout comme l’amusiaque peut dire qu’il ne peut plus donner de sens à un morceau de musique qu’il aimait autrefois, l’hylomane souffrant ne peut plus donner de sens au monde ou à lui-même. Bien sûr, il peut être capable de détailler certaines descriptions fonctionnelles du monde. Mais on ne peut pas dire qu’une description fonctionnelle d’une mélodie aide l’amusiaque à lui donner un sens.

Voilà donc la réponse à la question « Pourquoi ne pas rester amusiaque ? ». Parce que, même s’il est douloureusement triste d’écouter le Winterreise de Schubert, il est infiniment plus précieux de l’entendre comme une musique plutôt que comme une dispersion de bruits. Sans la capacité de donner un sens au monde de cette manière, le monde peut devenir insupportable. Cela dit, si nous revenons de l’amusie, nous pouvons trouver les codas du monde moderne excessivement déprimantes, effrayantes et sombres. Peut-être qu’inconsciemment, nous ne souhaitons pas les entendre. Mais je soupçonne que si nous les écoutons, nous y trouverons aussi beaucoup de beauté et d’harmonie, et nos vies seront plus riches.

Enfin, je suis bien conscient que je pourrais être accusé de romantiser le passé. Mais si nous avons perdu des choses précieuses, cela ne signifie pas que nous n’avons pas gagné beaucoup de choses merveilleuses. Cela ne signifie pas non plus que nous n’avons pas laissé derrière nous des choses terribles. Après tout, qui voudrait revenir à la dureté de la vie ancienne ? Mais je ne vois pas pourquoi nous devrions revenir à une quelconque Weltanschauung antérieure. Je ne pense pas non plus qu’il soit possible de le faire. Il n’est pas nécessaire de négocier ici ; tout ce que je suggère, c’est que nous nous souvenions comment entendre comment le monde tourne.

Texte original : https://www.essentiafoundation.org/the-lost-music-with-which-the-world-worlds/reading/

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1 Safranski, Martin Heidegger: Between Good and Evil (Entre le bien et le mal), trad. Ewald Osers, Harvard University Press, 2003, p. 54; Bry, Verkappte Religionen, Nördlingen, 1988, p. 13.