(Revue Être Libre. No 145-146-147, mars-avril 1958)
Résumé de la conférence du 10 avril 1958
Les étudiants de la pensée de Krishnamurti, du Taoïsme et du Bouddhisme Zen connaissent tous l’importance théorique de la passivité créatrice symbolisée par le « Wei-Wu Wei » de Lao-Tseu et le lâcher prise du Zen.
Très peu appliquent les conséquences exactes de cette passivité intérieure. Il n’est pas question de se refuser à l’action ou de s’isoler dans une méditation exclusive, ni de créer un silence mental ou un vide de la pensée à l’aide de la volonté. Ces processus sont absolument artificiels et sans issue. Ce n’est pas dans ce sens que nous devons comprendre la passivité.
La clé nous est donnée dans un passage admirable de Krishnamurti, développé aux pages 247 et 248 de ses « Commentaires sur la Vie ».
La passivité véritable consiste à ne pas vouloir opérer sur nos problèmes. Lorsqu’un problème se présente à nous (jalousie, colère, orgueil, etc.), Nous voulons opérer sur lui. Nous l’approuvons, ou nous le rejetons. Nous disons que nous sommes au-dessus des tourments dans lesquels il tente de nous plonger, ou encore que nous sommes différents. Nous approchons le problème, protégés derrière le bouclier mental de nos conclusions, de nos jugements de valeurs, de nos préférences personnelles ou de nos répulsions, de nos sympathies ou de nos antipathies. En un mot, notre mental n’est jamais passif. Nous ne regardons jamais le problème en face. C’est précisément ce que nous ne voulons jamais admettre. Nous sommes tellement envoûtés par nos automatismes mentaux que nous sommes dans l’incapacité de nous rendre compte du fait élémentaire suivant : aussi longtemps que nous jugeons une situation, en l’approuvant, en la rejetant, en la mettant dans une catégorie favorable ou défavorable, nous ne la regardons pas réellement. Juger n’est plus percevoir.
Toute perception est une occasion de Satori, nous disent les maîtres Zen. Qu’il s’agisse d’un événement aussi prosaïque que la chute d’une pierre, ou de la vision d’un horizon immense en haute montagne, la qualité particulière des choses perçues est secondaire. Un point est essentiel : notre attitude d’approche intérieure de ces circonstances.
Celle-ci n’est jamais passive. Elle est toujours active. Au cours de toutes circonstances, notre moi ne cesse de se, projeter. Cette auto-projection constante se fait par le mental. La passivité réelle consiste à ne plus opérer sur nos problèmes mais à leur laisser nous raconter leur histoire. Ceci n’est possible que si nous sommes ouverts, démunis de nos « a priori mentaux ». Nous devons avoir la capacité d’être neufs dans l’instant neuf.
Ainsi que l’exprime Krishnamurti : « Nous abordons tous les problèmes en les esquivant, nous voulons faire quelque chose pour les résoudre… Cet acte nous empêche d’être en relation directe avec le problème… Pour que le problème (ce qui est) se dévoile, et conte son histoire, l’esprit doit être agile et sensible. Toute activité du mental concernant un problème ne fait qu’insensibiliser l’esprit qui perd sa faculté d’écouter le problème... Lorsqu’on cesse de donner des noms, il y a relation directe. Alors l’esprit n’est plus que l’état de perception directe dans lequel l’expérimentateur et l’expérimenté ne sont plus… Alors il y a l’incommensurable profondeur, car celui qui mesure a disparu… »
Telle est l’ultime signification de la passivité créatrice.