Jean-Louis Siémons
La réincarnation, une croyance en forme de question

L’auteur de cet article plaide pour les rencontres fertiles, la réconciliation des tendances opposées. Car c’est un peu son expérience personnelle, à la suite d’incompatibles engagements pris au moment des choix de l’adolescence : s’enthousiasmer, au lendemain de la guerre, pour la sagesse orientale, et chercher à explorer les perspectives de la vie spirituelle et […]

L’auteur de cet article plaide pour les rencontres fertiles, la réconciliation des tendances opposées. Car c’est un peu son expérience personnelle, à la suite d’incompatibles engagements pris au moment des choix de l’adolescence : s’enthousiasmer, au lendemain de la guerre, pour la sagesse orientale, et chercher à explorer les perspectives de la vie spirituelle et de la réincarnation, tout en commençant des études d’ingénieur, c’était s’exposer à une double vie, sans échange possible entre le futur philosophe et l’homo scientificus, appelé plus tard à œuvrer au laboratoire et à l’amphithéâtre. Mais deux pôles opposés parviennent parfois à se rejoindre en complétant leurs exigences. Excellent exercice pour un homme de science que d’envisager des hypothèses dans le domaine insaisissable de la conscience — de l’âme. Constant rappel à l’ordre du physicien invitant à la rigueur l’explorateur des « preuves » de la réincarnation. Il est ici question de controverse, mais sa solution n’est-elle pas dans la réunion des contraires ? Comme dans toute bonne alchimie ?

* *

« Cor-liss, Cor-liss… Répète mon chéri : Corliss… c’est ton nom. » Vains efforts de la mère, tentant d’apprendre son identité à sa progéniture. Soudain, l’enfant, dans un mouvement d’humeur : « Mais tu ne me reconnais pas ? Je suis Kakhody… » Pour sûr, ce Kakhody n’était pas un inconnu : un oncle maternel qui, sentant la mort prochaine, avait sans ambages annoncé sa volonté de renaître dans l’accueillant foyer de sa nièce. Chez les Indiens Tlingit d’Alaska, on aime ainsi à se réincarner en famille. Même qu’on a des moyens de se faire reconnaître : une belle cicatrice, qu’on avait au ventre ou sur le dos, a parfois l’obligeance de se reproduire en fac-similé sur le corps du nouveau-né où l’on vient reprendre du service parmi les mortels. C’est ainsi d’ailleurs que l’oncle Kakhody avait signé son retour. Et l’enfant Corliss n’allait pas manquer d’identifier spontanément amis et connaissances du passé.

Histoires fantastiques, qui n’arrivent qu’aux autres. En Alaska ou au Tibet. Pas chez nous. Erreur : les témoignages fiables de réincarnation semblent se multiplier à l’envi depuis qu’on les collecte par des enquêtes systématiques, comme celles du professeur Stevenson. Et les archives du passé restituent des récits convaincants tombés dans l’oubli. Témoin l’aventure héroïque de Chandragomin, rapportée par le Dalaï Lama dans l’un de ses livres : pour prouver la réincarnation, un érudit s’était donné la mort en présence du roi et était « revenu », quelque quatre ans plus tard, comme un hardi garçonnet rappelant au monarque les circonstances de son décès et sa promesse d’un retour, afin de témoigner. Historique, paraît-il. Aujourd’hui, sans aller si loin, il arrive qu’en écoutant les enfants, des mots, des phrases semblent révéler une sorte de conscience d’une vie antérieure. Il suffisait de prêter l’oreille.

C’est que, de nos jours, la réincarnation est parmi nous. Elle est même devenue propriété occidentale : des scientifiques diplômés la traquent, l’auscultent, la mettent en fiches, dressent des statistiques et, tandis que des arrivistes l’exploitent habilement à des fins commerciales, des chercheurs sérieux élaborent des méthodes — apparentées à l’hypnose ou à la sophrologie — pour arracher à notre subconscient des séquences complètes d’existences oubliées. Les faits s’accumulent et l’on guérit des névroses rebelles par un plongeon dans les eaux boueuses du passé. Et, avec cette publicité, des inconnus sortent de l’ombre pour livrer un témoignage dont ils n’osaient parler. Ainsi m’arrivent certaines lettres passionnantes.

En somme, tout irait pour le mieux sans les grincheux, les sceptiques, et les infaillibles docteurs du savoir. Déjà, vers 1952, aux belles années de l’affaire Bridey Murphy, où Morey Bernstein, un franc-tireur de l’hypnose, avait cru exhumer la vie d’Irlandaise d’une contemporaine américaine, on avait assisté à une jolie levée de boucliers parmi les gardiens des bonnes traditions. Ligués pour les besoins du moment, ecclésiastiques et psychiatres patentés n’avaient pourtant pas réussi à briser l’image hérétique de la réincarnation ; le héros de l’affaire ne l’avait pas prouvée non plus. Mais, tout compte fait, elle ne s’en était portée que mieux. Si bien que, de nos jours, un chrétien sur quatre, peut-être, se dit séduit par la perspective d’une renaissance. Nettement non réincarnationniste, l’Église doit bien constater qu’il s’agit là d’une opinion libre.

Cette hâte à explorer un domaine nouveau, et de l’exploiter à l’extrême, est bien dans le sang de l’Occidental, pris d’une fringale de coloniser l’espace, à l’image même du mouvement de déploiement de la vie (appelé en Inde pravritti) lors de l’émergence d’un monde, des profondeurs du Brahman originel. Explorer mais aussi expliquer. Analyser, décomposer, mais reconstruire, selon un modèle rationnel. Si la démarche fait merveille en mécanique céleste, elle s’épuise cependant avec les témoignages déroutants qui suggèrent la transmigration des âmes. Certes, le mécréant peut toujours réduire bon nombre d’entre eux à des fantasmes, à des manifestations inédites de pouvoirs parapsychologiques, etc. Mais il reste la foule des faits rebelles à toute explication. Exemple : le report des cicatrices de l’oncle Kakhody sur le corps du bébé Corliss.

Le merveilleux de la réincarnation relève du mystère dont — on le croit volontiers, — l’Oriental a les clefs. Lui qui, dit-on, a toujours su retourner son regard vers l’espace intérieur, en quête du soleil d’omniscience qui luit au fond de ces ténébreuses retraites, dans un mouvement imitant le retour (nivritti), la remontée du flux vital vers la racine de l’arbre cosmique fichée dans le ciel, lui sûrement doit savoir. Et justement, il est là près de nous, cet homme d’un autre monde, témoin des origines. Par une sorte de répétition de l’histoire, on dirait que les missionnaires bouddhistes d’Ashoka sont revenus dans les modernes ambassadeurs de la pensée orientale, pour fonder sous nos climats monastères et ashrams au nom de maîtres vénérés de l’Inde ou du Japon. Et partout, aux rayons des libraires s’offrent les plus beaux fleurons de sagesse apparus sur ces terres de spiritualité.

Las ! L’image enchantée de l’Orient, captée de loin d’un rapide coup d’œil complaisant, s’altère singulièrement au regard attentif, pour devenir même choquante à qui cherche là-bas la confirmation de ses rêves. Des vérités blessantes ? Cette Inde fascinante n’est pas ce que vous croyez. Elle n’a pas toujours cru à la réincarnation. Et, de nos jours, elle n’a pas une façon unique d’envisager cette fameuse loi des renaissances, avec son inséparable corollaire, la loi de causalité éthique (karma) censée projeter dans chaque incarnation les justes résultats d’actions et de pensées antérieures. Pour ajouter à la perplexité : il y a dans toute l’Asie des communautés qui nient la survivance de l’âme, à la suite de leur vénéré maître, le Bouddha.

La réincarnation : une réalité mouvante, protéiforme. Même, et surtout en Orient. Pour être juste, cependant, il faudrait préciser : en gros, une seule croyance populaire, répandue un peu partout, recouvrant une multiplicité de modèles théoriques, affinés depuis des siècles par les penseurs de pointe de chaque tendance. Car, il faut bien le reconnaître, dans les contrées soumises à l’influence hindo-bouddhique, pour les foules anonymes, mourir, c’est partir avec son identité personnelle, son moi terrestre, dernière richesse du pauvre à qui la vie est enlevée, pour suivre un itinéraire posthume balisé, où la sécurité dépend beaucoup du rituel religieux, et revenir un beau jour reprendre sa place parmi les vivants. Et là, personne ne s’étonne outre mesure qu’un enfant se souvienne de sa vie antérieure : « Je m’appelais Parmanand ; je travaillais dans les affaires ; je suis tombé malade… » Même au Tibet, A. David-Neel a constaté cette même distance entre la pure doctrine des lamas, scrupuleusement répétée par les braves gens — « pas de soi (permanent) ! pas de soi ! » —, et les idées auxquelles ceux-ci adhèrent. Après tout, ne dirait-on pas que le Livre des Morts raconte les péripéties qui attendent le vivant, devenu voyageur de l’au-delà, en lui fournissant conseils et recettes pour tenter de s’arrêter en chemin dans les séjours bienheureux, ou affronter, s’il le faut, les divinités en colère ? Pendant les quarante-neuf jours du transit, n’est-ce pas au même respectable individu que s’adresse le discours ? Et, s’il n’arrive pas à s’arranger pour éviter la renaissance, ne serait-ce pas le même voyageur qui émergera au jour ?

Au fond, ce modèle de réincarnation conservatif du moi est aussi celui qu’adoptent d’instinct les Occidentaux : « J’ai été dame de la cour sous Louis XIV. » Encore ont-ils de bonnes excuses. Même discipliné par l’ordre social, même plié (un peu) à la volonté de Dieu, ce moi inaltérable est bien au centre de notre civilisation : hors du matérialisme, quels systèmes en envisageaient la désagrégation posthume ? Nos chers disparus, nous espérons bien les revoir au Ciel tels que nous les avons perdus. Pour finalement communier avec un Dieu personnel. On peut même s’étonner de l’engouement nouveau pour la réincarnation. Se qualifier en une seule courte existence pour le partage de l’amour divin, n’était-ce pas préférable à cette indéfinie succession de naissances-morts, de plaisirs et de souffrances, débouchant sur un improbable nirvana ? Improbable est le mot, car comment se vanter d’échapper au filet du karma, qui ne peut jamais se desserrer ? Même si l’on paie dans une vie certaines dettes karmiques, ne crée-t-on pas en même temps de nouvelles causes d’enchaînement ? Un vrai cercle vicieux. Comment s’en sortir sans un miracle ? Alors que, dans la foi chrétienne, il y a promesse certaine de salut pour le fidèle. À condition, il est vrai, de croire… à cet autre miracle qu’est la résurrection. Car n’y a-t-il pas qu’une opération de haute magie pour pouvoir métamorphoser l’humain pécheur — cette poussière rêvant d’infini — au point de dilater son être à la dimension divine ? Quelle interminable alchimie posthume ne faudrait-il pas postuler pour purifier le moi terrestre de ses scories, afin d’en dégager l’or d’une conscience pure et nue d’Homme de l’immensité — ni Grec ni juif, ni homme ni femme, selon les termes de saint Paul ?

Il faut croire que l’Église manque de prophètes en son pays, ou que la réincarnation, avec les conséquences qu’on lui découvre, touche juste au point sensible l’esprit avide d’explications raisonnables de l’existence, ou peut-être l’intuition qui reconnaît l’unité de la loi cyclique universelle à laquelle l’homme n’échappe pas plus que la galaxie.

On le dit : l’heure n’est plus à la croyance, mais à la certitude née d’une vérité enfin saisie. Mais où se cache-t-elle cette perle rare ? Dans la foule des témoignages de vies antérieures ou dans la tradition de l’Orient ? Laissons pour le moment s’accumuler les faits dans les dossiers des enquêteurs et allons aux sources de cette sagesse, dont le flot envahit l’Europe depuis deux cents ans. Des savants chevronnés se sont relayés dans cette démarche. Dernière tentative en date, une équipe de grands experts s’est réunie en 1976 près de Seattle, sur les bords du lac Wilderness, pour lancer un grand projet. À l’américaine : « Tout ce que vous vouliez savoir sur karma et la réincarnation, sans jamais oser le demander. » Résultat : après deux conférences très savantes (mars 1977 et janvier 1978), une précieuse publication, Karma and Rebirth in Classical Indian Tradition (University of California Press, 1980). Un must.

Bien sûr, tout n’y est pas encore. Pas de modèle théorique unifié, mais plusieurs formulations possibles, avec chacune ses défenseurs. On rêve d’une doctrine monolithique, sorte de tradition initiatique transmise depuis les origines, répondant à l’affirmation de Krishna dans la Bhagavad Gita (IV, 1) : « Cette doctrine inépuisable de yoga, je l’ai donnée jadis à Vivasvat » (le père mystique de la race humaine). En s’appuyant sur les textes, la genèse historique de l’idée de renaissance sur la terre laisse beaucoup de points obscurs. Les Aryens l’ont-ils inventée, ou empruntée aux autochtones colonisés par eux ? Vient-elle d’une lente maturation intellectuelle, ou d’un fonds ésotérique progressivement livré au domaine public ?

Sri Radhakrishnan l’avait déjà noté : l’antique Rig Veda, muet sur la réincarnation, contient déjà tous les éléments servant à la décrire. Le peu de textes védiques qui ont traversé les siècles nous montrent des Aryens conquérants, heureux de vivre et soucieux d’un bonheur posthume avec les dieux. Si les Brahmana suggèrent plus tard une renaissance en divers séjours étagés après la mort, il faut attendre les Upanishad pour découvrir clairement le samsara, le flux cyclique des existences renouvelées sur terre. Et comme désormais l’unique Brahman absolu a détrôné les dieux prometteurs de jouissances limitées, l’idée s’impose qu’il faut sortir au plus tôt de la cage d’écureuil d’un monde factice. Pour les penseurs de pointe, c’en est fait de la joie de vivre : qu’on se hâte donc d’en finir avec le samsara, pour réaliser le Soi — l’atman — et gagner moksha (la libération) en s’immergeant dans le Brahman.

Il s’en faut que l’accord règne dans l’intelligentsia qui fignole les doctrines. Pour les ajiyikas (proches des jaïns), il faut à chaque âme exactement 8 400 000 grands éons d’évolution pour atteindre à la rive bénie, alors que les jaïns retiennent ce chiffre fabuleux pour dénombrer les diverses situations de naissance dans le samsara. Bien entendu, l’intervalle théorique entre deux existences est très élastique : renaissance immédiate chez les jaïns mais largement différée dans le brahmanisme, pour peu que l’âme vivante, le jivatman, s’attarde au céleste séjour… une infinité d’années (Gita, VI, 11).

Dans le Vedanta, l’analyse de la personne humaine s’affranchit des descriptions un peu trop réalistes qu’on trouve ailleurs, pour atteindre un haut niveau métaphysique sans négliger la psychologie, pour éclairer la pratique spirituelle. La liquidation de toute chaîne karmique devient alors une réelle possibilité au bout de nombreuses vies d’effort et de renoncement, on parvient à l’état envié de jivanmukta (libéré vivant). On dit que, pour leur compte, les bhaktas — les fous de Dieu — ont des moyens plus expéditifs. Mais qui peut devenir fou de Dieu ?

Très efficace concurrent de l’hindouisme, le bouddhisme est plus radical peut-être, plus systématique dans sa chasse à l’illusion — responsable de réincarnations sans fin. Ici, point de temps perdu en métaphysique, mais beaucoup en analyse psychologique. Avant tout, il s’agit (dit-on) d’échapper à la douleur. Une seule coupable : l’ignorance, avec son cortège de fausses conceptions. La plus perverse de toutes : l’illusion d’un moi. Là où l’hindou suppose un jiva porteur de conscience individuelle survivant à la mort, il n’y a rien. Le vide. Un flux de phénomènes évanescents. D’où la conclusion, inévitable : il n’y a pas de réincarnation, puisqu’il n’y a personne pour se réincarner.

Moderne interprète de ces antiques spéculations, S.C. Kolm a démonté en expert cette fallacieuse construction du je, dans Le Bonheur-Liberté (PUF, 1982). Au nom d’un bouddhisme profond — bien trop complexe pour les masses, qui s’en tiennent aux superstitions à la mode brahmanique —, il déchiffre pour le lecteur le sens caché de la transmigration. Il est vrai que les docteurs du dharma bouddhique ont tenté de la formuler en admettant, non une conscience transmigrante, mais une sorte de continuité karmique, une manière d’écho, d’un personnage précédent à un autre, dans la vie suivante. Dans la chaîne des existences, le nouvel être n’est alors ni le même que l’ancien, ni différent. En réalité, pour le bouddhisme profond, tout cela n’est que métaphore : les « vies » successives dont il est question seraient autant d’images mentales, de désirs, d’émotions, de sentiments, etc., qui viennent tour à tour occuper la conscience. En somme, le samsara, l’errance, signifierait la séquence continue de ces états. Et l’anamnèse, la remontée de la succession des « existences antérieures » s’analyserait comme exercice de remémoration de ces états, afin de comprendre la genèse de l’être actuel. Donc, pas de réincarnation au sens vulgaire. Pour sa part, A. Coomaraswamy, suivant une démarche différente, a également noté que la majorité des textes anciens évoquant cette doctrine pouvaient se lire au sens symbolique.

Qui dira cependant les limites de la métaphore ? Il faut beaucoup d’ingéniosité pour faire dire aux Écritures ce qu’elles ne disent pas, de toute évidence. Déchiffrer comme discours allégorique les allusions pourtant claires de la Gita : « De même qu’un homme se défait de vêtements usés pour en revêtir de neufs, ainsi l’habitant du corps, ayant quitté ses vieilles enveloppes mortelles en prend d’autres qui sont neuves » (II, 22). Ou encore pour ne pas retenir certains textes bouddhiques qui énumèrent, parmi les grands pouvoirs (en pali : abhinna) gagnés par l’ascète avancé, celui qui lui confère le rappel au souvenir de vies passées (en pali : pubbe-nivasanussati). Il est vrai que le bouddhisme signalé par S.C. Kolm ne se confirme pas dans la lettre des écrits. Ce serait, selon lui, la pure tradition ésotérique. Prenons garde cependant : dans les degrés du secret, il y a toujours plus ésotérique. Songeons à la secte shingon du Japon, et à son maître Kukaï. Pour lui, hinayana et mahayana classiques, ces deux « véhicules » du bouddhisme, ne seraient encore que des sortes d’étapes pour aspirants.

Interrogé par le moine Vachagotta sur l’existence d’un soi qu’y a-t-il réellement au fond de l’homme ? — le Bouddha a gardé, dit-on, un noble silence. Ni affirmative, ni négative, la réponse eût submergé l’ignorant. Mais elle doit bien exister, la clef de ce mystère final, ce secret majeur de l’identité humaine qui seul rendra compte de la plénitude du nirvana — ou tout simplement du sens de la réincarnation. Car si, au départ, il n’y avait rien en nous-mêmes que la vacuité, comment de ce non-soi pourrait un jour surgir la conscience illuminée d’un Bouddha ? À quoi rimerait la transmigration, ces vies successives dont l’initié revoit le film complet ?

Dans L’Homme et la Mort (Seuil, 1970), Edgar Morin a eu beau jeu de souligner « la contradiction interne de la philosophie de l’extase qui veut nier l’individualité et la conscience, alors qu’elle n’est possible que par l’individualité et la conscience ». En définitive, pour que ce nirvana ne soit pas extinction complète, il faut bien que demeure un témoin, que subsiste quand même une dernière fibre humaine… « fil souverain de la conscience qui maintient l’individu suspendu dans le néant, comme Achille par le talon, hors des eaux du Styx ». Impertinentes remarques, qui ont le mérite de souligner le caractère inachevé de tous les modèles théoriques de représentations de l’homme et de l’Univers, proposés par les traditions.

L’Occidental est mal équipé encore pour déchiffrer l’énigme des ésotérismes. Mais voici qu’il vient troubler la fête, avec l’abondance des témoignages de réincarnations cueillis un peu partout : il demande des explications.

S’il n’y a pas de renaissance de la personnalité terrestre, comme l’enseignent les sages d’Orient, comment rendre compte de l’histoire de Corliss, feu Kakhody, et des deux mille autres cas répertoriés par Stevenson ? Et s’il n’y a pas de réincarnation du tout, comment naissent tous ces rêves, ces impressions qui précipitent le passé dans le présent, avec une netteté inoubliable ? Et ces visions, souvent chargées de détails vérifiables ? Comment Edward Ryall, Arthur Guirdham, et bien d’autres, ont-ils pu retrouver le tissu cohérent d’existences historiques dont ils ignoraient tout au départ ? Et s’il vous plaît, qu’on ne se contente pas de formules élaborées pour la convenance, en puisant dans la richesse des mots sanscrits ou palis.

Situation difficile, voire explosive — mais bénéfique. Si tous les modèles traditionnels d’explication de l’homme s’épuisaient ici, pour n’être plus que théoriques, ou seulement symboliques, lorsqu’ils atteignent au niveau de l’essentiel, s’ils cessaient ainsi de satisfaire les hommes d’une ère nouvelle devenus capables de s’interroger sur des réalités d’expérience, le moment ne serait-il pas venu de chercher à refondre ces modèles, à faire parler ces symboles, en repoussant les limites de l’inexplicable ?

Simple réflexion : si, comme on l’imagine, l’idée de la réincarnation s’est lentement dégagée dans le contexte de l’Inde védique, quelle forme aurait-elle adoptée dans des conditions toutes différentes ? Si, par exemple, au lieu de vaincre de superstitieux indigènes, croyant à la transmigration dans les animaux, les Aryens avaient soumis… les Occidentaux modernes, pétris de la théorie de l’évolution ? Peut-être aurions-nous une image plus large de la réincarnation ? Et puis, si ces Aryens avaient connu Teilhard de Chardin, le modèle finalement élaboré ne dépeindrait-il pas plus clairement l’éveil progressif de l’humanité, l’évolution d’une conscience individuelle et collective s’élevant par paliers jusqu’à un idéal point oméga de retour définitif au divin, d’incarnation terrestre du Verbe universel — cet ishvara que célèbre la Gita — sur une planète redevenue l’Éden originel ?

Belle perspective qui transparaît dans le mythe du retour à l’Âge d’or — le Satya Yuga — mais qui donne ici toute son ampleur à la réincarnation. Mais, belle utopie toutefois, si, comme on le raconte à l’envi, cette pauvre planète n’est qu’une vallée de larmes à fuir au plus vite, pour gagner la « libération » — si les meilleurs des hommes se hâtent de quitter la scène pour s’abîmer sans retour dans l’extase finale, que restera-t-il ici-bas de l’humanité, dans un million d’années, sinon une incurable population de recalés du nirvana ? Sombre point d’oméga ! Assurément, il manquerait encore quelque chose à ce modèle pour faire de la réincarnation une noble doctrine — et virile. Essayez de deviner.

La réincarnation est affaire occidentale aussi bien qu’orientale. Avancer audacieusement au-dehors, rencontrer l’autre, puis retourner aux sources, engranger l’expérience — perpétuel balancement entre l’Occident et l’Orient, imposé à tout être humain par le dynamisme de la vie. Faudrait-il que la précieuse machine cosmique qui nous abrite, avec toutes ces créatures vivantes, ne se déploie dans l’espace que pour nous imposer la résolution d’une seule énigme, nous donnant droit au repos éternel, en laissant à la Nature et aux êtres qui nous ont aidés à vivre, et à grandir, le soin de poursuivre sans nous la ronde dans l’infini des temps ?

Ni Grec ni Juif, ni homme ni femme. Cette pure conscience d’un être de lumière n’est pas pour demain, pensons-nous. On dirait pourtant qu’elle existe déjà, en chacun de nous, au plus profond de nos fibres. Certains, du moins, font cette découverte, si j’en crois des témoins interrogés par Frederik Lenz (Lifetimes, Bobbs-Merril Co., 1979). Expérience spontanée, inoubliable. Et en même temps accompagnée de la vision de l’ensemble des vies antérieures, dans une succession coordonnée par la juste logique du karma. Étranges récits de ces explorateurs involontaires d’un soi bien vivant, suspendu hors du temps et de l’espace : « Je sentis qu’une partie de moi-même avait toujours été là. » « Je ne pouvais pas mourir, je ne pouvais pas naître. Je vivais à jamais. Je n’étais pas un être féminin ni masculin. C’était comme si je me réveillais d’une amnésie. J’étais transportée de joie d’être « moi » à nouveau… »

Hérésie ou réalité

Ce sont des gens d’Amérique qui ont fait ces expériences. Et c’est peut-être un signe. De nos jours, l’aile marchante de l’humanité est en Occident. La jeunesse d’Orient a les yeux fixés sur l’Ouest. Quelle responsabilité ! Tant mieux si la réincarnation et le karma atteignent aux rives de l’Atlantique. Mais, de grâce, qu’on ne stérilise pas ces idées vivantes en les emprisonnant dans des modèles rigides, privés de générosité.

Mal compris, l’Orient des ashrams ne fait rien d’autre que l’Occident des chapelles : faire des plans pour le salut, échapper à la souffrance, à la mort. Vivre et revivre sur terre : c’est la loi, pourvu qu’au bout vienne la délivrance, pour mon être, ma conscience. Et si la réincarnation, c’était autre chose ? Viscéralement, l’Occidental se tourne vers la matière, mais parfois pour de grandes réalisations. Et le courage ne lui est pas étranger à lui qui part conquérir l’espace, les étoiles. Il en faudrait aussi pour vouloir s’engager à construire à long terme une humanité dont les plus grands poètes ne peuvent encore que rêver.

Par la voix de son prophète, Khalil Gibran a parlé aux hommes de cette promesse… « L’illimité en vous. L’homme vaste dans lequel vous n’êtes tous que des cellules et des tendons (…) Celui dans le chant duquel tous vos chants ne sont qu’une muette palpitation. »

Une nouvelle compréhension, à grande échelle, de la réincarnation et du karma ? Projetée dans une immense entreprise réunissant les génies de l’Orient et de l’Occident ? Pourquoi pas ? Avec, comme perspective, l’épanouissement de cet homme vaste sur la terre, « tel un chêne géant couvert de fleurs ». Et avec la participation de tous les hommes, jusqu’au bout.

Un beau défi à relever. Peut-être sans d’autre choix que la mort.

Et un plaidoyer pour l’intelligence, la raison fertilisée par l’intuition, le courage des grands sacrifices.

Et la tendresse… nom d’une vache sacrée ! Même pour un visage disgracieux. En attendant cet Amour, encore inconnu — à découvrir d’urgence — qui, pour saint Paul, est l’accomplissement de la Loi.

(L’orient Intérieur. Collectif. Autrement 1985)