Pierre d'Angkor
La réincarnation: Comment la comprendre

Si l’Église a condamné Origène, illustre Père Grec, qui croyait à la préexistence des âmes et aux vies successives de l’homme, c’est parce que cette croyance allait à l’encontre du dogme catholique de la résurrection de la chair au Jugement dernier. Ce dogme de la résurrection des corps défunts au jugement dernier, étranger au judaïsme ancien, était d’origine iranienne ou chaldéenne. Les Hébreux semblent l’avoir rapporté de leur captivité de Babylone et la croyance n’est en réalité qu’une grossière matérialisation de la vérité ésotérique. La « renaissance » en la chair, belle et poétique notion, devint par une incompréhension de barbares, la résurrection de la chair ; la résurrection périodique de l’âme en un corps nouveau, qui pouvait s’inspirer par analogie de la loi cyclique universelle, de la renaissance périodique de la végétation dans la nature entière, devint l’idée absurde de la résurrection au jugement dernier des corps morts détruits, décomposés et retournés aux éléments primordiaux. Et la vie du siècle futur — vita venturi saeculi — c’est-à-dire la renaissance de l’homme dans la marche du temps, dans le cours des âges, fut interprétée dans le sens métaphysique de la renaissance des corps des défunts dans la vie éternelle, idée plutôt saugrenue.

(Revue Le Lotus Bleu. Janvier-Février 1963)

Si l’Église a condamné Origène, illustre Père Grec, qui croyait à la préexistence des âmes et aux vies successives de l’homme, c’est parce que cette croyance allait à l’encontre du dogme catholique de la résurrection de la chair au Jugement dernier. Ce dogme de la résurrection des corps défunts au jugement dernier, étranger au judaïsme ancien, était d’origine iranienne ou chaldéenne. Les Hébreux semblent l’avoir rapporté de leur captivité de Babylone et la croyance n’est en réalité qu’une grossière matérialisation de la vérité ésotérique. La « renaissance » en la chair, belle et poétique notion, devint par une incompréhension de barbares, la résurrection de la chair ; la résurrection périodique de l’âme en un corps nouveau, qui pouvait s’inspirer par analogie de la loi cyclique universelle, de la renaissance périodique de la végétation dans la nature entière, devint l’idée absurde de la résurrection au jugement dernier des corps morts détruits, décomposés et retournés aux éléments primordiaux. Et la vie du siècle futur — vita venturi saeculi — c’est-à-dire la renaissance de l’homme dans la marche du temps, dans le cours des âges, fut interprétée dans le sens métaphysique de la renaissance des corps des défunts dans la vie éternelle, idée plutôt saugrenue.

De telles équivoques, de telles incompréhensions manifestes de la vérité furent d’ailleurs de toutes les époques. Ainsi le prouvent les écoles de jadis et même les enseignements que l’on rencontre de nos jours encore, voire chez les représentants en apparence les plus qualifiés parfois, de l’Inde moderne. C’est ainsi que l’idée d’une croissance de l’âme personnelle, de l’égo mental qui, toujours le même, se réincarnerait, grandirait et progresserait dans sa propre stature et sur les voies qu’il choisirait, est une idée courante, une illusion que l’on rencontre dans l’Inde autant que chez nous parmi ceux qui adhèrent aux doctrines de la métempsychose.

Entendons-nous toutefois. Loin de moi la pensée de nier l’effort, ni le progrès et la croissance de l’homme, comme le fruit de cet effort. Mais comment et dans quel sens devons-nous l’entendre ?

L’auteur de cet article n’est sans doute pas à la page, car il ne se sent pas existentialiste. S’il comprend bien cette philosophie à la mode — et il n’en est pas sûr — l’existentialisme reproche aux idéalistes comme aux matérialistes de considérer les réalités de la vie par les bouts opposés de leur lorgnette idéologique respective. L’existentialisme au contraire préconise à l’égard de cette réalité constante de la vie une attitude complètement dégagée de toute idée préconçue. En ceci, il a sans doute raison ; mais où il a tort, à mes yeux tout au moins, c’est lorsque, dénigrant l’usage de la pensée, l’opposant à la vie, il préconise au nom de la liberté humaine l’évasion, le refus d’accepter la vie de relations avec les devoirs qu’elle nous impose ; lorsqu’aussi, aveugle à l’ordonnance magnifique du monde, il le considère comme dénué de sens, de raison, de but, bref comme quelque chose d’absurde.

C’est là prendre son propre aveuglement comme un postulat d’expérience. C’est s’exalter dans son incompréhension des choses et en tirer sottement vanité !!! Pour nous, il nous paraît que le monde est plein de signification, que chaque être, chaque chose a sa cause, sa raison d’être connue ou inconnue. La nature manifeste en tout, un but, des intentions. Ce qui paraîtrait absurde serait de croire que quelque chose pourrait exister sans motif, que les êtres humains seraient les produits des seuls jeux du hasard, qu’ils naîtraient en ce monde forts ou faibles, intelligents ou stupides; de beauté divine ou repoussants de laideur, doués ou privés de qualités, le tout sans rime ni raison décelable, et par les seules fantaisies d’une Nature inconsciente ou par le caprice d’une Divinité partiale. La Sagesse antique, elle, nous enseignait que toute cause produit son effet, que rien ne se perd, que tout effort, toute énergie dépensée pour développer l’intelligence ou toute autre faculté, contribue à la formation future d’un nouvel égo qui sera comme la fructification ou la concrétisation de cet effort même. Chacun se crée ainsi lui-même au cours des âges dans une suite de métamorphoses dont lui seul est l’auteur. Intelligences, vertus, rang social, chacun se situe où ses propres activités l’ont porté — sauf le cas de régression karmique. II n’y a donc ni injustice, ni absurdité dans l’œuvre de la Nature. Mais l’erreur que je dénonce ici, c’est de croire que c’est toujours le même égo, le même moi mental qui, dans chaque filiation individuelle, grandit, évolue, progresse de vie en vie dans une même direction, alors que c’est en nous l’Être supérieur, l’Hôte inconnu, qui se crée des égos successifs et progressifs. Je dis donc que cette fausse conception se rencontre à toutes les époques et que, en dépit des enseignements du Bouddha sur l’impermanence du moi, nous la voyons professée aujourd’hui encore par d’éminents représentants de la pensée hindoue. C’est ainsi qu’on la trouve formulée par le Swami Siddheswarananda qui fut, durant la guerre, le représentant européen de la Ramakrishna Mission. Dans une de ses causeries à l’université de Toulon, nous lisons que c’est notre moi mental qui, survivant à la mort, se choisit ensuite un nouveau corps et progresse ainsi de vie en vie.

La même équivoque se retrouve d’ailleurs sous la plume des leaders théosophes. Ainsi Jinarajadasa a écrit que l’enfant est un ego qui se réincarne, laissant croire ainsi que c’est l’ego personnel de cet enfant qui se réincarne.

Or, un tel enseignement n’est conforme ni à la doctrine de Bouddha, laquelle nous dit que le moi, l’égo, n’est qu’un agrégat d’éléments instables et périssables, ni aux enseignements des Maîtres Hindous qui ont fondé la Société Théosophique, qui nous affirment que le moi s’évanouit, se dissocie entièrement après avoir épuisé ses énergies dans le Devachan (le ciel temporaire où l’homme purifié, mais non libéré, se trouve après la mort, entre deux incarnations).

La fausse conception que je dénonce ici n’est pas seulement  erronée, elle est aussi dangereuse. « Mais quel est ce danger » diront les partisans obstinés de la permanence de l’égo. « Si objecteront-ils, notre égo, en suivant sa voie personnelle de croissance, ne commet que des actes bons, s’il ne cultive que des désirs nobles et généreux, s’il suit sans faillir la voie du bien, du beau, du vrai, s’il grandit donc et progresse dans la bonne voie, quel risque alors peut-il bien courir ? Non seulement il s’assure pour l’avenir des existences heureuses et comblées, mais il jouira après sa mort de toutes les joies paradisiaques que ses vertus et ses bienfaits autour de lui auront méritées ».

Un tel argument, répondrons-nous, cette croyance à un égo qui progresse de vie en vie ne peut être qu’illusoire, puisque, ainsi que l’enseignent les Maîtres, notre égo ne vit qu’une incarnation. Disparaissant après avoir épuisé sur les plans supérieurs les énergies psychiques qui le constituaient, comment pourrait-il ensuite se réincarner ici-bas pour croître et progresser ? Une telle illusion est d’autant plus dangereuse, nous le répétons, que ce désir de l’égo de croître et de progresser, même s’il est orienté dans une bonne direction, représente une voie opposée à celle de la libération. Celle-ci exige que l’homme se détache de son égo, de son moi mental, qu’il le dépasse, le transcende et non qu’il poursuive son développement. Le vieil homme doit mourir, nous dit l’Évangile : c’est donc le contraire d’une croissance personnelle, égoïste.

Mais encore, objectera-t-on, c’est par la réincarnation que l’homme évolue et progresse, et par l’homme, ne faut-il pas entendre notre moi, notre égo ? Non, et c’est là que gît précisément notre erreur. L’homme vrai, en nous, est l’homme intérieur, transcendant, inconnu : celui-là même que nous appelons notre âme immortelle. Notre moi mental, comme notre corps, dont il est la conscience, ne sont que des instruments éphémères. Et c’est par le détachement de ce moi et de ses désirs changeants que l’homme intérieur grandit et non par la poursuite d’une voie de progrès propre à son égo illusoire et passager, qu’il prend dangereusement pour lui-même !! Il importe donc de rétablir la vraie doctrine ésotérique, telle que nous l’a transmise la tradition la plus ancienne et la plus sûre.

Krishnamurti nous a dit un jour : « Si la réincarnation n’est encore pour vous qu’une croyance, elle est pour moi un fait ». Croyance ou expérience vécue, encore faut-il justement la comprendre. Si donc nous la voyons comme étant cette renaissance périodique de notre moi qui, toujours le même, croît et grandit dans une succession d’existences, alors il est clair qu’une telle compréhension va, ainsi que je l’ai dit, à l’encontre même de la libération qui est notre vrai but. L’évolution d’un égo et la libération de cet égo sont manifestement des directions opposées et contradictoires. Si en effet il était prouvé que notre moi fut permanent, qu’il grandissait, se fortifiait à chaque incarnation nouvelle, alors aussi aurions-nous raison de nous y attacher. Les liens qui nous y rattachent se fortifieraient également, deviendraient, à chaque expérience nouvelle, plus forts, plus puissants, plus paralysants. Nous augmenterions ainsi la force de ces liens, nous aggraverions ces obstacles, qui entravent notre libération, puisque celle-ci consiste précisément, je le répète, à rompre ces liens, à franchir ces obstacles ! Nous nous éloignerions donc un peu plus, à chaque fois, du but final que nous devons atteindre.

Si au contraire notre moi permanent, si nos « moi » successifs sont tous différents et éphémères, si les progrès dans cette succession même ne sont pas le fruit d’une recherche, d’une poursuite de l’égo personnel, mais d’une croissance intérieure de ce mystérieux être spirituel en nous, lequel, purifiant graduellement ses désirs, les objective à chaque expérience en un « moi » nouveau et plus parfait, alors notre évolution ainsi comprise n’apparaît plus comme contraire à notre libération, mais au contraire comme nous en rapprochant par paliers ; car l’homme intérieur, en progressant ainsi, crée des égos de plus en plus parfaits, mais sans être lié par eux. En effet, il se détache d’eux dans la mesure même où sa propre croissance est déterminée par des efforts qui transcendent son égo, c’est-à-dire le désintéressement personnel, l’esprit de sacrifice et l’oubli de soi-même, ainsi que l’ont montré par leurs enseignements et leurs exemples tous les Grands Instructeurs. On voit ainsi comment l’évolution bien comprise et la libération sont ici en prolongement l’une de l’autre et non plus en opposition comme dans l’autre conception.

Cette illusion du « moi » dont l’homme — tout homme, car c’est là le péché originel — est la victime, fut illustrée par le mythe de Narcisse. On sait que Narcisse, se mirant dans l’eau d’un bassin et y voyant son image reflétée, s’en éprend, et la prenant pour un dieu, veut l’atteindre, se penche et se noie.

Et la Voix du Silence nous avertit de même par une image analogue : « Quand ton âme apercevant son image sur les vagues de l’espace murmure : cela c’est moi, avoue, disciple, que ton âme est prise dans le tissu de l’erreur ».

Et c’est toujours la même sagesse que nous retrouvons sur les lèvres de Jésus dans ce solennel avertissement qu’il nous donne : « qui cherche sa vie la perdra et qui perd sa vie trouve la vie éternelle ».

Mais la destruction de cette illusion du moi est longue et ne peut être réalisée au cours d’une seule existence. D’où la nécessité pour l’homme de cette dure expérience en des vies et des morts alternées, et de renaissances périodiques.

X. D’UDEKEM D’ACOZ.


« Quelques Aspects de la Pensée Védantique », p. 126 (Éditions Maisonneuve, Paris).

Une personne autorisée me fait remarquer combien il est invraisemblable de supposer que des personnalités, aussi hautement qualifiées que J. Jinarajadasa et le Swami Siddheswarananda, se soient gravement trompées sur le mécanisme exact de la réincarnation. La chose en effet est difficile à admettre. Aussi peut-on croire soit que le langage occidental a trahi leur pensée, ou mieux encore, qu’ils ont voulu, fût-ce au prix d’une expression équivoque, insister surtout sur ce fait essentiel que c’est le même être profond, réel, lequel, se tenant en retrait, anime néanmoins toutes les personnalités nouvelles qui, dans une même lignée individuelle, se succèdent dans le temps.

Dans la littérature théosophique on le dénomme l’égo causal ou le moi spirituel, mais on voit l’équivoque et la confusion auxquelles peuvent donner lieu ces appellations : le Moi spirituel étant en fait souvent confondu avec le moi psychique ou mental, appartenant à la personne mortelle