Qu’est-ce que la Réalité ?
Les gens disent souvent qu’ils cherchent la Réalité et qu’ils essaient de vivre. Je me demande bien ce que cela signifie. Il y a quelque temps, un groupe de personnes étaient assises dans un restaurant, et l’un d’eux demanda aux autres ce qu’ils entendaient par Réalité. Il y eut beaucoup de discussions vagues, de discours sur la métaphysique et la psychologie, mais l’un des convives, lorsqu’on lui demanda son avis, haussa simplement les épaules et pointa la salière du doigt. Il fut stupéfait de constater que personne ne le comprenait, alors qu’il n’avait voulu être ni malin ni obscur. Son idée était simplement de donner une réponse de bon sens à la question, en partant du principe ordinaire que la Réalité est tout ce qui existe. Il ne fut pas compris parce que ses amis, comme beaucoup d’autres, considéraient la Réalité comme une forme d’existence spéciale, et la Vie (avec un V majuscule) comme une manière particulière de vivre. Ainsi rencontrons-nous souvent ceux qui parlent de la différence entre être une simple loque, un « estomac animé », et une personne réelle ; entre ceux qui se contentent d’exister et ceux qui vivent vraiment.
Dans la philosophie chinoise, la Vie est appelée le Tao, et les Chinois disent du sage qu’il réalise (rend réel pour lui-même) son accord et son harmonie avec le Tao. On se demande alors si le Tao signifie la Vie au sens d’une existence simple, ou si le Tao est la Vie vécue d’une manière particulière, avec fidélité, profondeur, intensité et une certaine ferveur née de la joie d’être en vie.
La réponse à cette question dépend entièrement de la raison pour laquelle on la pose. Voyons ce que disent les Chinois eux-mêmes à ce sujet.
Un élève demanda à son maître : « Qu’est-ce que le Tao ? »
Il répondit : « La vie quotidienne est le Tao ».
« Comment », poursuivit l’élève, « s’y accorder ? »
« Si tu essaies de t’y accorder », dit le maître, « tu t’en éloignes ».
En effet, nous avons tous croisé des personnes qui s’efforcent très fort d’être des personnes réelles, de donner à leur vie une Réalité (ou un sens), et de vivre, par opposition à simplement exister. Ces chercheurs sont de tous types, intellectuels ou non, allant des étudiants en sagesse ésotérique aux publics d’orateurs populaires vantant la motivation, la personnalité, l’art de se vendre et de réussir sa vie. Je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui ait essayé de devenir une vraie personne et qui y soit parvenu. Le résultat de ces tentatives est invariablement la perte de la personnalité, car il existe un vieux paradoxe de la vie spirituelle : ceux qui cherchent à se rendre grands deviennent petits. Le paradoxe est même un peu plus subtil : si vous essayez, indirectement, de vous rendre grands en vous rendant petits, vous ne faites que rester petits. Tout est une question de motivation, de ce que vous désirez. Les motivations peuvent être subtilement dissimulées, et nous pouvons ne pas appeler désir de grandeur le désir d’être une vraie personne ; mais ce ne sont là que des mots.
Tant de religions et de psychologies modernes commettent cette erreur fondamentale : vouloir faire remuer le chien par la queue — ce qui résume la quête de la personnalité. Le christianisme traditionnel n’était pas si stupide, car son but n’a jamais été d’atteindre la grandeur (ou une grande personnalité) pour l’homme. Son but était simplement de servir Dieu et de Lui attribuer toute grandeur. Mais de nos jours, beaucoup de gens se trouvent incapables de croire en Dieu tel que le conçoit le christianisme, et ses substituts plus abstraits ne parviennent pas à inspirer une véritable dévotion.
Alors nous revenons à la question initiale : « Qu’est-ce que la Vie ? Qu’est-ce que la Réalité, pour qu’elle nous inspire une telle dévotion ? » Si nous les considérons comme une manière particulière de vivre ou une forme spécifique d’existence, et que nous leur accordons notre dévotion sur cette base, que faisons-nous ? Nous vénérons son expression à travers une grande personnalité, à travers le comportement de ceux que nous considérons comme de « vraies personnes ». Mais voilà le piège. Lorsque nous vénérons la vraie personnalité chez les autres, nous risquons de devenir de simples imitateurs ; lorsque nous la vénérons comme un idéal pour nous-mêmes, nous retombons dans l’ancien problème du désir de grandeur personnelle. C’est une question d’orgueil, car si vous ne vénérez la Vie et la Réalité que dans certaines formes de vie personnelle, vous les niez aux choses humbles comme, par exemple, les salières, les grains de poussière, les vers, les fleurs, et les grandes masses non régénérées de l’humanité. Cela rappelle la prière du pharisien, remerciant Dieu de ne pas l’avoir fait pécheur comme les autres hommes. Mais une Vie, une Réalité, un Tao qui peut être à la fois un Christ, un Bouddha, un Lao-tseu, un ignorant ou un ver de terre — voilà quelque chose de réellement mystérieux et merveilleux, et qui mérite véritablement la dévotion, si l’on y réfléchit un instant.
Les écritures bouddhistes disent : « Lorsque chaque aspect de notre esprit est en accord avec l’esprit du Bouddha, il n’y aura pas un seul atome de poussière qui n’entre dans la nature de Bouddha ». Car la Vie et la Réalité ne sont pas des choses que l’on peut posséder pour soi seul, à moins de les accorder à tous les autres. Elles n’appartiennent à aucune personne particulière, pas plus que le soleil, la lune ou les étoiles.
~ Alan Watts