Richard Smoley
L’amour de la terre vivante : Entretien avec Matthew Fox

Traduction libre Le théologien franc-tireur Matthew Fox est, depuis des décennies, l’une des figures les plus influentes de la scène religieuse américaine. D’abord moine dominicain, il a été contraint de quitter l’ordre à la suite d’affrontements avec les autorités du Vatican, notamment le cardinal Joseph Ratzinger (futur pape Benoît XVI). Fox est surtout connu pour son […]

Traduction libre

Le théologien franc-tireur Matthew Fox est, depuis des décennies, l’une des figures les plus influentes de la scène religieuse américaine. D’abord moine dominicain, il a été contraint de quitter l’ordre à la suite d’affrontements avec les autorités du Vatican, notamment le cardinal Joseph Ratzinger (futur pape Benoît XVI).

Fox est surtout connu pour son livre Original Blessing, bien qu’il en ait écrit plus de trois douzaines d’autres. Il est également connu pour avoir promu sa propre théologie Création Spiritualité (Creation Spirituality), qui met l’accent sur les bénédictions de la vie par opposition au péché, à la culpabilité et à la rédemption.

Son livre récent, Essential Writings on Creation Spirituality, publié en mars 2022, contient des extraits de ses écrits, qui abordent des sujets allant de la créativité aux rêves et visions, en passant par les grands mystiques du passé, la prophétie, l’activisme et la nature de l’Église.

Cet entretien avec Fox a été réalisé via Zoom en avril 2022.

Richard Smoley : Votre dernier livre s’intitule Essential Writings on Creation Spirituality, alors commençons par vous demander d’expliquer ce qu’est la Création Spiritualité (ou La spiritualité de la création).

Matthew Fox : Le mot « création » est très important. Pendant trop longtemps, notre réflexion sur l’origine a commencé avec les humains. Mais la nouvelle science nous raconte une nouvelle histoire de la création : l’univers est là depuis 13,8 milliards d’années, et c’est le comble de l’arrogance, je pense, de commencer par les humains. Une grande partie de notre crise écologique découle de cet anthropocentrisme, de ce que le pape François, dans sa belle encyclique sur l’environnement, appelle le « narcissisme de notre espèce ».

Même la Bible ne commence pas par l’homme. Le premier chapitre de la Genèse présente une cosmologie qui commence par la lumière, puis la lune, la terre, les animaux et les plantes. L’être humain n’apparaît qu’à la toute fin. Tout cela est appelé « bon » (ce qui peut également être traduit par « beau ») et, à la fin, tout est appelé « très bon ».

C’est consternant : 95 % des prédicateurs chrétiens commencent par les chapitres 2 et 3 de la Genèse, qui parlent de nous et de nos faiblesses. Mais ce n’est pas l’histoire ; l’histoire, c’est que nous faisons partie d’un drame qui culmine avec notre existence sur cette terre extraordinaire, avec des créatures extraordinaires — girafes, baleines, forêts tropicales et océans — et qui est qualifiée de très bonne et très belle.

Création Spiritualité commence donc par la création, et non par l’être humain. Elle est également féministe, car la tradition de sagesse de la Bible consiste à trouver Dieu dans la nature — Sophia. En fait, la plupart des gens font l’expérience de Dieu dans la nature.

Tout cela a d’énormes implications pour la crise de la terre que nous vivons aujourd’hui, alors que nous sommes menacés d’extinction en tant qu’espèce. Création Spiritualité ramène le sacré dans notre vision du monde en reconnaissant que le sacré commence avec l’univers lui-même. Il est plus grand que nous, et nous, comme les autres créatures, avons besoin de nous y intégrer.

Cette tradition est également prophétique dans la tradition d’Israël : la sagesse est l’amie des prophètes. Le prophète en nous est la personne qui dit non à l’injustice, qui s’y oppose.

Nombreux sont ceux qui demandent : « Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de cela ? » En partie parce que le christianisme porte l’héritage de l’Empire romain depuis le quatrième siècle. À cette époque, Augustin était le principal théologien, et il a avancé l’idée du péché originel, ce qui a conduit à un grand détour de la part du christianisme traditionnel. Le péché originel ne figure pas dans la Bible : Jésus n’en a jamais entendu parler et aucun juif n’en a jamais entendu parler non plus.

Le christianisme dominant commence par la chute, et non par la création. L’empire préfère la notion de péché originel, car elle amène les gens à douter d’eux-mêmes ; ils rentrent donc dans le rang et rejoignent l’armée pour conquérir les peuples au nom du Christ.

La tradition celtique ne commence pas par l’humain, elle commence par le cosmos. D’autres grandes âmes ont commencé par la grâce et la spiritualité et ont inculqué la dimension du divin féminin : Hildegarde de Bingen, Maître Eckhart, François d’Assise et bien d’autres. Thomas d’Aquin voyait le monde en termes de Création Spiritualité, et non en termes de religion de la chute et de la rédemption. Julian of Norwich a vécu la peste bubonique au XIVe siècle. À l’époque, tout le monde devenait fou, mais pas elle. Elle était ancrée dans la création et disait que Dieu est la bonté de la nature. Elle parle du non-dualisme, de l’esprit et de la nature.

Il s’agit d’une vision du monde très excitante et rafraîchissante. Elle a été mise à l’écart par le christianisme dominant, mais je pense qu’elle est en train de s’imposer à notre époque. Elle est illustrée par le pape François, non seulement parce qu’il a choisi de s’appeler François, mais aussi dans son encyclique sur l’environnement, Laudato si. Un scientifique m’a dit que Laudato si était le meilleur ouvrage sur la science et la spiritualité que le Vatican ait jamais produit.

Des signes réels indiquent que nous sommes en train de nous réveiller. La question est de savoir si c’est assez tôt.

Smoley : Comment la spiritualité de la création s’insère-t-elle dans le tissu social ? Cela se passe-t-il au sein des églises ou en dehors des églises, dans des groupes indépendants ?

Fox : Les deux : à la fois dans les églises et dans les mouvements spirituels, dont beaucoup dépassent le cadre de la religion organisée. Comme vous le savez, on parle beaucoup des termes religion et spiritualité. Un pourcentage très élevé de personnes de moins de trente ans — je crois que le dernier chiffre que j’ai vu était de 75 % — ne s’identifient pas comme religieux, mais ils s’identifient comme spirituels.

La religion avance très lentement : c’est un grand navire qui n’a pas de freins, et il faut beaucoup de temps pour changer de direction. Le temps presse sur notre mère la Terre. La dernière déclaration scientifique des Nations unies indique qu’il nous reste tout aux plus sept ans pour changer nos habitudes si nous voulons éviter les pires effets de la montée des eaux et du changement climatique.

Les jeunes ne se sentent pas loyaux envers une institution ou une église particulière. Ils essaient de sauver la terre. Et c’est bien normal : ils pensent à leurs futurs enfants et petits-enfants. La spiritualité évolue plus vite que la religion.

C’est l’une des raisons pour lesquelles je participe à un nouvel ordre appelé l’Ordre de la Terre sacrée. Contrairement à la plupart des autres ordres religieux, il n’est pas lié à une religion particulière. Il s’agit d’un ordre spirituel. Il s’agit de rassembler des personnes de toutes les générations qui ont une tradition spirituelle à apporter, quelle que soit la sagesse que les traditions ont à nous enseigner, et qui contribueront à la compassion et à la sauvegarde de la Terre Mère. Il existe également des communautés de spiritualité de la création, qui ont été fondées par certains de mes étudiants et qui sont très dynamiques aujourd’hui.

Ce n’est pas seulement une affaire chrétienne. Lors de notre première cérémonie pour l’Ordre de la Terre sacrée, il y avait des juifs, des hindous et des bouddhistes. La cérémonie s’est déroulée dans un temple bouddhiste. Une jeune femme de vingt-six ans est venue me voir et m’a dit : « Je suis athée, mais je cherche une communauté qui partage mes valeurs. Mes valeurs concernent également le caractère sacré de la terre, alors je veux me joindre à vous. »

Tous les ordres ont des vœux, bien sûr, et le nôtre est le suivant : « Je promets d’être le meilleur amoureux de la Terre Mère et le meilleur défenseur de la Terre Mère que je puisse être ». Bien sûr, c’est très ouvert.

Des personnes du monde entier ont des groupes dans différents pays sur différents continents. Nous nous réunissons en ligne une fois par mois pour partager les activités de nos groupes respectifs. Il existe de nombreux moyens de faire passer le message, en particulier à l’heure des conférences Zoom.

Smoley : Vous avez expliqué comment le christianisme a été détourné de sa route avec la doctrine du péché originel d’Augustin. Où en est le christianisme dans son ensemble aujourd’hui — le catholicisme romain, l’orthodoxie orientale, le protestantisme ?

Fox : La crise écologique est en train de déconstruire beaucoup de mentalités autour de la religion organisée, autour du christianisme. Je pense que c’est un test décisif. Par exemple, les chrétiens fondamentalistes de ce pays sont dans le déni du changement climatique. Ils ont cette idée bizarre que le Christ va venir sur un nuage après une guerre nucléaire, ou après que le réchauffement climatique nous aura tous noyés. Cela n’est pas le christianisme. À bien des égards, ce n’est pas de la religion, mais de la politique. C’est une attitude de déni, parce que c’est plus facile que d’affronter les faits.

Franchement, je ne pense pas que nous puissions beaucoup compter sur les religions organisées pour nous guider, mais le pape François a fait de très bonnes choses, comme Laudato si, ainsi que sa critique du capitalisme extractif et de l’horrible fossé qui se creuse entre les super-riches et tous les autres. Pendant le coronavirus, les milliardaires ont doublé leur richesse, tandis que toutes sortes d’autres personnes ont été lésées.

Je reconnais au pape François le mérite d’avoir dénoncé certaines de ces réalités, mais en fait, l’Église orthodoxe était en avance en matière d’écologie, car elle n’a pas suivi Augustin, qui a séparé l’esprit de la matière en disant : « L’esprit est tout ce qui n’est pas de la matière. »

Au XIIIe siècle, Aquin tourna le dos à Augustin en affirmant que l’esprit est la vitalité de toute chose : un brin d’herbe, un arbre, un cheval. Il s’agit là d’un non-dualisme. Aujourd’hui, la science dit E = mc2 (E=MC2, la formule la plus populaire de la physique, met en évidence l’interchangeabilité de l’énergie et de la matière pondérable. N.d.T.)– en substance, l’énergie est esprit, ce qui est très proche de la vision du monde d’Aquin. Et la tradition orthodoxe, refusant de suivre la doctrine du péché originel d’Augustin, a mis beaucoup plus l’accent sur la beauté et la santé de la nature.

En ce moment, cependant, la tradition orthodoxe se divise à propos de l’invasion de l’Ukraine, ce qui donne lieu à de nombreuses guerres intestines. Le patriarche orthodoxe russe de Moscou est un ami de Poutine, alors que de nombreuses églises orthodoxes dans d’autres parties du monde — certainement en Ukraine — rompent avec lui parce qu’il n’a pas du tout tenu tête à Poutine.

C’est l’histoire, n’est-ce pas ? Pourtant, le poète Derek Walcott a déclaré : « Le destin de la poésie est de tomber amoureux du monde en dépit de l’histoire. » Je pense que c’est une déclaration puissante, qui s’applique vraiment à la spiritualité : nous devons aimer ce monde, nous devons aimer la vie, plus que les troubles et le mal qui sont exposés dans l’histoire. Il se passe quelque chose de plus profond que l’histoire de l’humanité, et nous voulons tomber amoureux de cela et l’enseigner. Je pense que c’est le rôle de l’artiste, mais c’est aussi le rôle de toute personne spirituelle.

Smoley : Vous avez critiqué la notion de péché originel, mais même en dehors de cela, il semble qu’il y ait un sentiment très répandu, pas seulement parmi les chrétiens, mais dans l’ensemble de l’humanité, que quelque chose ne va pas du tout dans le monde. Il y a le concept bouddhiste d’avidya : la souffrance et l’ignorance. Même les cultures primitives se plaignent souvent que les dieux ont abandonné l’humanité depuis longtemps. Il semble y avoir un sentiment universel de quelque chose de problématique, que ce soit dans le monde ou dans la nature humaine. Comment votre théologie s’articule-t-elle avec cela ?

Fox : J’ai écrit un livre entier sur le mal, intitulé Sins of the Spirit, Blessings of the Flesh : Transforming Evil in Soul and Society (Péchés de l’esprit, bénédictions de la chair : transformer le mal dans l’âme et la société). Si vous regardez les singes, qui sont nos plus proches cousins dans le monde animal, ils ont aussi de la violence en eux : ils sont capables de faire la guerre et de torturer. Cela fait partie de ce que nous avons hérité de nos ancêtres, et il y a donc des problèmes que nous portons en nous.

Dans mon étude sur le mal, je prends les sept chakras de l’Orient — les centres physiologiques, psychologiques et spirituels de notre corps et de notre psychisme — et je les mets en relation avec les sept péchés capitaux de l’Occident. Lorsqu’il est sain, chaque chakra est un point d’amour, d’énergie positive, mais lorsqu’il est décentré — Aquin dit que le péché est un amour mal orienté. C’est très juif : le mot hébreu pour péché signifie manquer la cible. Faire mouche serait un chakra en bonne santé, mais le rater serait comparable à un péché capital.

Permettez-moi de vous donner un exemple. Le septième chakra est le point culminant de l’énergie de la kundalini : le feu qui monte le long de notre colonne vertébrale, qui traverse les six autres chakras et qui transmet la lumière et la bonne énergie à d’autres êtres spirituels, qu’il s’agisse de nos ancêtres, d’anges ou d’autres êtres humains qui essaient de faire le bien dans le monde. Lorsque le septième chakra est en bonne santé, c’est la construction de la communauté. Lorsqu’il n’est pas sain, mais décentré, il se manifeste par l’envie.

L’envie reconnaît la lumière chez les autres, mais au lieu de s’y associer pour faire du bon travail, elle veut abattre l’autre pour qu’il soit le dernier debout, si l’on peut dire.

Je pense que la méthodologie des sept chakras et des sept péchés capitaux fonctionne vraiment. Nous avons besoin d’un nouveau langage pour le mal aujourd’hui, parce que la religion occidentale a tellement survalorisé le péché que les gens ne veulent plus en parler. Pendant quarante-cinq ans, j’ai parlé à de nombreux protestants et catholiques, et ils m’ont dit la même chose : à l’âge de quinze ans, ils avaient déjà entendu trop de choses sur le péché.

Dans notre culture, nous ne disposons pas d’un vocabulaire opérationnel pour désigner le mal, car je pense que la religion nous a déçus et a exagéré l’idée du péché. Parce qu’il était juif, Jésus n’a jamais entendu parler du péché originel : personne ne l’avait entendu avant le quatrième siècle. En tant que catégorie théologique, elle est dangereuse ; elle crée un doute sur notre beauté et notre droit d’être ici.

Oui, il y a cette quête pour trouver ce qui manque à notre espèce, mais regardez ceci : nous connaissons maintenant quatorze autres espèces d’hominidés qui sont nos cousins, comme les Néandertaliens et de nouveaux hominidés découverts en Asie du Sud-Est. Tous ces hominidés ont disparu, ils se sont éteints. C’est un signal d’alarme : nous, les humains, sommes capables de nous éteindre, et nous en sommes très proches en ce moment. Nous devons mettre de l’ordre dans notre violence — ce que j’appellerais le cerveau reptilien déchaîné.

L’Écriture dit : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction : choisis donc la vie » [Deutéronome 30:19]. C’est un choix, un choix quotidien, de ne pas choisir ces forces qui sont orientées vers la nécrophilie au lieu de la biophilie.

Smoley : Cela soulève la question du plaisir, car la diabolisation chrétienne du péché est étroitement liée à la diabolisation du plaisir. Quelle est une attitude saine et équilibrée à l’égard du plaisir ?

Fox : Le livre de la Sagesse dit : « La sagesse, c’est d’aimer la vie ». C’est ce qu’est éros, je pense : un amour passionné de la vie dans toutes ses expressions. La poétesse Audre Lorde dit : « Je suis érotique quand je fais du pain, quand je prépare une table, quand j’écris un poème. »

Éros est le merveilleux don de la passion que nous apportons à tout ce que nous faisons. Cela inclut la sexualité, l’amour de la vie et bien d’autres expressions. Je pense qu’il faut l’honorer et ne pas le soupçonner.

Le Cantique des Cantiques dans la Bible, parfois appelé le Cantique de Salomon, est une célébration des relations sexuelles en tant qu’expériences divines, en tant qu’expériences mystiques. Dans la tradition juive, on est censé pratiquer le sabbat en lisant le Cantique des Cantiques avec son conjoint et en faisant l’amour. Faire l’amour n’est pas un péché ; c’est l’une des façons les plus profondes de dire merci pour l’existence.

Éros a toute sa place. Lorsque le Christ, dans l’Évangile de Jean, dit : « Je suis venu pour que vous ayez la vie et que vous l’ayez en abondance » [Jean 10:10], c’est éros ; c’est une déclaration très érotique.

Et bien sûr, Jésus lui-même a été critiqué parce qu’il ne jeûnait pas autant que son mentor, Jean-Baptiste, et parce qu’il mangeait et buvait avec de mauvaises personnes — les fêtards. Ses expériences en matière de repas étaient des moyens importants de réunir les riches et les pauvres Il l’a fait délibérément, afin que tous ensemble dans la même pièce, ils entendent ce qu’il avait à dire et le débattre.

Le fardeau que nous impose le christianisme provient, je pense, davantage de la philosophie grecque que du judaïsme. C’est un fardeau que beaucoup portent encore, mais dont ils peuvent se débarrasser. Pour se défaire de ce fardeau, il existe une voie médiane qui considère que les valeurs consistent à être fidèle à ses vœux, notamment à ne pas briser le cœur de son partenaire. De nos jours, de nombreux jeunes ne se marient pas avant la fin de la vingtaine. Il est donc évident qu’il y aura des relations et des expériences entre l’adolescence et l’âge adulte.

C’est un autre sujet : les rites de passage pour les jeunes. Le christianisme a la confirmation et le judaïsme a la bar mitzvah, mais je me demande si ces rites sont suffisants à l’heure actuelle.

Je puise beaucoup d’énergie, de perspicacité et de sagesse auprès des populations indigènes, qui accordent une grande importance aux rites de passage de la puberté, en particulier pour les garçons, parce qu’elles estiment que les filles ont leur propre rite de passage naturel avec les menstruations. Les garçons doivent avoir un rite sévère, sinon ils deviennent colériques. Je pense que cela se ressent fortement dans notre culture : l’absence d’un véritable rite de passage pour les jeunes.

Tant que nous y sommes, nous devrions également nous pencher sur les rites de passage pour les personnes âgées. Toute la tradition des aînés est très importante. Le rôle de l’aîné n’est pas de jouer au golf ou à la bourse jusqu’à la fin de ses jours. Il y a quelque chose de plus sérieux. Les anciens devraient être en relation avec la plus jeune génération : les grands-parents et les petits-enfants. Je pense qu’il serait approprié d’organiser des rites de passage pour les aînés qui soient conçus en pensant aux jeunes et auxquels les jeunes assistent, afin qu’ils aient une vision plus complète de ce qu’est la vie. Ce leadership est une réalité ; il ne s’agit pas seulement de tapoter la tête des grands-parents à Noël. C’est quelque chose d’important et de nécessaire qui se passe entre les plus âgés et les plus jeunes. Les personnes d’âge moyen, les parents, sont trop occupés à gérer la culture pour y prêter attention. Je pense que nous avons besoin d’habilités saines des aînés.

Un anthropologue a récemment réuni une équipe pour répondre à une question : pourquoi les Néandertaliens ont-ils disparu alors que l’Homo sapiens se porte bien ?

La théorie précédente était que nous les avions tous tués, mais nous savons maintenant que beaucoup d’entre nous ont de l’ADN néandertalien dans leurs gènes, donc nous ne les tuions pas seulement, nous faisions l’amour avec eux.

Cet anthropologue a découvert que les Néandertaliens avaient tendance à mourir vers l’âge de quarante ou quarante-deux ans, ce qui signifie qu’il n’y avait pas de grands-parents, alors que nous, les Homo sapiens, vivons plus longtemps, ce qui fait qu’il y a trois générations : deux d’entre elles élèvent les enfants, et non pas une seule. Je pense que c’est une information importante, parce qu’elle montre que le rôle des aînés n’est pas d’être mis dans un coin ; ils jouent un rôle nécessaire. Je pense que c’est dans la mémoire des tribus indigènes, qui honorent les anciens. Ils se souviennent qu’ils ont réussi, non seulement grâce à leurs parents, mais aussi grâce à leurs grands-parents.

Smoley : Une grande partie de votre travail porte sur la refonte du concept de Dieu. Il semble que pour beaucoup de gens, l’image chrétienne traditionnelle de Dieu est dépassée et n’est plus plausible ; il faut en quelque sorte en façonner une nouvelle. Comment voyez-vous cette évolution, et où pensez-vous qu’elle devrait aller ?

Fox : Tout d’abord, je suis d’accord avec vous : c’est en train de se produire. Mon mystique préféré, Maître Eckhart, dit : « Je prie Dieu de me débarrasser de Dieu ». C’est une déclaration assez radicale, mais je pense que beaucoup de gens font cette prière consciemment ou inconsciemment aujourd’hui, parce que nous avons fait beaucoup de choses horribles au nom de Dieu au cours des siècles, notamment en tuant les religions, les cultures et les tribus indigènes, en pratiquant l’esclavage, et bien d’autres choses encore. Et bien sûr, Dieu en Amérique est devenu un terme galvaudé ; nous l’imprimons sur nos billets de banque et nos pièces de monnaie : « In God we trust (En Dieu, nous avons confiance) », ce qui a conduit à une irrévérence à l’égard de la transcendance de la divinité.

Il y a quelques années, j’ai écrit un livre intitulé Naming the Unnamable : Eighty-Nine Useful and Wonderful Namesfor God (Nommer l’innommable : Quatre-vingt-neuf noms utiles et merveilleux pour Dieu). L’idée de ce livre m’est venue, une fois de plus, de Thomas d’Aquin. Dans son commentaire sur le Pseudo-Dennis, moine syrien du VIe siècle, Thomas d’Aquin dit que chaque être est un nom pour Dieu. Les Védas disent que Dieu a un million de noms et un million de visages, ce qui est bien, mais Thomas d’Aquin dit que Dieu est constitué de billions et de billions d’êtres. Chaque être est un nom. J’en ai parlé à un ami cosmologiste, et il m’a dit que cette phrase lui avait arraché le sommet de sa tête : chaque être est un nom pour Dieu.

C’est ce que je fais dans mon livre avec les quatre-vingt-neuf noms. Pour certains d’entre eux, je fais appel à la science, par exemple « Dieu est énergie ». Dans son important livre The Self-Organizing Universe, Erich Jantsch dit : « Dieu est l’esprit de l’univers ». Il ajoute ensuite : « Auparavant, les mystiques disaient cela, mais parce que je le dis en tant que scientifique, beaucoup plus de gens vont l’entendre. » C’est vrai : les gens écoutent plus les scientifiques que les mystiques, mais encore une fois, beaucoup de scientifiques sont des mystiques aujourd’hui.

Un autre scientifique, que j’ai rencontré lors d’une séance de dédicace de mon livre, dit que Dieu est l’esprit de la terre, l’esprit de la terre, l’intelligence de la terre. Il explique qu’il n’y a pas assez de temps pour que l’œil ait été inventé par essais et erreurs, et certainement pas par hasard ; il est beaucoup trop complexe. Il dit qu’il doit y avoir eu une intelligence là-dedans.

Un certain Alfred Russel Wallace est à l’origine, avec Darwin, de la théorie de l’évolution. Bien qu’il ne soit pas aussi connu, Darwin et lui ont travaillé ensemble, et lorsqu’ils ont présenté le premier document sur l’évolution à la société scientifique de Londres, ils se sont retrouvés dos à dos. Ensemble, ils ont donné naissance au concept de l’évolution, mais après de nombreuses années de collaboration, Darwin et Wallace se sont séparés au sujet des anges. Darwin a déclaré que tout cela était le fruit du hasard, mais Wallace a dit que c’était impossible : L’évolution a connu trop de succès pour être le fruit du hasard. Il doit y avoir des intelligences directrices qui assistent le processus d’évolution, et le mot qu’il a utilisé pour les désigner est « anges ».

Je propose maintenant de nombreux autres noms pour Dieu, tels que l’amour, la joie, la justice, la compassion, la beauté et, bien sûr, le divin féminin, Kwan Yin. Au XIVe siècle, Julian of Norwich, la première femme à avoir écrit un livre en anglais, parlait de Dieu comme d’une mère, du Christ comme d’une mère et du Saint-Esprit comme d’une femme. Le fait est que nous disposons de tous ces noms pour désigner la divinité. Votre question est : quels sont ceux qui se présenteront à l’heure actuelle, lorsque nous en aurons besoin ? Il y a, bien sûr, toute l’idée de Gaïa, la Terre mère, en tant que divinité féminine, le côté féminin de la création, que l’on retrouve même au sein du christianisme.

Je pense que nous vivons une époque merveilleuse : la limite est supprimée et nous pouvons nous éloigner de ces images qui sont restées longtemps dans nos esprits, comme la peinture de Dieu par Michel-Ange au sommet de la chapelle Sixtine, qui montre un vieil homme avec une longue barbe blanche, créant Adam — Dieu exclusivement mâle.

Eckhart a des images merveilleuses ; par exemple, il dit que Dieu est la chose la plus récente de l’univers. Dieu n’est pas ce vieux type fatigué et barbu, mais l’être le plus récent de l’univers — jeune, enjoué, frais, revigoré et enthousiasmé par la création. L’une des propositions de mon livre est que Dieu est joie. Aquin a dit que l’univers a été créé en partie parce que Dieu voulait avoir plus de compagnie avec laquelle partager la joie d’être.

Je pense que tout nom que nous donnons à Dieu ouvre toutes sortes de voies. Il faut que les artistes, les poètes, les musiciens et les cinéastes se joignent à nous pour porter ces nouvelles images.

Une partie de la nouvelle science est l’idée que l’univers se déploie et s’est déployé ; il se développe et s’agrandit régulièrement, et tout cela est lié, je pense, au pouvoir intégré de la créativité. L’un de mes livres s’intitule Creativity : Where the Divine and the Human Meet (La Créativité : là où le divin et l’humain se rencontrent). Je pense que les pouvoirs de créativité et de cocréation font partie intégrante de tout nom que nous voulons donner à la divinité ; la divinité est très fertile.

Aujourd’hui, nous pouvons dire que l’univers compte 2 000 milliards de galaxies, chacune avec des centaines de milliards d’étoiles. Cela dépasse certainement l’imagination. Le télescope Webb sera mis en service dans quelques mois et renverra, nous l’espérons, des images de la lumière originelle de l’univers. C’est stupéfiant, car de nombreuses traditions dans le monde utilisent la lumière comme le synonyme le plus courant de la divinité.

Lorsque nous pensons à la lumière, nous pensons à la lumière du soleil ordinaire, mais non, il s’agit de 13 milliards d’années avant le soleil. C’est assez incroyable, et cela pourrait rassembler la race humaine pour nous réveiller afin que nous cessions de nous faire la guerre entre nous et contre notre mère la Terre et que nous préservions cette planète extraordinaire.

Il est temps que nous devenions intelligents et que nous commencions à agir en adultes. L’espèce humaine est restée assez longtemps au stade de l’adolescence, et nous devons grandir rapidement.

Smoley : Comme vous l’avez dit, Darwin a eu une idée brillante, à savoir l’évolution par sélection naturelle, mais contrairement à Wallace, il en a fait l’explication unique de tout : toute l’évolution est due uniquement à la sélection naturelle, comme l’affirment encore les néo-darwinistes. De même, pour Marx, l’histoire est façonnée par la lutte des classes, et tout doit donc être expliqué par la lutte des classes. Freud avait la théorie du sexe, donc tout devait être expliqué par cette théorie. Ces génies semblent avoir été possédés par leurs propres idées brillantes. Concrètement, comment garder un certain équilibre dans sa propre pensée pour que ses idées ne deviennent pas des démons qui vous obsèdent ?

Fox : Je pense que le narcissisme intervient ici : nos idées deviennent nos dieux et déesses, nos idoles. Je pense que nous avons besoin d’apprécier une intelligence, une sagesse et un amour plus grands dans le monde pour placer nos propres efforts en perspective. Je dis toujours que nous avons un nombril pour nous rappeler que nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes.

D’un autre côté, nous ne voulons pas sous-estimer les bonnes choses que nous pouvons accomplir. Eckhart dit que nous donnons toujours naissance au Christ ; le Christ a toujours besoin de naître. Les bouddhistes peuvent dire que nous donnons naissance au Bouddha et à la nature du Bouddha, et les juifs disent que nous donnons naissance à l’image de Dieu. Tout cela doit être célébré et honoré, mais cela ne signifie pas que nous supplantons le grand Christ du cosmos, que nous servons et que nous sommes ici pour servir.

Ensuite, bien sûr, nous devons nous écouter les uns les autres et accepter les critiques. Il est utile de vivre en communauté : on se maintient les uns les autres dans certaines limites. Je pense que votre sens de l’humour en fait également partie : nous nous moquons de nous-mêmes et de nos théories.

Les gens peuvent se montrer avec de grands airs et se croire plus importants qu’ils ne le sont. Nous faisons tous partie de la lignée et, intellectuellement, nous nous appuyons les uns sur les autres. Pour un être humain, l’apprentissage est un effort communautaire.

Personne n’est Dieu, mais nous sommes tous des rayons de Dieu. Les rayons du soleil ne remplacent pas le soleil. Nous ne remplaçons pas Dieu, quel que soit le nom ou l’explication que nous utilisons.

Smoley : Nous entendons beaucoup parler de ce qui se passe dans ce pays aujourd’hui, et cela fait inévitablement ressortir les aspects négatifs — la violence des armes à feu, la discrimination raciale, la profanation de l’environnement — mais ce n’est évidemment pas le tableau d’ensemble. Même si ces maux existent, il y a beaucoup de bonnes choses qui les contrebalancent. Je me demande si vous pourriez nous donner une vue panoramique de ce qui se passe aux États-Unis, sans omettre ni trop insister sur les bons et les mauvais côtés.

Fox : Comme je l’ai dit, la nécrophilie se développe lorsque la biophilie est freinée. C’est une déclaration très profonde sur le mal, et elle nous montre un moyen de sortir de la nécrophilie. La vie est en fait une question de biophilie ; nous devons régulièrement tomber amoureux de la vie.

Je dis que nous devrions tomber amoureux trois fois par jour. Je ne dis pas cela pour menacer le mariage ou la relation de qui que ce soit, mais pour nous sortir de notre état d’esprit anthropocentrique. Vous pouvez tomber amoureux des fleurs sauvages, des arbres, des pierres, des animaux, des planètes, des galaxies, de la musique, de la poésie. Il y a tant de choses dont on peut tomber amoureux. Je pense que lorsqu’il y aura suffisamment de coups de foudre, nous choisirons la biophilie, l’amour de la vie, plutôt que la nécrophilie.

Je pense qu’il y a aussi beaucoup de nécrophilie ; cela est dû en grande partie aux inventions humaines. Nous, les humains, inventons des choses, parce que nous sommes si créatifs. La vision moderne du monde a accompli beaucoup de choses : par exemple, nous sommes allés sur la lune et en sommes revenus grâce à la science newtonienne. L’électricité et d’autres développements similaires ont amélioré nos vies, mais nous n’avons pas tout calculé — ce que nous faisions à notre mère la Terre, en extrayant ses éléments de la terre et, bien sûr, en tuant les cultures indigènes pour accéder à ces richesses.

Je pense que nous manquons de vision à long terme et que nous n’envisageons pas les conséquences avant qu’elles ne nous submergent. Cette génération paie donc la facture de 500 ans de négligence profonde à l’égard de la Terre Mère.

Puis il y a les radios, les télévisions et les politiques de haine. Ce n’est pas seulement chez les autres, c’est en chacun de nous ; nous sommes tous capables de haine. Mais je ne pense pas qu’il soit si ésotérique de proposer que, si nous ne pouvons pas d’une certaine manière réguler nos passions les plus sombres, nous ne pouvons pas avoir une communauté qui survive.

Je pense que la démocratie est en danger en Amérique aujourd’hui, comme dans de nombreux endroits du monde. Beaucoup de choses ne sont pas intentionnelles, car nous disposons de ces modes de communication qui permettent de déverser sa haine, laquelle est ensuite reliée à la haine de quelqu’un d’autre. Nous sommes tous interconnectés, non seulement pour les bonnes choses, mais aussi pour les mauvaises.

Nous sous-estimons souvent les pouvoirs de nos inventions. Avons-nous le temps de nous rattraper avant que le côté obscur ne nous submerge ? L’heure est à la vigilance et à l’esprit critique, non seulement à l’égard de l’autre, mais aussi de soi-même, du rôle que nous jouons dans la destruction de la terre ou de la démocratie. Comment pouvons-nous contribuer ensemble à sauver les deux ?

Nous vivons une époque remarquable. Nous sommes à la croisée des chemins en tant qu’espèce, comme c’est clairement le cas avec le changement climatique. Nous devons tous nous enraciner dans les choses dont vous et moi avons parlé : la bonté de la création, la présence du divin, de l’amour et de la justice. Nous devons nous remplir de ces choses sans être dans le déni de la souffrance.

Le mal actuel est une force très puissante ; c’est intelligent ; il ne se promène pas avec une pancarte sur le dos disant : « Je suis le mal ; donnez-moi un coup de pied ». Il a beaucoup d’argent en poche et va là où il y a du pouvoir, qu’il s’agisse de la religion, du gouvernement ou de l’armée. Nous ne pouvons pas être naïfs quant à notre capacité à faire le mal ou à nous détruire.

Nous devons passer au nouveau niveau d’humanité dont parlent tous les grands maîtres spirituels, du Dalaï-Lama au Bouddha en passant par Muhammad, Jésus et Isaïe. Nous sommes capables de compassion, mais il faut un peu de travail pour y parvenir. Nous ne pouvons pas être paresseux ni absorber les valeurs d’une culture matérialiste. Nous devons offrir quelque chose de plus grand, et cela fait partie de la biophilie.

Texte original : https://www.theosophical.org/publications/quest-magazine/love-for-the-living-earth-an-interview-with-matthew-fox