Lucien Gérardin
L'apocalypse a déjà eu lieu

La catastrophe n’a pas toujours lieu à l’échelle cosmique : supernova ou quasar. Elle peut avoir lieu à l’échelle d’une planète, quand un objet errant vient la percuter, comme il y a soixante-dix millions d’années. Je ne sais pas pourquoi la Vie dans l’Univers et sur Terre, mais je me dis que forte est sa puissance puisqu’elle peut traverser sans trop de dommages les catastrophes de ce genre. Voilà qui ne peut que rendre optimiste sur le long avenir tout naturellement inscrit pour l’Humanité en marche sur la route de sa destinée.

(Revue Question De. No38. Octobre 1980)

1983, 1984, 1997, 2000, 2012, 2220 etc., les prédictions s’amoncellent : la fin du monde arrive. La fin d’un monde, cela est certain, et le passage risque d’être dur, autre évidence. Mais l’histoire se bâtit sur des ruines comme les plantes nouvelles croissent sur l’humus. Et puis, du point de vue des galaxies, qu’est-ce que notre apocalypse ? Un événement parmi d’autres. Depuis la parution de l’article, de nombreuses nouvelles découvertes furent faites dans ce domaine. La réflexion de l’auteur reste actuelle.

Lorsque l’Agneau ouvrit le sixième sceau, il se fit un violent tremblement de terre, et le soleil devint noir comme une étoffe de crin, et la lune devint toute entière comme du sang, et les astres du ciel tombèrent sur terre comme des figues pas mûres tombant d’un figuier tordu par la tempête, et le ciel disparut comme un livre qu’on roule, et les monts et les îles s’arrachèrent de leur place.

Cette effrayante description est celle du Jour de la Colère Divine, révélée à Jean pour qu’il la proclame en son Apocalypse (chapitre 6, versets 12-14). Ce faisant, le visionnaire de Patmos reprenait presque mot pour mot ce qu’avait écrit avant lui le légendaire Hénoch.

Les montagnes fondront comme de la cire

Les hautes montagnes seront ébranlées, et elles tomberont et se disloqueront. Et les collines élevées seront abaissées par l’ébranlement des montagnes, et elles fondront  comme cire à la flamme. La terre sera violemment déchirée par une profonde crevasse et tout ce qui est vivant sur terre périra (Livre d’Hénoch, chapitre 1, versets 6, 7).

Ce Jour de Colère où la vie terrestre doit disparaître presque entièrement n’aurait-il pas déjà eu lieu dans le lointain passé des temps géologiques ? Il est de fait que les paléontologues ont repéré plusieurs crises majeures au cours desquelles de nombreux êtres vivants disparurent à chaque fois brutalement. Au long des quelque six cents millions d’années pour lesquelles il reste des fossiles bien étudiés car relativement abondants, on discerne cinq telles catastrophes. La plus proche de nous remonte à seulement soixante-dix millions d’années. Elle vit la fin des dinosaures.

La disparition relativement brutale de ces derniers a le don d’exciter la curiosité du grand public : comment ces animaux gigantesques qui avaient régné sur terre pendant des dizaines de millions d’années ont-ils pu s’évanouir en un temps très court ? Lorsqu’on y regarde d’un peu plus près, on constate que ce ne sont pas seulement les dinosaures qui disparurent alors brusquement. L’apocalypse (on peut bien employer ce mot) semble avoir été universelle : la moitié ou même plus des espèces vivantes disparut brusquement lors de la transition de l’ère secondaire à l’ère tertiaire. Si certains chercheurs attribuent à cette transition une durée d’un à deux millions d’années, d’autres la voient beaucoup plus rapide. Il y a quelques années, D.A. Russell a même avancé la thèse d’une durée de seulement cent ans, précisant que rien ne s’opposait à ce que la catastrophe ait été consommée en quelques années, voire en un an.

Des hypothèses hardies

Comment expliquer une disparition aussi brutale? Certaines hypothèses prudentes cadrent mal avec la rapidité de l’extinction. En particulier, celle de mammifères primitifs, friands d’œufs de dinosaures, tuant au berceau les grands reptiles en détruisant dans l’œuf leur descendance.

Pourquoi pas plutôt une cause extra-terrestre ? Comme par exemple l’explosion d’une supernova au voisinage du système solaire. Le flux brutal du rayonnement qui frapperait alors la terre pourrait y stériliser la vie. Il reste des difficultés pour expliquer comment la moitié seulement des espèces vivantes aurait ressenti l’effet mortel, l’autre moitié n’étant pas affectée de façon majeure. Et puis, l’explosion d’une supernova s’avère un phénomène rare. La probabilité qu’un événement stellaire de ce genre ait lieu à courte distance du soleil a été chiffrée à moins d’un sur un milliard. Il n’y a donc pratiquement aucune chance pour que ceci se soit répété plusieurs fois en six cents millions d’années.

En dosant de l’iridium

Un physicien atomiste du Lawrence Berkeley Laboratory, de l’Université de Californie à Berkeley, vient, avec l’aide de son fils géologue, de proposer une explication à la fois plus fantastique et plus plausible. Un résumé de leurs travaux est paru dans le numéro 4448 de la revue américaine Science (6 juin 1980) : ce serait la rencontre d’une petite planète et de la Terre qui expliquerait la catastrophe. On connaît bien maintenant ce que l’on appelle les « objets Apollo ». Il s’agit de petites planètes de quelques kilomètres en dimensions, souvent de forme irrégulière, qui, au nombre de plusieurs centaines, voyagent dans le système solaire. Il arrive que l’orbite d’un de ces objets recoupe la trajectoire de la Terre. La rencontre aura lieu si l’objet Apollo et la Terre se trouvent par malchance être simultanément présents au point de recoupement des trajectoires. Cette éventualité reste heureusement fort rare. Le calcul montre que c’est une fois toutes les 100 à 200 millions d’années environ que la collision avec un objet Apollo a des chances de se produire.

Que se passe-t-il lors d’une telle « Collision de Mondes » ? La petite planète traverse l’atmosphère sans être notablement détruite par ablation thermique. L’énergie libérée par le choc à l’impact équivaut à celle de millions de bombes à hydrogène explosant simultanément. Le cratère formé atteint plusieurs centaines de kilomètres de diamètre et les effets dévastateurs s’étendent probablement à notre globe tout entier.

Le mérite du professeur Alvarez et son équipe est d’avoir fourni une démonstration presque sans faille du bien-fondé de leur hypothèse. Il existe des sites géologiques favorables où l’on observe dans de bonnes conditions les sédiments accumulés au cours des âges géologiques. On connaît ainsi l’existence d’une couche relativement fine (moins d’un centimètre d’épaisseur) séparant le dernier dépôt secondaire (« maestrichien » crétacé) du premier dépôt tertiaire (éocène ancien). Chose curieuse, cette couche ne contient aucun fossile. Physiciens atomistes, les chercheurs de Berkeley ont eu l’idée d’y doser les métaux rares, en particulier ceux du groupe du platine. L’abondance de ces derniers dans la croûte terrestre est notablement inférieure à leur abondance naturelle dans le système solaire, du fait d’un lent processus de concentration dans le noyau terrestre depuis les milliards d’années qu’est née la Terre.

Il est désormais possible, par des méthodes d’activation neutronique dont on ne dira rien ici, de déterminer avec précision les taux de présence (pourtant infimes) de ces métaux, en particulier celui d’iridium. A sa grande stupéfaction, l’équipe du professeur Alvarez découvrit que le taux d’iridium dans la couche en question se montrait très supérieur au taux dans les couches crétacée et éocène avoisinantes. Les premières analyses eurent lieu sur des échantillons italiens venus de la gorge de Bottaccione, au nord de la ville de Gubbio.

Par la suite, on étudia de la même façon des échantillons danois pris dans la falaise de Stevns Kilnt, au sud de Copenhague. Enfin, d’autres essais portèrent sur des échantillons néo-zélandais. Dans tous les cas, on mesura des taux d’iridium anormalement élevés par rapport à ceux des sédiments avoisinants : de vingt à cent cinquante fois plus.

Le soleil devint noir comme une étoffe de crin

D’où peut bien provenir cet afflux soudain d’iridium ? Après avoir éliminé toutes les possibilités d’une origine terrestre (via des processus de concentration chimique en milieu aqueux), l’hypothèse d’une origine extraterrestre resta la seule vraisemblable aux yeux des savants de Berkeley.

Pourquoi pas alors la supernova toute proche ? Lors de la fantastique alchimie nucléaire qui se produit dans l’implosion sur lui-même de l’astre, il s’engendre toutes sortes de métaux lourds, de l’iridium donc, mais aussi du plutonium dont l’isotope 244 a une vie moyenne de quatre-vingt millions d’années. En soixante-dix millions d’années, la quantité de plutonium 244 n’aurait décru que d’un facteur 2. Les techniques d’activation neutronique permettent de mesurer d’éventuels taux de plutonium. Le résultat fut totalement négatif. L’afflux massif d’iridium (d’autres éléments aussi, mais l’iridium s’est révélé l’indicateur le plus précis) ne peut donc provenir d’une supernova proche.

L’iridium en question pourrait, par contre, très bien provenir d’une météorite pierreuse (ce que l’on appelle une chondrite). La teneur en iridium de ces témoins des débuts du système solaire est notablement plus élevée que celle de l’actuelle croûte terrestre. En l’occurrence, il se serait agi d’un objet Apollo, une gigantesque météorite.

Que se passe-t-il lors d’une rencontre de la Terre avec ce genre de petite planète ? On ne peut le dire avec certitude puisque, fort heureusement, l’homme n’a jamais été témoin d’une telle catastrophe. Il reste toutefois probable qu’une énorme quantité de fine poussière serait projetée dans l’atmosphère. En août 1883, le volcan Krakatoa, dans une île de la Sonde, projeta une vingtaine de kilomètres-cubes de cendres dans l’atmosphère en explosant. Le cinquième atteignit la stratosphère où les cendres flottèrent plusieurs années avant de retomber finalement sur terre. Les observations de l’époque montrèrent que ces poussières absorbaient un peu la lumière, les couchers de soleil ayant alors été particulièrement rougeoyants sur tout le globe (la lune devint toute entière comme du sang, a écrit Jean).

Si la quantité de poussières projetée dans l’atmosphère était plus importante, l’absorption du rayonnement solaire serait plus forte. A la limite, il y aurait nuit perpétuelle, les rayons du soleil de midi ne perçant plus la couche diffusante. Ce serait « le soleil devenu noir » de l’Apocalypse de Jean.

Plus de lumière, plus de photosynthèse. En s’arrêtant, la vie végétale entraîne l’arrêt de nombreuses chaînes alimentaires, ce qui tue aussi bien le micro-organisme marin que le grand herbivore. Seuls pourraient survivre des charognards (on s’explique la pérennité des crocodiles, une espèce très primitive dont on comprenait mal qu’elle ait survécu là où les dinosaures ont disparu).

Des mondes en collision

Certains reprochent à ce qu’ils appellent la « science officielle » de ne pas prendre en considération les collisions planétaires. Ils déplorent en particulier l’accueil plus que froid fait aux divagations du fameux I. Velikovsky. Leur reproche paraît mal fondé. La « science éclairée » la plus actuelle ne recule pas devant ce genre de chose. Mais, bien sûr, elle exige que l’hypothèse d’une collision de mondes s’appuie sur des données sérieuses et non simplement sur un ramassis hétéroclite de légendes plus ou moins bien (ou plutôt plus ou moins mal) interprétées.

On peut généraliser l’hypothèse des « mondes en collision » (en l’occurrence la rencontre de la Terre avec un objet Apollo) pour expliquer les catastrophes géologiques antérieures à celle qui vit périr les dinosaures. Le nombre de crises s’accorde bien avec le calcul des chances (ou plutôt des malchances) de rencontre. A chaque fois, de nombreuses espèces périrent. Mais la vie, chaque fois, a finalement triomphé. Bien sûr, le cours ultérieur de l’évolution a dû être plus ou moins influencé par ces catastrophes. Rêvant un peu, on se dit que l’intelligence est sans doute inscrite normalement dans l’évolution de la vie. Si les dinosaures n’avaient pas sombré dans la nuit qui marqua la fin du secondaire, il y aurait peut-être quand même sur terre des machines, des fusées interplanétaires et des ordinateurs. Le calcul binaire aurait même été plus naturel puisque, comme l’a remarqué plaisamment Carl Sagan dans ses « Dragons d’Eden », les dinosaures n’ayant que quatre doigts à chaque patte, un « homme fils de dinosaure » aurait compté par 8 et non par 10 comme nous, « hommes fils de mammifères » à cinq doigts. Beau problème pour les philosophes, s’il en existe encore d’intéressés par la philosophie !

En guise de conclusion

C’est sur une autre réflexion de Carl Sagan que je voudrais terminer. Dans son ouvrage : « Le Cerveau de Broca » il écrit dans le chapitre curieusement intitulé : Prêche pour un dimanche : Lorsqu’on contemple l’Univers, on ne peut qu’être étonné. Tout d’abord, l’Univers paraît exceptionnellement beau. On se dit que la complexité de sa structure doit cacher un plan subtil. Est-ce parce que nous sommes partie prenante à cet Univers ? Est-ce pour d’autres raisons ? Qu’importe ! Nous ne pouvons que le trouver beau. Je n’ai pas d’explication à proposer, mais on ne peut nier que l’harmonie soit la plus étonnante propriété du cosmos.

Mais on se rend simultanément compte qu’il se produit sans cesse des cataclysmes et des catastrophes dans cet univers. Et cela, à une échelle souvent gigantesque. L’explosion de ce qu’on appelle un quasar doit détruire le noyau d’une galaxie. Chaque fois qu’un quasar explose, des millions de mondes stellaires sont renvoyés au néant et d’innombrables formes de vie doivent disparaître. De ces vies, certaines étaient sans doute intelligentes.

Cet Univers n’est plus l’univers bienveillant des religions traditionnelles, un univers statique créé à l’intention des hommes.

Nous contemplons désormais un Univers qui est à la fois terriblement beau et terriblement violent. Cet Univers n’exclut pas un Dieu comme imaginé par les traditions orientales ou les religions occidentales, mais il ne l’exige nullement.

La catastrophe n’a pas toujours lieu à l’échelle cosmique : supernova ou quasar. Elle peut avoir lieu à l’échelle d’une planète, quand un objet errant vient la percuter, comme il y a soixante-dix millions d’années. Je ne sais pas pourquoi la Vie dans l’Univers et sur Terre, mais je me dis que forte est sa puissance puisqu’elle peut traverser sans trop de dommages les catastrophes de ce genre. Voilà qui ne peut que rendre optimiste sur le long avenir tout naturellement inscrit pour l’Humanité en marche sur la route de sa destinée.