Le catholicisme : Le salut par Jésus-Christ par Albert-M. Besnard

En un sens, le catholicisme n’est donc pas une religion « pure » une doctrine spirituelle de salut indépendante du contexte historique. Il a déjà eu plusieurs visages, et il en aura d’autres. C’est pourquoi, pour le comprendre, il faut procéder en plusieurs étapes, superposer des lectures faites sous des éclairages différents, réunir des points de vue dont aucun n’est exclusif et dont tous sont nécessaires.

(Extrait de Les religions. Éd. Marabout 1974)

AlbertMarie Besnard [1926-1978]. Né à Toulouse, diplômé de l’École Polytechnique (Paris), il entra dans l’Ordre dominicain en 1949. Après son ordination sacerdotale et ses études, il fut successivement prieur au Couvent de Strasbourg, maître des novices au Couvent de Lille, maître des étudiants au Couvent du Saulchoir à Étiolle. En 1968, il fut assigné au Couvent Saint-Dominique de Paris pour prendre la direction de « La Vie Spirituelle » et en 1973 il fut élu prieur, charge qu’il garda jusqu’à sa mort. Théologien averti, grand prédicateur et auteur de nombreux ouvrages de spiritualité, le frère Marie-Albert Besnard était plus encore un homme de prière. Version PDF

Le catholicisme représente en nombre et en extension, l’une des grandes religions mondiales : environ 613 millions de fidèles, répartis en 41 nations. La distribution en est très inégale : le catholicisme est massivement majoritaire en Amérique latine (226 millions, soit plus de 90 % de la population), majoritaire en Europe occidentale (250 millions. 56 %), passe de fortes minorités en Amérique du Nord et en Afrique noire (respectivement 23,6 % et 11,3 %), à de très faibles minorités dans le monde arabe (1,9 %) et en Asie (4 %). [Données de 1974]

Les chiffres ci-dessus ne doivent cependant pas être reçus sans nuances. Ils recouvrent des degrés d’appartenance très divers. Si le baptême permet un repérage sociologique précis des adeptes du catholicisme, tous les baptisés sont loin d’être des pratiquants de leur religion, c’est-à-dire d’accomplir les actes religieux exigés par leur Eglise. Beaucoup ne s’affichent catholiques qu’à l’occasion des grands événements de leur existence : mariage, baptême des enfants, enterrement. De plus tous les pratiquants sont loin d’être des « fidèles » au sens fort du mot, c’est-à-dire loin d’avoir personnellement fait leurs les convictions et les engagements que le catholicisme leur transmet.

Un tel décalage entre adeptes sociologiques et fidèles engagés existe dans toutes les religions. Ce décalage n’empêche cependant pas le catholicisme d’avoir une consistance ferme et des contours assez précis dans les divers pays où il est implanté. Cela tient à la solide unité qu’il a réussi à maintenir au cours des quelque vingt siècles de son existence, non sans drames cependant, dont nous reparlerons. Le catholicisme n’est pas seulement une « voie » spirituelle, comme le bouddhisme par exemple, il est une « Eglise » : le mot lui-même est de création chrétienne. Il faudra préciser tout ce qu’il représente pour les catholiques, mais déjà chacun sait qu’il désigne un système stable de structures socioreligieuses. La plus manifeste est la structure d’autorité et de gouvernement. L’Église catholique a un centre d’unité évident, le pape. Celui-ci nomme les évêques qui sont, en chaque diocèse, les responsables effectifs de la communauté catholique. Cette hiérarchie est secondée par un clergé, jusqu’ici célibataire et tout entier dévoué à cette tâche, d’ailleurs inégalement réparti selon les régions. On compte, dans le monde, près de 268000 membres du clergé séculier et environ 145 000 membres du clergé régulier. Mais alors qu’il y a en France environ un prêtre pour un millier de catholiques, la proportion est quatre à cinq fois moindre en Amérique latine. Pour beaucoup d’observateurs du dehors, l’Eglise catholique est essentiellement représentée par sa hiérarchie et son clergé. Leurs prises de position et leurs comportements sont purement et simplement identifiés à l’expression catholique. C’est une vue sommaire des choses, et l’on pourrait plus justement affirmer que le catholicisme, c’est avant tout la masse des laïcs auxquels les mouvements d’opinion de notre siècle, et plus particulièrement le récent concile de Vatican II, ont redonné conscience de leur rôle et de leurs responsabilités.

Le catholicisme est une religion historique

Les transformations et les évolutions auxquelles nous assistons dans le catholicisme rendent malaisée l’explication de ce qu’il prétend être. C’est au moment où on croit pouvoir l’identifier une fois pour toutes à une religion hiérarchique et centralisée, autoritaire et cléricale, cultuelle et moralisante, qu’il brouille déjà cet aspect qui, à certains, fait figure de repoussoir détestable et, à d’autres, de refuge bienfaisant. Mais tout s’éclaire si l’on remarque que le catholicisme est une religion historique. Cela ne veut pas dire simplement qu’il est né à un certain moment de l’histoire : toutes les religions, à ce titre, sont historiques. Cela veut dire que, né de la personne historique et du message de Jésus-Christ., il se considère comme un prolongement actif de la présence de Dieu dans l’histoire humaine avec le projet de la transformer du dedans. Il épouse donc l’histoire, il a partie liée avec elle d’une manière spécifique. Cette liaison est souvent ambiguë, parfois orageuse ; la génération qui monte conteste la manière dont s’y sont prises les générations antérieures ; ceux du dehors n’y voient qu’une habileté consommée pour survivre à tous les régimes et à tous les peuples particuliers, mais, quelque interprétation qu’on en donne, on ne peut supprimer cette originalité du fait catholique.

En un sens, le catholicisme n’est donc pas une religion « pure » une doctrine spirituelle de salut indépendante du contexte historique. Il a déjà eu plusieurs visages, et il en aura d’autres. C’est pourquoi, pour le comprendre, il faut procéder en plusieurs étapes, superposer des lectures faites sous des éclairages différents, réunir des points de vue dont aucun n’est exclusif et dont tous sont nécessaires. Successivement, nous examinerons donc l’Eglise catholique :

1. Comme société particulière au sein de la société globale (schématique panorama de son histoire bimillénaire) ;

2. Comme communauté de croyants, dans l’essentiel de sa doctrine et de sa vie ;

3. Comme institution religieuse, dans son organisation et sa structure internes ;

4. Comme milieu spirituel et mystique.

HISTOIRE

Les rapports du catholicisme avec la société globale ont été si étroits, tout au long de son histoire, ils ont joué si fort dans les deux sens que nul ne pourrait comprendre certaines données culturelles de l’Occident s’il voulait ignorer la place séculaire qu’y a tenue le catholicisme. Mais, inversement, nul ne peut comprendre ce dernier s’il ne repère pas les grands tournants que l’évolution de la société l’a amené à prendre. Un tel survol historique n’est pas simplement utile pour décrire le passé du catholicisme, il est indispensable pour en saisir certaines particularités permanentes.

On peut, schématiquement, distinguer dans l’évolution du catholicisme quatre grandes périodes, et nous venons tout juste d’entrer dans la cinquième.

Une période de croissance et d’expansion

Cette période va de la première prédication des disciples de Jésus (Pentecôte de l’année 30) jusqu’à l’édit de Milan de 313. Ces trois siècles sont une période de croissance et d’expansion.

Le christianisme naissant se dégage du judaïsme

Apparu d’abord comme une secte du judaïsme, le jeune christianisme prit très vite conscience de deux choses. La première, c’était que la reconnaissance de Jésus, non seulement comme le Messie (ou Christ) attendu par le judaïsme, mais aussi comme Fils de Dieu entraînait une nouveauté radicale dans le rapport des croyants au Dieu d’Israël., instituait une Nouvelle Alliance entre Dieu et les hommes. Celle-ci aurait pu apparaître à toute la communauté juive comme l’aboutissement de son histoire antérieure. Il n’en a pas été ainsi, et l’opposition tenace rencontrée en milieu juif (d’où il était pourtant issu) a accéléré, dans le christianisme naissant, sa deuxième prise de conscience, à savoir qu’il devait dépasser le particularisme judaïque — signifié par la loi juive et la circoncision — pour s’ouvrir à une vocation universelle. D’où le sens du mot « catholique », qui évoque l’idée d’universalité, de Tout intégré. La religion naissante acquit une ambition mondiale, selon le sens donné à la dernière parole du Christ dans l’Evangile de Matthieu : « Faites de toutes les nations des disciples. »

Entre le judaïsme, qui allait continuer son destin avec les drames que l’on sait (destruction de Jérusalem. et du Temple en 70, diaspora ou dispersion définitive en 135), et le christianisme, qui commençait le sien, le conflit demeurera aigu de longs siècles durant. Les chrétiens, après avoir subi les premières vexations, succomberont volontiers et, il faut le dire, souvent jusqu’à l’odieux, à la tentation d’un antisémitisme dont ils ne conviendront, publiquement et solennellement, qu’à Vatican II qu’il était contraire à leurs principes mêmes.

Dissidentes de la synagogue et composées en majorité de païens convertis, les communautés chrétiennes se fondèrent de plus en plus nombreuses au Moyen-Orient et dans les principales villes de l’Empire romain.

Le terrain leur était favorable. Le polythéisme officiel gréco-romain ne satisfaisait plus des esprits qui, par ailleurs, étaient en proie à une réelle inquiétude religieuse. Seules, les « religions à mystères », venues d’Asie, obtenaient du crédit et, aux yeux de beaucoup, le christianisme n’apparaissait être que l’une d’entre elles : qui se douterait aujourd’hui que pendant un temps le culte de Mithra fut son plus redoutable concurrent ? Pourtant, le christianisme l’emporta. Son message parlait aux gens les plus divers : aux déshérités, qui semblent avoir été ses tout premiers clients, par ses promesses de fraternité et de justice ; aux esprits religieux, par la pureté d’un monothéisme dégagé du particularisme juif ; aux esprits cultivés, par l’accueil qu’il fit très vite à l’intelligence grâce à sa doctrine du Verbe (Logos).

Les persécutions fortifient l’Eglise au lieu de l’ébranler

Ses succès mêmes lui valurent la persécution. En fait, tolérant pour une multitude de cultes, l’Empire romain n’admettait guère une religion qui ne se contentait pas de se juxtaposer aux autres, mais qui démontrait l’inanité du polythéisme sur lequel s’appuyait idéologiquement l’ordre romain, et refusait à l’empereur le titre divin de « Seigneur ». L’administration romaine hésita souvent sur la conduite à tenir, et les persécutions ne furent ni constantes ni générales à travers l’Empire. Il y eut des accalmies, comme sous Alexandre Sévère (222-235), et aussi des tentatives d’extirpation radicale du christianisme, comme sous Dèce et Valérien (entre 250 et 260). L’Église connut ainsi son âge des martyrs, qui eut pour résultat de la fortifier plutôt que de l’ébranler. Pendant toute cette période, le catholicisme s’organisait. La cellule de base était l’église locale, qui rassemblait sous l’autorité d’un évêque les croyants d’une même ville. Ici apparaît le sens originel du mot Eglise (en grec : ekklêsia), qui est celui d’assemblée des croyants convoquée par l’appel de Dieu.

Les réunions d’enseignement et de culte se tenaient dans les maisons particulières. Entre elles les différentes églises locales échangeaient de nombreux signes de solidarité : visites mutuelles de délégués, prédicateurs itinérants, entraide matérielle, lettres [1] qu’elles s’adressaient les unes aux autres à l’occasion d’un événement notable (c’est ainsi que nous ont été conservés les récits de nombreux martyres). Certaines églises jouissaient d’une prééminence particulière : telle Antioche ou Alexandrie, qui se rattachait à l’évangéliste Marc, et surtout Rome, où Pierre, le premier des apôtres, et Paul, furent martyrisés dans les années 60.

L’édit de Milan (313) ouvre l’ère constantinienne

Par l’édit de Milan en 313, Constantin mit fin aux persécutions et commença à favoriser le christianisme qui ne devint cependant religion d’État que sous Théodose, en 380. Ce renversement de situation inaugura ce qu’on a appelé l’ère constantinienne et devait marquer profondément le catholicisme.

Il eut une série d’heureux effets, mais entraîna aussi de graves ambiguïtés. Libre désormais, de s’épanouir au plein jour, la foi chrétienne produisit de grandes œuvres spirituelles et intellectuelles. Le culte quitta la clandestinité ou la semi-clandestinité (maisons particulières ou catacombes) pour occuper l’espace des basiliques qui lui était offert. Ce fut une époque d’intensive créativité qui aboutit, tant en Orient, avec saint Basile et saint Jean Chrysostome, qu’en Occident, avec saint Ambroise ou saint Léon, à des liturgies à la fois populaires et riches de symboles et de sève religieuse. Ces liturgies constituaient l’un des facteurs les plus actifs d’intégration spirituelle, culturelle, affective à la foi chrétienne : c’est par elles que cette foi était transmise et enseignée.

Dans le même temps, de grands esprits, évêques pour la plupart, obligés par leur charge à expliquer les Ecritures et à éclaircir les questions qui ne manquaient pas de se poser à la foi et à la vie des fidèles, commencèrent à produire de nombreuses œuvres théologiques. A ces pionniers de l’intellectualité chrétienne fut donné le titre de Pères de l’Eglise, pour signifier l’autorité particulière qu’on leur reconnut dans l’Eglise et, aujourd’hui encore, en matière de doctrine ou de spiritualité.

Leur rôle fut d’autant plus important qu’il serait erroné d’imaginer la paix constantinienne comme un temps de repos pour l’Eglise. Ce fut, au contraire, au plan de l’intelligence et de la foi, une période de troubles et de problèmes continuels.

La foi primitive avait, dès les premières générations, subi soit la contamination d’ésotérismes non chrétiens (les gnoses), soit la menace d’interprétations qui en faussaient le sens (les hérésies). Or la paix constantinienne eut pour effet second de favoriser la fermentation de nombreuses hérésies.

Face aux hérésies, le premier concile de Nicée (325) précise la doctrine sur le Christ

L’affirmation du Christ comme incarnation du fils de Dieu celle d’un Dieu unique en trois personnes (Trinité), déroutaient la pensée rationnelle et offraient prise à de multiples malentendus. Par exemple, l’arianisme considérait Jésus comme une créature exceptionnelle, douée de pouvoirs divins, mais pas de la nature divine à proprement parler. Cette opinion eut un succès considérable et menaça un moment de prévaloir dans le monde chrétien. Le remède fut trouvé par la convocation du premier concile œcuménique, c’est-à-dire le rassemblement des évêques des diverses régions. Ces évêques prenaient ainsi conscience d’être la suprême instance de déclaration et de décision en matière de foi. Ce premier concile eut lieu à Nicée (Asie Mineure), en 325, et aboutit à la première formulation dogmatique : la divinité du Christ y était solennellement proclamée. Ainsi s’inaugurait un processus de précision et de développement du dogme qui allait jouer dans le catholicisme, jusqu’à l’époque moderne, un si grand rôle. Vatican II sera, dans le recensement des théologiens catholiques, le vingt et unième concile œcuménique.

Retenons-en ceci pour la compréhension du catholicisme : autant on y affirme que toute la révélation a été livrée une fois pour toutes en Jésus-Christ [2], autant on y admet que son interprétation n’est jamais achevée. En fonction des questions et difficultés surgies au fil du temps l’Eglise catholique estime conforme à sa mission d’ajouter de nouvelles explications.

Mais la paix constantinienne introduisait aussi de graves ambiguïtés. Devenu religion officielle, le christianisme voyait affluer au baptême des foules nombreuses dont l’adhésion n’était pas toujours motivée par une conversion sincère. Après l’interdiction du culte païen en 356, et malgré les efforts de l’empereur Julien l’Apostat (361-363) pour redonner vigueur à la culture païenne, le mouvement général des idées était favorable au christianisme mais à un christianisme qui risquait très vite de devenir un nouveau conformisme. Beaucoup de chrétiens fervents perçurent le danger d’un attiédissement général de la foi, et c’est par réaction qu’un mouvement ascétique et monastique se développa rapidement aux bordures des déserts, surtout en Egypte, en Syrie-Palestine et en Asie mineure.

Le césaro-papisme confond les pouvoirs de l’Eglise et de l’Etat

D’adversaire de l’Eglise, l’empereur en devint le protecteur. Le résultat fut qu’il chercha à intéresser les évêques au maintien de l’ordre politique et qu’il s’efforça lui-même de rétablir l’ordre au sein de l’Eglise troublée par les hérésies (c’est par un acte impérial que fut convoqué le concile de Nicée). Les relations de l’Eglise et de l’Etat commencèrent à faire problème. Bien des évêques en furent conscients, et il faut noter les hésitations, les changements d’attitude de plusieurs concernant l’appui qu’il fallait ou non demander à l’Etat en des situations délicates. Le « césaro-papisme », ou collusion de la hiérarchie catholique avec le pouvoir politique autocratique, commença d’être une menace fréquente de dégradation du catholicisme.

Ce n’étaient pas seulement les interventions directes du pouvoir central qui constituaient une menace pour l’originalité spécifique de la foi catholique. La contamination indirecte par tout l’héritage gréco-latin fut aussi un risque que l’on mesure mieux avec le recul. Les évêques prirent les mœurs de hauts fonctionnaires de l’empire ; l’évêque de Rome hérita du titre de « souverain pontife », c’est-à-dire du titre du grand prêtre du paganisme romain ; le cérémonial de la cour impériale servit, pour plus d’un rite, de modèle à la liturgie romaine, etc. Toute l’histoire retracée jusqu’ici était commune aux deux parties de l’empire, Orient et Occident. L’essor politique de Byzance, puis les invasions barbares vont peu à peu les rendre étrangères l’une à l’autre. Si la rupture officielle entre l’Eglise d’Orient et l’Eglise d’Occident ne devait intervenir une première fois qu’au milieu du IXe siècle, puis définitivement en 1054, la séparation de fait, par la force des évolutions divergentes, était à l’œuvre dès la chute de l’Empire d’Occident (476).

L’Eglise byzantine emportera le qualificatif d’« orthodoxe » (« celle qui garde la vraie foi »), l’Eglise romaine celui de « catholique » (« celle qui tient l’universel dans l’unité »), mais chacune prétend revendiquer le qualificatif de l’autre ; chacune, dans la dérive qui les sépare, fera valoir différemment les valeurs communes qu’elle emporte. De là résulteront, à l’époque moderne, les difficultés, mais aussi les stimulations œcuméniques, pour une nouvelle unité des Eglises chrétiennes.

Des invasions barbares à la Réforme (Ve – XVIe siècle)

Tandis que l’Orient, jusqu’à l’invasion musulmane, continuait à jouir de l’héritage raffiné de l’Empire, le catholicisme occidental était plongé dans sa première crise de civilisation. Fallait-il pleurer et se lamenter sur la disparition d’un monde avec lequel l’Eglise avait fini par nouer une alliance fructueuse ? Fallait-il « passer aux barbares » ? Trois choses sauvèrent le christianisme occidental en ce moment crucial. D’abord sa conviction qu’il était porteur d’une vérité d’avenir que ne pouvaient arrêter les accidents de l’histoire, de sorte qu’il ne se sentit pas obligé de se laisser mettre au tombeau avec la civilisation gréco-latine. Ensuite, la solidité de son organisation épiscopale qui en de nombreux endroits, fut le seul pouvoir réel que les envahisseurs trouvèrent devant eux, qu’ils jugèrent bon de respecter et utile de se concilier. Enfin, la séduction d’une religion qui, plus ou moins grossièrement comprise, représentait pour les barbares une réelle promotion culturelle.

Le baptême de Clovis en 496 peut symboliser la nouvelle situation qui s’instaure. C’est une situation paradoxale. Le christianisme se trouva, en effet, en position missionnaire sans l’avoir cherchée. Il n’a pas eu à annoncer l’Evangile à ces peuples dans l’espoir qu’ils viendraient ensuite au baptême, mais ce sont eux qui ont demandé le baptême, et l’Eglise le leur a accordé dans l’espoir qu’ils deviendraient ensuite chrétiens, voire ce fut le pouvoir politique qui, pour ses propres raisons, lui amena des groupes entiers à baptiser. Si être chrétien signifie autre chose que vivre dans des cadres sociaux chrétiens, alors il y a eu, à l’origine de la Chrétienté occidentale, une méprise qui explique certaines de ses difficultés ultérieures. Car l’effondrement des cadres culturels de l’Antiquité, le bas niveau doctrinal du clergé dans ces siècles mouvementés ne permirent pas à l’Eglise de réaliser partout l’évangélisation efficace de ceux qu’elle venait d’accepter au baptême, encore moins de s’opposer au baptême de ceux qui n’y accédaient que sous la contrainte. La carence fut d’autant moins perçue que les nouveaux baptisés acceptaient sans discuter la religion qu’on leur proposait, sa doctrine et ses structures. L’Eglise a vraiment eu alors conscience d’être la « mère et maîtresse » de l’Occident nouveau (c’est le titre de l’encyclique de Jean XXIII, Mater et Magistra, promulguée le 15 mai 1961). Les traits caractéristiques du monde médiéval commencent à apparaître. C’est tout d’abord le cléricalisme : les clercs, ayant été quasi les seuls à sauvegarder la culture antique, conservèrent le monopole du pouvoir intellectuel ; investis, en outre, d’un pouvoir spirituel qui ne leur était contesté par personne, ils devinrent fréquemment les arbitres des situations.

Cela n’alla pas sans conflits avec le pouvoir temporel, mais ces conflits se déroulaient à l’intérieur d’un ordre admis par tous : l’ordre chrétien, où les deux pouvoirs — le spirituel et le temporel — étaient référés à la même autorité divine et étaient considérés comme complémentaires pour la gestion d’une société idéalement chrétienne (le point de départ de cet équilibre de force et de l’idéologie qui l’accompagne est le couronnement de Charlemagne, comme empereur d’Occident par le pape Léon III, à la Noël de l’an 800). Il fallut des siècles de tensions, de crises et d’évolution sociale pour que les deux partenaires comprennent qu’ils avaient tout à gagner à discerner et à respecter l’autonomie de leurs compétences respectives.

Les clercs sont les fondements de l’Occident chrétien

Il n’est pas jusqu’à l’institution le plus purement religieuse du christianisme, le monachisme, qui ne participa à ces ambiguïtés. En se multipliant, les monastères jouèrent, en effet, un rôle non négligeable. Ils étaient des lieux de développement et d’accumulation de richesses terriennes, de concentration intellectuelle et culturelle (bibliothèques, enseignement, espaces de loisirs pour le développement des lettres), de réserve idéologique (ils incarnaient l’utopie du catholicisme médiéval : faire de la société un immense monastère). Ce faisant, ils se laissaient entraîner dans le jeu du système féodal qui les alourdissait et les éloignait de leur idéal primitif de simplicité et de pauvreté.

L’âge d’or de la Chrétienté médiévale se situe aux XIIe -XIIIe siècles. Une civilisation grandit qui se flattait d’être universelle et qui l’était réellement à l’échelle de l’Europe occidentale. L’Eglise gérait des universités [3] florissantes qui ignoraient les frontières : on allait étudier à Bologne, à Paris, à Cologne, à Oxford, sans autre souci que d’aller aux meilleurs maîtres. Le latin demeurait la langue véhiculaire de la pensée et de la liturgie. Des œuvres furent composées, comme la « Somme théologique » de saint Thomas d’Aquin, qui n’eurent jamais plus leur équivalent. La Chrétienté se couvrait de cathédrales, d’églises et de couvents nouveaux. L’essor spirituel n’était pas moindre : après les fondations cisterciennes du XIIe siècle (monastiques), ce fut la naissance, au XIIIe, des ordres mendiants, surtout franciscains et dominicains (apostoliques et itinérants). Mais le tableau avait ses ombres : la société médiévale, comme toute société dont l’équilibre dépend d’une unanimité culturelle, ne pouvait tolérer les dissidences. Elle lança la croisade contre les Cathares du Languedoc et institua l’Inquisition, se donnant ainsi un visage dont elle aura de la peine plus tard à convaincre ses adversaires qu’il n’était qu’un accident de son histoire.

L’Eglise ne comprend pas les aspects scientifiques de la Renaissance

A partir des XIVe-XVe siècles, la société occidentale s’émancipa progressivement de la tutelle de l’Église, dans un mouvement de sécularisation croissante. Une nouvelle évolution se fit jour qui allait aboutir à la naissance du monde moderne : rupture de l’harmonie entre la foi et la raison, débuts de l’humanisme, développement de la conscience subjective, éclatement politique de l’Europe, puis la Renaissance, les grandes découvertes géographiques, le mouvement des sciences, l’essor du monde bourgeois… Contrairement à ce qui s’était produit lors des invasions barbares, le catholicisme n’était plus en position de vitalité pour accueillir cet univers nouveau. En effet, il se trouvait en décadence dans l’ordre de la pensée : la théologie scolastique, apparemment brillante, raffinait sur des spéculations qui n’étaient ni les questions vitales de la foi ou de la piété, ni les questions réelles du monde profane. Décadence aussi dans le gouvernement : à s’être trop crispée sur ses prérogatives à l’égard du pouvoir politique, la papauté avait usé son crédit, délaissé sa fonction de témoin de l’Evangile, posé les bases d’un système de gouvernement (cardinalat, népotisme) qui ferait obstacle aux volontés de réforme. Décadence dans les ordres religieux, surtout lorsque, après la « peste noire » de 1349, on reconstitua hâtivement les effectifs ; la prédication des reliques des saints ou des indulgences, l’emportait sur celle du dogme ou de l’Ecriture. C’est ainsi que la Réforme éclata comme un choc qui, d’un coup, fait précipiter une solution sursaturée.

De la Réforme à Vatican II

Lorsque, au début du XVIe siècle, Luther « protesta » contre les abus de l’Eglise romaine et ses infidélités au christianisme originel, il ne prétendit pas, tout d’abord, constituer une autre Église. C’est bien l’unique Église catholique qu’il voulait réformer [4]. Mais ses questions furent posées dans un tel contexte théologique, social, culturel, politique que les théologiens romains qui les examinèrent en perçurent les outrances plus que les légitimes revendications. Rome opposa une fin de non-recevoir, l’Europe chrétienne fut cassée en deux et déchirée par de sanglantes guerres de religion.

Pour faire pièce aux réformateurs et justifier leurs positions, les évêques fidèles au pape procédèrent eux aussi à une réforme (la Contre-Réforme.) qui donna au catholicisme le visage sous lequel il sera connu jusqu’à nos jours. On peut estimer, en effet, que c’est Vatican II qui marque de manière significative la fin de cette période.

Le concile de Trente déclenche la Contre-Réforme

Cet effort porta d’incontestables fruits de renouveau et permit au catholicisme de tenir bon dans les révolutions d’idées, ou de régimes qui allaient se succéder. La Compagnie de Jésus, dont la naissance est contemporaine du concile de Trente, caractérisa assez bien par son organisation centralisée, par sa piété centrée sur le règne du Christ, le Sacré-Cœur et l’Eucharistie., par son idéal militant et son obéissance inconditionnelle au Saint-Siège l’esprit le plus noble et le plus fécond de la Contre-Réforme.

Cet affermissement d’un catholicisme restructuré avait pour contrepartie : la déperdition de valeurs que l’on méconnaissait sans y prendre garde, tandis que les réformateurs les faisaient valoir à leur manière (sacerdoce des fidèles, connaissance de la Bible, liturgie en langues usuelles, etc.) ; une rigidité du corps ecclésiastique qui le rendait moins apte aux changements que l’histoire ultérieure appellerait ; une incapacité de plus en plus grande de l’esprit catholique à entrer en dialogue véritable avec les philosophies et les sciences nouvelles.

Au fur et à mesure que le temps passait, ces déficiences s’avérèrent dramatiques pour le catholicisme. En butte à une hostilité de plus en plus avouée, surtout à partir du XVIIIe siècle, critiqué pour ses intolérances passées, dénoncé pour l’influence et les pouvoirs qu’il continuait d’exercer sur la société, attaqué dans sa foi par le rationalisme qui allait en se développant, il se rétractait sur ses positions traditionnelles, devenait de plus en plus méfiant à l’égard du monde moderne. Au niveau de l’Eglise officielle, le paroxysme de cette attitude peut se symboliser par trois actes majeurs : en 1864, le « Syllabus » par lequel le pape Pie IX dénonçait les erreurs du temps et estimait que l’Eglise ne pouvait se réconcilier avec le monde moderne ; en 1869, la définition de l’infaillibilité pontificale au premier concile du Vatican ; en 1907, la condamnation du modernisme par Pie X.

Mais déjà la position de l’Eglise officielle ne reflétait plus la position unanime des catholiques. C’est au nom même de leur foi qu’un certain nombre d’entre eux (tels John H. Newman en Angleterre, converti de l’anglicanisme ; en France, Henri Lacordaire, Albert de Mun, le philosophe Maurice Blondel, Albert Lagrange (exégète) se sentaient profondément accordés à la sensibilité de leur époque et militaient en faveur des libertés, du mouvement démocratique, d’une attention au monde ouvrier, d’un renouveau radical de la pensée chrétienne par la prise au sérieux des sciences historiques et critiques. Ces courants s’intensifièrent au XXe siècle. Les grandes crises mondiales suscitèrent des prises de conscience de plus en plus aiguës sur l’inadéquation du catholicisme tridentin à répondre aux besoins de l’époque. Par le contact délibéré avec l’incroyance, par la lecture de la Bible, par le renouveau liturgique, par l’engagement politique ou social, on redécouvrait des ressources oubliées de l’âme catholique.

Ajoutons que les parties non européennes du catholicisme, issues de vagues d’expansion missionnaire des XIIIe, XVIe, XIXe siècles, en Asie et en Afrique, commencent à devenir majeures. Se dégageant lentement des mentalités occidentales qui les ont d’abord marquées, ces Eglises semblent devoir contribuer à l’accélération des transformations du catholicisme tout entier.

Avec le concile Vatican II, l’Eglise revient aux sources

Le concile Vatican II consacra avec le poids de son autorité le meilleur de ces « ressourcements » récents. Il eut pour effet immédiat de précipiter le mouvement amorcé et d’accuser la distance entre ceux pour qui le catholicisme tridentin demeure le visage définitif et le plus parfait de l’Eglise, et ceux qui espèrent une Eglise aussi radicalement neuve par rapport à ce dernier qu’il l’était lui-même par rapport aux réalisations antérieures. Il est trop tôt pour prévoir l’issue des tensions et des transformations du catholicisme contemporain. Du moins pourrons-nous mieux comprendre les raisons et les enjeux de la « crise » qui le saisit en portant maintenant sur lui trois regards successifs, moins extérieurs qu’un panorama historique.

DOCTRINE ET VIE

 

L’entrée dans la communauté religieuse

On devient catholique par la confession de foi et le baptême. Par la confession de foi, celui qui devient croyant atteste qu’il reconnaît comme vérité et « joyeuse nouvelle » le message de l’Évangile tel que l’Eglise le lui propose.

Ce message a sa formulation stable dans le symbole de foi ou credo, mais cette formulation n’est qu’un raccourci, elle a toujours besoin d’être commentée et développée par une « catéchèse », ou enseignement oral, qui est la forme élémentaire de la Tradition. C’est pourquoi, depuis les apôtres et les Pères de l’Eglise jusqu’aux centres modernes de « catéchuménat » (sans oublier les classiques catéchismes), l’essentiel du message s’est transmis de bouche à oreille, de manière plus ou moins efficace. Il y a deux formes usuelles du symbole de la foi. L’une, plus brève (fixée au VIe siècle à Rome), est utilisée dans le rituel du baptême : c’est le symbole dit des apôtres. L’autre est utilisée dans la liturgie de la messe, c’est le symbole dit de Nicée-Constantinople, car sa formulation remonte à ces conciles (325-381).

Les « points fixes » des dogmes balisent le chemin de la foi

Les dogmes sont des précisions ultérieures du contenu de la foi que l’Eglise a jugé nécessaire de « définir » pour répudier les hérésies, mettre fin à des interprétations flottantes, fixer des certitudes (ces dogmes ont été définis en concile, sauf ceux de l’Immaculée Conception et de l’Assomption de la Vierge). Ces points fixes ne prétendent pas être une explication des mystères divins, mais baliser le chemin par lequel l’esprit peut les appréhender : des directions plus que des termes, et des tremplins pour la théologie ou la contemplation plus que des bornes.

Aujourd’hui, on pourrait dire que quelqu’un qui « confesse Jésus-Christ » est quelqu’un qui reconnaît qu’en Jésus de Nazareth, personnalité bien datée et située dans l’histoire juive, un événement absolu s’est accompli : le Dieu unique, créateur de l’univers, cherché « comme à tâtons », dit saint Paul, par toutes les religions, s’est engagé en personne, sans esprit de retour, en faveur de toute l’humanité. A travers la parole du Christ, à travers ses actes finalement sa mort et sa résurrection, ce Dieu s’est manifesté sous un visage nouveau et définitif, celui d’une « paternité » qui n’a aucun modèle humain convenable, sinon précisément les rapports qu’entretient Jésus, Fils de Dieu incarné, avec ce Père transcendant. A toute vie humaine sont désormais ouverts un sens et un avenir éternels, qui prennent corps dès l’instant présent en toutes les responsabilités de l’existence. Le propre du catholicisme est de penser qu’une telle confession de foi, si elle est le fruit d’une conscience libre et personnelle, n’est pas le fait d’une conscience solitaire. Elle doit amener à considérer comme frères d’une manière particulière tous ceux qui reconnaissent le « Dieu et Père de Jésus-Christ », et qui, à ce titre, constituent « le peuple de Dieu » (terme biblique que Vatican II a remis en honneur). Elle amène aussi à partager la volonté du Christ de rassembler visiblement ceux qui croiraient en lui. « Qu’ils soient parfaitement un » (Jean, XVII, 23).

L’Eglise catholique se définit théologiquement et, pourrait-on dire, mystiquement comme ce « peuple de Dieu » et comme cette unité des croyants autour du Christ (unité en un seul « corps ». Le Corps de Jésus-Christ est appelé, depuis saint Paul, « le Corps du Christ »).

 

Le baptême est une nouvelle naissance

Le baptême est l’acte social par lequel le converti devient membre actif de ce corps. Il ne signifie pas seulement adhésion et engagement de la part du baptisé, ou accueil de la part de la communauté. Le christianisme l’appelle un sacrement : à ses yeux, cette action sacrée, avec le symbolisme de l’eau qu’elle met en œuvre, a été voulue par le Christ lui-même comme un signe vécu dans lequel, à chaque fois, Dieu aussi s’engage. A la communauté, Dieu signifie qu’il est toujours agissant au milieu d’elle ; au baptisé, il confère la « grâce » de devenir vraiment son « fils » à l’image du Christ.

Par grâce, le catholicisme entend la capacité de l’homme d’entrer avec Dieu dans une relation nouvelle : où le péché est pardonné, où l’esprit humain peut acquérir une connaissance juste du mystère de Dieu, où existe une communion foncière avec Dieu (pas forcément expérimentée sensiblement), dans la prière et dans l’amour, où cette communion devient le ferment d’une disposition nouvelle — la charité — à l’égard de tout homme. Les chrétiens considèrent cette transformation du baptême comme si décisive qu’ils l’appellent une « nouvelle naissance ».

L’itinéraire qui vient d’être schématisé correspond à un itinéraire d’adulte venant au catholicisme. Dans les pays de vieille tradition catholique, le baptême n’est pas au terme d’un cheminement de conversion, mais il est reçu dès la naissance. Cette pratique fait actuellement l’objet d’un débat parmi les catholiques. Certains pensent qu’on peut dissocier le baptême proprement dit de la transmission à l’enfant de la vision du monde et des valeurs chrétiennes, comme il est légitime (et d’ailleurs inévitable) de la part de tout milieu éducatif. De toute manière, si le baptême intervient avant l’âge du choix personnel, il ne prend tout son sens qu’à partir du moment où le baptisé ratifie librement la foi signifiée par le sacrement reçu.

Le baptisé entre dans une communauté de foi qui se présente aussi comme une communauté d’espérance et de charité.

Une religion de salut

Le christianisme, en effet, se présente comme une religion de salut. En cela, il est radicalement distinct de tout déisme, par exemple, bien qu’il lui soit arrivé, au cours des siècles récents, d’être contaminé par le déisme chez beaucoup de ses fidèles, notamment dans la bourgeoisie du XIXe siècle. Le déisme est la reconnaissance d’un Etre suprême, auteur et garant de l’ordre du monde et de la société, qu’il s’agit de se concilier par un culte raisonnable, dans une perspective moralisante et statique. Le christianisme, lui, est histoire, drame, mouvement.

Le christianisme est participation à une vie nouvelle

Le chrétien reçoit l’Evangile comme l’annonce d’une « vie nouvelle » : nouvelle par rapport à l’expérience universelle d’une existence soumise à la déception, à l’injustice, sans cesse renaissante, au mal sous toutes ses formes, finalement à la mort.

Ce que le chrétien voit partout où l’on rencontre l’un ou l’autre de ces échecs, c’est le péché. Ce n’est pas exclusif d’autres causes rationnellement analysables : le chrétien moderne comprend aussi fort bien que l’injustice, par exemple, se cristallise et se perpétue à travers des structures sociales ou économiques déterminées. Mais le péché est cette faille intime, ce désordre radical qui rend l’homme individuellement (« concupiscence ») et collectivement vulnérable au mal, inexplicablement complice de ce qui le détruit sous couleur d’être son bien. Cette faille est congénitale à l’homme depuis que, dès ses origines, il s’est laissé entraîner à se séparer de Dieu (péché originel). Que soit cicatrisée cette blessure de sa liberté par la réconciliation avec Dieu, telle sera la première signification du mot « salut ».

Ce mot ne doit pas évoquer une espèce de sauve-qui-peut en vue de quitter au plus vite une terre maudite. Il est beaucoup plus proche de ce que des esprits modernes expriment lorsqu’ils disent que l’essentiel serait de « changer la vie ». Mais l’expérience chrétienne du salut se sépare ici de l’espérance juive du 1er  siècle. Cette dernière attendait le Messie comme le justicier foudroyant, et le royaume de Dieu comme l’irruption instantanée d’un nouvel ordre de choses. Non sans difficulté, les disciples du Christ ont appris de lui qu’il ne venait pas réaliser une libération éclair, mais une libération progressive, à laquelle il dépendrait toujours de l’homme de s’associer ou pas, et que le royaume de Dieu commençait modestement par la transformation réelle mais ténue des cœurs et, à partir de là, des masses humaines et de la société.

L’histoire de la « mission » a ses ombres et ses lumières

Quoi qu’il en soit, c’est sous l’impulsion de cette espérance et dans la conviction d’obéir à une mission explicite, confiée par le Christ à ses disciples, que le catholicisme, à toutes les époques de son histoire, a cherché à se propager. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de l’expansion missionnaire du catholicisme. C’est un tableau où l’ombre et la lumière, l’ambigu et l’admirable sont étroitement mêlés. Si l’on met à part les cas aberrants de conversions forcées, tristement réels, bien que contradictoires avec les principes mêmes de sa théologie, la conscience catholique se trouve confrontée à plusieurs questions : n’a-t-on pas confondu parfois la proposition honnête et loyale de la foi et le recrutement sommaire d’adeptes attirés par des procédés plus humains qu’évangéliques ? N’a-t-on pas méconnu, au nom d’une théologie trop simpliste, toutes sortes de valeurs culturelles et même religieuses de certains peuples, pour leur imposer sans vraie nécessité non seulement la foi mais aussi un type culturel particulier ? N’a-t-on pas accepté avec trop de légèreté, en beaucoup d’endroits, de faire cause commune avec le colonialisme ? A-t-on vraiment aidé les nouveaux chrétiens à développer les virtualités spécifiques par lesquelles ils pouvaient enrichir la catholicité de l’Eglise et la faire sortir de son occidentalité ? De la grande révision des rapports à établir entre peuples et entre cultures, qui s’impose à l’humanité contemporaine, l’Eglise semble tirer pour sa part des conclusions franches. Elle proclame, à Vatican II, « interdire sévèrement de forcer qui que ce soit à embrasser la foi, ou de l’y amener ou attirer par des pratiques indiscrètes » ; dans les différents peuples, elle affirme « découvrir avec joie et respect les semences du Verbe qui s’y trouvent cachées » ; elle souhaite que les jeunes Eglises « empruntent aux coutumes et aux traditions de leurs peuples, à leur sagesse, à leur science, à leurs arts, à leurs disciplines, tout ce qui peut contribuer à confesser la gloire du Créateur, mettre en lumière la grâce du Sauveur, et ordonner comme il faut la vie chrétienne ».

Une éthique de vie

Parmi les tâches que le Concile assigne aux « chrétiens venus de tous les peuples et rassemblés dans l’Eglise », il souligne le combat « pour éviter de manière absolue le mépris à l’égard des races étrangères, le nationalisme exacerbé, et promouvoir l’amour universel des hommes ».

En effet, le commandement propre du Christ, celui qui résume à lui seul la « loi nouvelle » de l’Évangile, c’est le commandement de l’amour fraternel ouvert à tout prochain élargi jusqu’aux ennemis. (« Je vous donne un commandement nouveau : comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres », Jean, XIII, 34. « Moi, je vous dis : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent », Luc, VI, 17.) Pour le chrétien, la nouveauté de ce commandement ne vient pas d’abord de son contenu : des hommes de plus en plus nombreux, par le simple sens de l’humanité qui est en eux, le conçoivent comme un idéal à promouvoir. La nouveauté chrétienne, c’est que le Fils de Dieu, par le don de sa propre vie et comme première pierre de l’édifice à construire après lui et avec lui, a posé la réalité d’un tel amour inter-humain.

Le Nouveau Testament l’a appelé charité pour signifier la radicale nouveauté de son dévoilement et de son origine divines, mais le mot dans nos langues, de par la faute des chrétiens eux-mêmes, a perdu toute sa vigueur. Avec le Christ, quelque chose a commencé qui n’est plus un simple idéal projeté, qui est davantage qu’un exemple et qu’un appel : c’est la greffe, dans l’âme humaine, d’une énergie neuve, ce que le christianisme appelle le don de l’Esprit saint (« L’amour a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit saint qui nous a été donné », saint Paul, Epître aux Romains, III, 5.)

C’est une énergie de réconciliation : elle appelle à renverser toutes les sortes de barrières qui séparent les hommes, du fait que c’est pour tous, sans distinction, que le Christ a donné sa vie. C’est une énergie de communion : elle appelle à accueillir les autres, dit saint Paul, comme Dieu a lui-même accueilli sans réserve tout homme dans le Christ. C’est une énergie de personnalisation, car la conviction que chaque personne humaine est vouée à un accomplissement éternel lui confère une dignité sans précédent.

La morale catholique ne devrait être rien d’autre que l’ensemble des conséquences de ce principe d’amour, dans tous les domaines de l’activité humaine. Mais, ici, trois difficultés devaient inévitablement se rencontrer.

La première est la complexité de l’être humain et de ses situations existentielles. Saint Augustin résumait bien l’« utopie chrétienne » dans son mot célèbre : « Aime seulement, et tu pourras te fier à ce que ton instinct te dira de faire. » Mais, sauf chez des personnalités exceptionnelles, cette maxime n’était guère opératoire.

En tout cas, le catholicisme est conscient du fait que, pour devenir efficace, l’amour a besoin d’être éclairé par la connaissance de la nature de l’homme et par l’analyse de sa situation d’être dans la société. Pour cette tâche, il a, en général, largement emprunté aux philosophies des cultures où il s’est développé. C’est ainsi que le stoïcisme, le néo-platonisme, plus tard l’aristotélisme ont marqué ses doctrines morales, non sans susciter régulièrement des contestations de la part des tenants d’une morale plus purement évangélique. Probablement, le catholicisme se débattra sans cesse avec cette difficulté, car ni la lettre de l’Evangile ni le seul précepte d’aimer ne suffisent à déterminer ce qu’il convient pratiquement de faire en telle situation donnée. Mais aussi bien la contestation de ceux qui sont sensibles à la simplicité et à la virulence des préceptes de l’Evangile que l’étude réfléchie des philosophies et des sciences humaines continueront à jouer un rôle indispensable pour que la charité puisse porter ses fruits.

A la loi d’amour se substituent règles et sanctions

La deuxième difficulté provient de la tendance à identifier l’appel de l’Evangile à l’amour du prochain avec la morale sociétaire du milieu chrétien. On imposa comme loi, avec sanctions à l’appui, ce qui apparaissait les conséquences nécessaires du commandement de l’amour, mais sans toujours se soucier de savoir si, et comment, l’amour pouvait animer dans les personnes concrètes ces comportements imposés. A partir du moment où l’Eglise eut une influence directe sur l’organisation de la société, cette tendance en fit l’inspiratrice et la gardienne des mœurs. Elle contribua de la sorte, globalement parlant, à diffuser en Occident de précieuses valeurs (dignité de la personne humaine, sens des plus pauvres, amour de la paix, etc.), y compris celles auxquelles on pouvait l’accuser parfois d’être la première infidèle. Mais il lui arriva aussi de se laisser entraîner, par la logique de ce rôle, à émousser, sinon à trahir, l’originalité subversive du commandement évangélique en succombant au juridisme, au moralisme ou au conformisme sociologique.

En outre, à partir du moment où au monolithisme médiéval succéda un monde séculier pluraliste, fut contestée massivement la prétention de l’Eglise d’édicter pour tous la règle des mœurs. Mais, même ramené aux limites de la juridiction légitime de l’Eglise sur ses propres fidèles, le problème demeure ouvert : comment entretenir le jaillissement inventif de l’amour du prochain, tout en lui proposant des normes objectives que la tradition reçoit de la Révélation (par exemple le mariage indissoluble) ou qu’elle déduit d’une réflexion sur la « loi naturelle », bien que cette dernière méthode soit actuellement contestée.

La troisième difficulté est la plus banale, mais non la moindre : c’est l’infidélité des catholiques à ce dont ils font profession. Sur ce point, il est intéressant de constater l’évolution de la sensibilité chrétienne. Dans les premiers siècles, il semble bien que l’idéal moral de la communauté croyante était placé très haut. Le baptême représentait un changement de vie considérable, au point que beaucoup préféraient le retarder. Plus tard, s’instaura la discipline du sacrement de pénitence, mais vue comme une exception pour les cas extrêmes. Or, la réalité était là : les chrétiens n’étaient pas tous des saints. Le sens du péché se développa très fort dans la sensibilité dès le haut Moyen Age, amenant la pratique habituelle de la confession et tout un climat spirituel de pénitence accompagné de pratiques ascétiques (carême et règles de jeûne, pèlerinages et recherches des indulgences, etc.). La théologie peina en querelles sur les rapports de la nature et de la grâce, du péché et de la grâce (notamment au XVIIe siècle, la querelle du jansénisme). Les siècles ultérieurs devaient réagir contre ce climat qui finissait par faire davantage perdre de vue l’appel évangélique plutôt qu’il n’aidait à le retrouver. Se reconnaître pécheur pouvait n’être qu’une manière formaliste et détournée d’éluder ses vraies responsabilités morales.

Il est admis qu’il y a, dans le catholicisme contemporain, une crise du sens du péché et du sacrement de confession ; on peut y voir, pour une part, le résultat d’une médiocrité générale, pour une autre, le désarroi des consciences individuelles dans les mutations actuelles, mais aussi le besoin de réapprendre, d’abord modestement, à pratiquer le positif de l’amour du prochain et du « Sermon sur la montagne » (voir Matthieu, V, 7, Luc, V, 20-49 ; les Béatitudes, la Justice nouvelle, la Vraie Prière, la Règle d’or).

La liturgie

Dès la première génération chrétienne, les fidèles s’assemblaient le dimanche « pour chanter des hymnes au Christ comme à un Dieu » (selon les termes d’une lettre de Pline le Jeune à l’empereur Trajan), pour entendre l’Ecriture et son enseignement et pour célébrer l’Eucharistie. Cet ensemble liturgique, qui deviendra la messe, et dont l’obligation hebdomadaire sera édictée au XIIIe siècle, constitue l’expression nécessaire de toute communauté de fidèles.

Pour le catholique, le culte et le sacré ont un caractère original

Pour la théologie chrétienne, les diverses manipulations de sacré, qui constituent les formes multiples du culte religieux, n’ont plus de raison d’être. Une seule réalité accomplit désormais le contact entre Dieu et les hommes, c’est le Christ lui-même (appelé donc unique prêtre ou médiateur), c’est son corps crucifié et glorifié (qui se substitue à toute espèce de sacrifice une fois pour toutes), c’est son esprit communiqué aux croyants (qui deviennent ainsi tous habilités à s’approcher directement de Dieu). Tout se concentre et se personnalise dans le Christ, qui n’est pas un « objet » sacré, mais la sainteté vivante « dans une âme et un corps ». Par sa présence d’incarnation, toute la sphère humaine et terrestre redevient sainte et digne de Dieu ; par sa volonté de salut à l’égard des hommes, signifiée par sa mort sacrificielle et éternellement actuelle, ceux qui s’approchent de lui dans la foi sont sanctifiés à leur tour et entrent en communion avec Dieu. C’est pourquoi il inaugure un culte « en esprit et en vérité » (voir Jean, IV, 24), où il s’agit essentiellement d’accueillir un tel don, de s’y associer et d’en rendre grâce à celui qui en est la source.

La liturgie catholique n’est que la célébration communautaire et festive de cet accueil et de cette action de grâce. Deux médiations sensibles, qui s’articulent étroitement dans la messe, la rendent possible. La première est la parole de l’Ecriture, qui conserve l’enseignement du Christ et la signification de ses faits et gestes. La deuxième est le sacrement de l’Eucharistie que les catholiques considèrent comme l’un de leurs biens les plus essentiels. En effet, c’est un condensé de tout l’Évangile : c’est le rappel (le « mémorial ») de tous les repas pris familièrement entre le Christ et ses disciples, et plus particulièrement du dernier repas (la Cène) qui révèle la simplicité d’intimité (la Nouvelle Alliance) dans laquelle le Fils de Dieu veut rassembler les hommes entre eux et avec lui ; c’est aussi la reprise, dans le symbolisme du pain et du vin, du sens et de la présence effective (« présence réelle ») de son sacrifice, permettant ainsi aux fidèles de tous les temps de s’y associer ; c’est encore l’annonce du « banquet » dont parlent les prophètes d’Israël, où s’exprimera la joie d’une humanité définitivement libérée.

Puisque, dans le culte « en esprit et en vérité », il n’y a plus qu’un seul prêtre, le Christ, et que tous les croyants lui deviennent unis comme en un seul corps, l’Église qui est ce corps se considère comme un « peuple sacerdotal ». Vatican II a remis en honneur cette doctrine traditionnelle du sacerdoce des fidèles. Elle signifie que tous les baptisés ont un égal pouvoir d’offrir à Dieu le culte qui lui plaît et qui est celui d’une vie droite et juste dans le métier, la famille, la cité ; et que, par rapport aux réalités du salut, ils sont tous égaux en dignité (ce qui ne veut pas dire que leurs rôles soient identiques).

STRUCTURES ET ORGANISATION

Après avoir décrit les principaux traits de la vie interne et de la doctrine du catholicisme, il convient de prêter attention aux Structures dont il s’est doté au service de cette vie et de cette doctrine. Ces structures ont eu, au cours des siècles, des développements institutionnels considérables, au point que nombre de catholiques eux-mêmes ont de la peine à en discerner les éléments essentiels et permanents de ceux qui peuvent sans dommage devenir caducs.

La Tradition et le magistère

Pour une foi et pour une Eglise qui ont leur origine dans une révélation historique, la nécessité d’une transmission fidèle s’impose avant tout. On l’appelle la Tradition. Il ne faut pas l’imaginer comme la pure et simple conservation de « traditions » instituées, au sens sociologique du mot. C’est une continuité vivante grâce à laquelle la parole et la présence du Christ s’actualisent dans les générations successives.

La Révélation n’a qu’une source, mais deux formes de transmission

Trois données majeures précisent les conditions de cette transmission :

1) La consignation, dans une Ecriture faisant autorité, des témoignages des apôtres. L’ensemble de ces textes (les quatre Evangiles, les Actes des Apôtres, les diverses Epîtres et l’Apocalypse) constitue le Nouveau Testament dont la liste officielle (ou « canon ») a été pratiquement acquise vers le Ve siècle. L’un des débats les plus aigus avec les protestants a porté sur le rôle de l’Écriture : l’Eglise catholique n’a jamais admis le principe « scriptura sola » (l’Ecriture, unique règle de foi) des Réformés. Vatican II a fourni des précisions importantes : la Constitution sur la Révélation affirme (n° 9) que « l’Eglise ne tire pas de la seule Ecriture sainte sa certitude sur le contenu total de la Révélation » (constitution dogmatique, Dei Verbum, promulguée le 18 novembre 1965) ; cependant, elle a écarté l’idée qu’il y avait deux sources distinctes de la Révélation, l’Ecriture, d’une part, et d’autre part, une prétendue tradition orale, fort difficile à discerner. En fait, « la Sainte Tradition et la Sainte Ecriture sont reliées et communiquent étroitement entre elles… toutes deux jaillissent d’une source divine identique ».

2) les apôtres désignèrent des évêques « auxquels ils remirent leur propre fonction d’enseignement » (n° 7). Cette fonction est appelée « magistère ». La succession apostolique est une pièce essentielle du catholicisme. Elle signifie que les évêques, successeurs des apôtres par une lignée ininterrompue, ont seuls reçu « la charge d’interpréter de façon authentique la Parole de Dieu » (n° 10).

3) Une conviction est puisée dans les promesses du Christ et dans l’expérience de la communauté ecclésiale, d’une assistance vivante de l’Esprit saint, pour réaliser cette interprétation authentique de la Parole de Dieu. Ce troisième élément est capital pour faire comprendre que la Tradition, au sens catholique du mot, n’est pas la pure répétition d’une parole primordiale ni la transmission d’un message clos, « la tradition qui vient des apôtres fait, sous l’assistance du Saint-Esprit, des progrès dans l’Eglise » (n° 8).

Des trois données qui précèdent, c’est la seconde qui, aux yeux de l’historien, est décisive. Selon la conscience que le magistère aura de son rôle, l’Ecriture sera mise en valeur ou mise en sommeil, et l’Esprit saint aura le champ libre, ou, selon l’expression de saint Paul, sera plus ou moins éteint. De ce point de vue, Vatican II a représenté un effort considérable pour retrouver un équilibre authentique, après une longue période où le magistère s’était exercé moins en cherchant dans l’Ecriture l’inspiration des attitudes nouvelles requises par l’évolution du monde qu’en empruntant à des théologies trop peu renouvelées un arsenal apologétique d’armes et d’arguments contre les erreurs » du temps.

Il est remarquable que cet effort ait été le fruit d’un concile et que l’Eglise catholique ait retrouvé par là le fonctionnement, autrefois « traditionnel », de sa structure de magistère.

En effet, c’est le corps épiscopal tout entier qui a la responsabilité de la tradition et de la conduite de l’Eglise. Tel est le sens de la collégialité (voir Evêque) épiscopale solennellement affirmée à Vatican II.

Le pape

C’est au sein de ce « collège des évêques » qu’il faut voir le rôle du pape. Successeur de l’apôtre Pierre, en tant qu’évêque de Rome, le pape hérite de la primauté dont le Christ a investi Pierre par rapport aux autres apôtres. Pendant plusieurs siècles, cette primauté s’était exercée de façon discrète quoique réelle, sous forme d’arbitrage en des conflits qui menaçaient la foi ou la paix de l’Eglise. L’évolution politique et ecclésiastique de l’Occident latin amène l’évêque de Rome à intervenir de plus en plus directement dans les églises locales. Pendant des siècles, la tendance fut à la centralisation et à une sorte de gouvernement monarchique de l’Eglise par le pape. Ce fut au point que l’Eglise catholique parut jusqu’à Pie XII comme une sorte de superorganisation religieuse, totalement centrée au Vatican d’où émanaient mots d’ordre, directives, mises en garde, nominations, etc., et dont les évêques n’apparaissaient qu’en tant que fonctionnaires locaux à la manière dont les préfets civils le sont du pouvoir central.

Le pouvoir plénier du pape s’exerce au sein des collèges d’évêques

Jean XXIII a commencé à manifester que, sans cesser aucunement d’être le premier pasteur de l’Eglise, le pape pouvait jouer son rôle autrement et mieux utiliser la structure collégiale de l’Eglise. Vatican II n’a rien enlevé aux prérogatives de l’évêque de Rome : « Le pontife romain a sur l’Eglise, en vertu de sa charge de vicaire du Christ et de pasteur de toute l’Eglise, un pouvoir plénier suprême et universel qu’il peut toujours exercer librement  » (Actes du Concile, Constitution sur l’Eglise, no 22. Le Centurion). Mais en affirmant que l’ordre des évêques constitue lui aussi, en union avec le pontife romain, son chef, et jamais en dehors de ce chef, le sujet d’un Pouvoir suprême et plénier sur toute l’Eglise », en revitalisant l’exercice concret des responsabilités collégiales, le récent concile a commencé de modifier sensiblement l’image que l’Eglise donne d’elle-même. Probablement apparaîtra-t-elle de moins en moins comme une organisation monolithique et davantage comme une pluralité d’églises locales n’ayant pas forcément des modèles de fonctionnement identiques : le rôle de la papauté comme pôle d’unité n’en sera que plus important, mais s’accomplira sur un mode différent de celui d’autrefois.

Le pape et le concile œcuménique, convoqué et approuvé par lui, détiennent l’autorité suprême. Le synode épiscopal, convoqué au gré du pape, mais dont une partie est élue par les conférences épiscopales, a un rôle consultatif.

Les cardinaux ont pour prérogative essentielle d’être les électeurs du pape lors d’un conclave. On distingue les cardinaux qui continuent de résider à la tête d’un diocèse et les cardinaux de curie, collaborateurs directs du Saint-Siège dans l’administration de l’Eglise. Nommés par le pape, leur nombre est en augmentation constante.

La curie est l’organe de l’administration quotidienne de l’Eglise à l’échelon du Saint-Siège. Elle comprend : la secrétairerie d’État, qui coordonne l’ensemble ; le conseil pour les affaires publiques, qui s’occupe des rapports avec les gouvernements ; les congrégations (équivalant à des départements ministériels) : pour la doctrine de la foi (célèbre autrefois sous le nom de Saint-Office), pour les églises orientales, des évêques, de la discipline des sacrements, des rites, pour le clergé, des religieux et instituts séculiers, de l’enseignement catholique, pour l’évangélisation des peuples. Viennent ensuite trois secrétariats : pour l’union des chrétiens, pour les religions non chrétiennes, pour les non-croyants. Deux autres organismes récents : le conseil des laïcs et la commission pontificale « Justice et paix », se consacrent à l’étude de certains problèmes de la société contemporaine. Enfin, les tribunaux : de la pénitencerie apostolique (concernant les cas spéciaux qui relèvent du sacrement de confession), de la rote romaine (tribunal de dernière instance dans l’Eglise et sorte de cour d’appel), de la signature apostolique (qui peut réviser les décisions de la rote, c’est une sorte de Cour de cassation). Divers offices assurent la transmission et l’exécution des décisions. Les nonces sont les ambassadeurs du pape auprès des gouvernements étrangers. Ils jouent aussi un rôle par rapport aux églises locales, mais ce rôle, aujourd’hui contesté, est délicat à situer. Les conférences épiscopales sont les assemblées d’évêques d’un même continent, ou d’un même pays, auxquelles un certain nombre de droits, par exemple, en matière liturgique, ont été reconnus.

Les églises locales

Nous avons évoqué par le mot de « pasteur » la fonction du pape et des évêques. Cette fonction ne comporte pas seulement le rôle de magistère, c’est-à-dire d’enseignement de la foi ou des mœurs et d’interprétation de l’Écriture. Elle a aussi un aspect culturel et un aspect disciplinaire.

L’évêque gouverne l’église locale L’évêque, dans son église locale, « représente » le Christ dans son rôle de chef sacerdotal des baptisés. A la suite des apôtres, il a reçu le pouvoir sacramentel de tenir la place du Christ dans la communauté, notamment dans la célébration eucharistique (« Faites ceci en mémoire de moi »), de gérer les sacrements pour le bien spirituel de la communauté et de ses membres. A ce titre, il est consacré, par ses pairs, par le plus haut degré du sacrement de l’ordre. En tant que préposé à l’unité et à la bonne marche de la communauté, il lui est reconnu un pouvoir, appelé aussi « juridiction », qui l’autorise à prendre toutes mesures utiles — dans le cadre du droit canon, ou droit général spécifique de l’Eglise — pour le bien spirituel des croyants. Dans les situations sociologiques qui favorisent le cléricalisme, ce pouvoir pastoral peut devenir fort autoritaire (les exemples historiques ne manque pas), de sorte que les catholiques contemporains réclament qu’on en précise mieux l’esprit et les méthodes, tout en reconnaissant sa nécessité et son utilité. En effet, dans la conception que le Christ a laissée à ses apôtres, il y a des responsabilités à assumer, mais qui doivent toutes être vécues comme des services de la charité en vue du bien réel de chacun et de tous.

Le gouvernement d’un diocèse

L’évêque est éventuellement aidé par un coadjuteur (qui a droit de succession) ou par des auxiliaires, tous dotés de la consécration épiscopale.

Ses collaborateurs immédiats, auxquels il délègue une partie de sa juridiction, sont les vicaires généraux ou les vicaires épiscopaux.

Il est entouré du conseil presbytéral (formé de prêtres) et du conseil pastoral (comportant prêtres, religieux et laïcs). Le chapitre des chanoines tend à perdre l’importance qu’il avait autrefois. Tout diocèse a un secrétariat avec divers services.

Le synode diocésain est à l’état de possibilité et d’expérience ici ou là.

Le service de la communauté entre dans les fonctions du prêtre

C’est le mot de « service » qui est le plus apte à caractériser la structuration interne des communautés. Toute communauté, en effet, tend à différencier en son sein les fonctions qu’exige son développement. Dès leur état primitif, les églises chrétiennes ne font pas exception. On appelle ministères ces fonctions ecclésiales. La détermination en a beaucoup varié avec les époques. Les plus importants des types de ministères sont ceux que les apôtres, puis les évêques, se sont adjoints afin d’être aidés dans leurs tâches propres. Ainsi sont nées les institutions du diaconat et du presbytérat. Participant, comme l’évêque, du sacrement de l’ordre, mais à un degré inférieur et par dérivation de lui — c’est l’évêque qui les ordonne par le  geste antique de l’imposition des mains —, les diacres et les prêtres ont été des pièces maîtresses de la structure des communautés. Les diacres aidaient l’évêque dans les tâches surtout matérielles, mais aussi pour des tâches de catéchèse, pour le soin des pauvres et en certains actes liturgiques. Au long des siècles, ce ministère était tombé en désuétude, mais il vient d’être restauré depuis 1967, et plusieurs diocèses ont déjà ordonné des diacres d’un style nouveau (y compris des diacres mariés) dont les attributions dépendront des besoins concrets des communautés actuelles.

En revanche, la catégorie des prêtres a pris historiquement une importance toujours croissante. Habilités, par leur ordination, à annoncer et enseigner la Parole, à consacrer l’Eucharistie et à être pasteurs de communautés locales, ils sont devenus les auxiliaires indispensables de l’évêque au fur et à mesure de l’extension de l’Eglise. L’époque constantinienne commence à les marquer comme une catégorie non plus seulement de l’Eglise mais de la société : on les exempte de nombreux impôts ou taxes, on leur fournit des allocations, on leur reconnaît une dignité officielle, on leur accorde des privilèges juridiques. Bref, les prêtres constituent un « clergé », un ordre privilégié dans la société.

Le système des paroisses est en vigueur depuis le Moyen Age

A partir du moment où le catholicisme devint la religion universelle d’une Europe que les invasions avaient ramenée à un stade rural élémentaire, l’Eglise dut repenser toute son organisation. La communauté de base devint la localité rurale ou paroisse, pour laquelle l’évêque (ou parfois le maître du domaine) cherche un desservant ou curé. Le système des paroisses s’intégra sans difficulté au système féodal, puis se poursuivit sous le régime des communes ; il demeura inchangé dans le phénomène urbain moderne jusqu’à l’époque contemporaine et ce n’est qu’aujourd’hui que l’Eglise commence sérieusement à se demander s’il n’y aurait pas lieu de trouver des formes mieux adaptées d’organisation. Quant au prêtre, il offre des visages variés selon le rôle que cette structure permanente lui permet de jouer au sein de régimes fort différents. L’Eglise n’a cessé de se poser à son sujet maints problèmes, dont les solutions sont sans cesse remises en cause par l’évolution des sociétés : celui du choix des prêtres, celui de leur formation, celui de l’observation du célibat, celui de leur regroupement autour de l’évêque en une collaboration réelle, celui de leurs interventions dans les affaires économiques ou politiques, etc.

On peut dire que la sécularisation progressive du monde moderne a contribué à dégager le prêtre catholique de ce conditionnement millénaire. Les problèmes qu’agite le catholicisme contemporain autour de la figure de ses prêtres sont toujours aussi aigus, mais tendent à être posés en termes clarifiés. Le souci n’est plus de conserver à tout prix une structure cléricale héritée d’un long passé, mais de partir à nouveau des besoins réels de l’Eglise immergée dans le monde moderne et spécialement dans l’environnement urbain. Le prêtre de l’an 2000 vivra sans doute fort différemment de son ancêtre de l’an 1000, il n’en conservera pas moins un rôle important au service des communautés de croyants.

RICHESSE SPIRITUELLE

Le propre d’une religion est de mettre les consciences en relation avec un absolu, une transcendance. On s’en ferait une idée superficielle et tronquée si l’on ne prêtait attention qu’à son histoire, à ses croyances ou à son organisation. Elle est aussi expérience, plus ou moins indicible, du divin ; elle est quête et élan vers le Dieu qu’elle professe ; elle engendre des saints et des mystiques. Le tableau complet de la fécondité spirituelle du catholicisme dépasserait les limites de cet article. Nous nous bornerons à un schéma.

Les voies de la sainteté

Les communautés chrétiennes primitives semblent avoir été le lieu d’une expérience spirituelle foisonnante. L’« Esprit » se manifestait de toutes sortes de manières par des charismes ou dons qui provoquaient soit des phénomènes d’enthousiasme et d’exaltation [5], soit des phénomènes de « prophétie », c’est-à-dire de connaissance (interprétation des Ecritures et du mystère divin), soit des actes exceptionnels (guérison des malades). Voie affective et quasi extatique, voie intellectuelle, voie du service d’autrui : il suffit d’y adjoindre la voie ascétique, qui apparaîtra bientôt, pour voir se dessiner les principaux types de saintetés à l’intérieur du catholicisme.

A ceci près, cependant, que le critère déterminant de la sainteté ne sera jamais la performance observable d’une contemplation, d’une connaissance, d’un dévouement ou d’une ascèse, mais l’intensité et la pureté de la charité qui anime intérieurement ces activités (voir, à ce sujet, le texte célèbre de saint Paul, Première Lettre aux Corinthiens, ch. XIII). La charité elle-même n’est pas le simple fait d’aimer d’un amour sans limite et désintéressé, mais d’aimer ainsi à la ressemblance du Christ et, en quelque sorte, sous son inspiration même.

Les premiers siècles voient fleurir une mystique du martyre

En fait, les premiers « saints » vénérés par l’Eglise ancienne furent les martyrs. Reproduire dans sa propre chair la passion du Christ apparaissait alors comme l’union suprême avec celui pour lequel on versait son sang. Ignace, évêque d’Antioche, martyrisé à Rome au début du IIe siècle, a laissé quelques lettres qui révèlent une véritable mystique du martyre. Celle-ci ressurgira à certaines époques : au XIIIe siècle, par exemple, on voit des franciscains partir prêcher l’Evangile en pays musulmans dans le seul espoir d’y trouver le martyre. Toute mystique, quand elle devient un idéal exclusif et séparé des circonstances impérieuses qui lui donnaient son sens, tend facilement aux extrêmes et à l’exagération : c’est une sorte de loi spirituelle qui jouera dans l’Eglise à propos des diverses formes de sainteté. La hiérarchie eut ici un rôle régulateur et bienfaisant : assurée d’être, elle aussi, dotée de l’Esprit pour discerner l’authenticité des charismes, elle refuse de confondre témoignage et provocation téméraire, martyre ou ascèse et quasi-suicide. Cette circonspection tournera quelquefois à la prudence pusillanime, mais ce souci de ne proposer un idéal que sous bénéfice d’inventaire et de ne proposer un saint à la vénération et à l’imitation des fidèles qu’après un examen sérieux de son cas est devenu peu à peu une des caractéristiques originales du catholicisme ; les « procès de canonisation » sont une garantie, au moins théorique, contre cette forme de superstition qu’est le culte indu de certains personnages, et souvent aussi l’occasion de mieux faire éclater ce qu’il y a de vraiment admirable dans la vie de certains saints.

Le monachisme instaure un univers de sagesse et d’équilibre

C’est vers le moment où les persécutions cessaient que fleurit, dans le christianisme, l’ascétisme monastique. Les premiers anachorètes ne fuyaient pas le monde parce que la vie y était trop difficile, mais trop facile, à leur gré : ils partaient au désert avec l’intention d’imiter le Christ qui, lors de sa Tentation, avait lutté contre le démon. Ce furent d’abord des solitaires, tel saint Antoine, le plus célèbre de tous, dont la vie, écrite par Athanase d’Alexandrie, eut une influence immense sur la spiritualité monastique. Ils s’adonnaient à la lecture des Ecritures et à la prière, décidés à la continence absolue et à un jeûne sévère. Peu à peu, les vocations se diversifièrent : outre les ermites ou solitaires, il y eut les cénobites, ou moines regroupés dans une vie commune. Les plus célèbres organisateurs de cénobites en Orient furent saint Pakôme (V. 290-346) en Egypte (monachisme du désert) et saint Basile (329-379) en Asie Mineure (monachisme lié à une église locale en vue de lui assurer un certain nombre de services). En Occident, il y eut d’abord des foyers isolés de monachisme : telles les fondations rattachées à saint Martin de Tours (316-397) (Ligugé notamment) ou encore le monastère de Lérins et de saint Victor à Marseille, où les exemples et les doctrines des moines de Palestine et d’Égypte furent transmis par les souvenirs personnels de Cassien dont les ouvrages seront lus assidûment tout au long du Moyen Age. Mais le vrai « père » du monachisme occidental fut saint Benoît., dont la règle, par sa qualité humaine et spirituelle, jouera le rôle d’une véritable pédagogie spirituelle pour la chrétienté occidentale jusqu’au Moyen Age. D’autres courants monastiques eurent aussi leur influence, par exemple à partir du VIIe siècle, celui de l’Irlande de saint Patrick (V. 385-460), et de saint Colomban (540-615), à tendance plus ascétique et pénitentielle.

Quoi qu’il en soit des vicissitudes de l’état monastique (décadences et réformes successives), on peut aujourd’hui encore, grâce aux monuments qui nous en demeurent, se faire une idée du grandiose univers qu’il représentait. Les hommes qui ont bâti Le Thoronet, Fontenay ou La Chaise-Dieu, qui ont édifié les magnifiques églises cisterciennes de Pontigny, de Sénanque, ou d’ailleurs, détenaient certainement le secret d’une harmonie de l’homme avec son environnement. Derrière ce qui nous apparaît l’austérité ou la monotonie de la vie monastique, nous découvrons, en y regardant de plus près, un art de vivre et une sagesse que beaucoup peuvent envier. Cet art de vivre et cette sagesse s’étaient inscrits dans un monde culturel particulier où la hantise de la mort devait être transfigurée par l’attente paisible de la Cité céleste, où la frénésie de vivre devait apprendre à s’assagir sous une règle exigeante et équilibrée, où la servitude du travail de la terre devait être adoucie et magnifiée par les rythmes quotidiens de la louange.

La décadence de cet idéal après la Renaissance n’empêche pas que le ferment monastique a sans doute une chance nouvelle dans notre contexte culturel si différent de l’ancien. Les restaurations modestes du XIXe siècle pouvaient sembler de simples survivances, mais le monde actuel provoque et stimule le monachisme contemporain à rechercher un art de vivre et une sagesse selon l’Évangile adaptés à ses conditions inédites.

Les ordres mendiants visent les universités et les milieux populaires

A partir du XIIIe siècle, l’esprit du catholicisme éclate en des directions nouvelles. Des ordres religieux originaux apparurent, caractérisés par la mobilité, l’ardeur apostolique, l’implantation urbaine, des structures de gouvernement impliquant la participation de tous, la pauvreté mendiante (d’où le nom d’ordres mendiants qu’on leur donne). Ce furent surtout les frères mineurs (ou franciscains, nés dans le sillage de saint François d’Assise), les frères prêcheurs (ou dominicains, fondés par saint Dominique), les frères carmes. Ces jeunes institutions drainaient les forces spirituelles neuves qui cherchaient à se faire jour, soit en les intégrant (y compris dans des « tiers ordres » de laïcs associés à la spiritualité des religieux), soit par l’influence de leurs théologiens, de leurs mystiques ou de leurs maîtres spirituels.

On peut schématiquement les voir à l’œuvre en deux « lieux » principaux. Le premier est l’université, le lieu de la pensée. Très vite, les ordres mendiants assurèrent des chaires dans les principales universités européennes et les illustrèrent par des noms prestigieux ; tels les dominicains Albert le Grand ou Thomas d’Aquin, le franciscain Bonaventure. Les uns et les autres engendrèrent des mystiques : mystique plus affective dans la lignée franciscaine (Angèle de Foligno, Raymond Lulle), mystique plus intellectuelle dans la lignée dominicaine (Catherine de Sienne, maître Eckhart, Tauler, Suso). Ces lignées ne cesseront de se perpétuer, concurremment avec les autres qui surgirent. Ainsi naquirent ce qu’on a appelé des « écoles de spiritualité » : il faut y voir davantage des familles d’esprit que la transmission d’un enseignement systématique.

Le second lieu où œuvrèrent les nouveaux ordres est le tout-venant des laïcs, dans les églises populaires. La liturgie était devenue l’affaire des moines et des chanoines et s’était éloignée du peuple (déjà le latin commençait à faire obstacle). Ce fut l’essor de toutes sortes de dévotions, dont le Rosaire (plus communément appelé chapelet) et le Chemin de Croix furent les plus universelles et indiquent l’accent, à savoir une sensibilité aux aspects humains de l’Incarnation. La Vierge Marie, l’humanité du Christ, spécialement dans son enfance (usage de la crèche à Noël) et dans sa passion, furent vénérées sous toutes sortes de formes, dont l’art de l’époque nous a conservé d’innombrables témoins (statuaires, vitraux, enluminures, peintures).

Les courants spirituels Se partagent entre l’action et la contemplation

A la fin du Moyen Age, ces courants qui, jusque-là s’interpénétraient, tendirent à se séparer et à s’ignorer. Un courant nouveau apparut, la « Devotio moderna », illustrée par la célèbre « Imitation de Jésus-Christ », de Thomas a Kempis, qui se désintéressa de la théologie intellectuelle et mit l’accent sur une spiritualité individualiste et intériorisée. En France, saint François de Sales cherchera, lui aussi, à concilier vie spirituelle (« dévotion » en langage de l’époque) et vie du laïc dans le monde : déjà apparaissent chez lui les analyses psychologiques qui annoncent l’âge de la subjectivité moderne.

La crise religieuse du XIVe siècle fera jaillir deux courants spirituels importants : le premier est celui de la spiritualité de l’action, dont les jésuites seront une illustration majeure (saint Ignace de Loyola, saint François-Xavier, mais aussi bien les saints de l’action charitable comme saint Vincent de Paul).

Le second courant est celui du renouveau contemplatif chez les carmes espagnols, illustré par les grands noms de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix. Ce dernier représente un sommet de la mystique de la nudité de l’esprit dans la pure disponibilité à la « vive flamme d’amour ». Entre la rigueur de cette contemplation pure et les nécessités d’une action de plus en plus prenante dans un monde où il y a de plus en plus à faire, le catholicisme moderne éprouvera une tension jamais vraiment résolue.

Le catholicisme répondra-t-il à la requête spirituelle des temps nouveaux ?

Nous disions plus haut que le catholicisme s’est trouvé assez démuni pour comprendre la signification des grands phénomènes culturels (désacralisation progressive de l’existence, philosophies du sujet et de l’histoire, sciences de la nature et sciences humaines) du monde moderne et pour y insérer un ferment d’expérience spirituelle indiscutable et l’interrogation sérieuse de la transcendance. C’est que ses différentes composantes ne formaient plus un faisceau cohérent : la théologie se préoccupa de moins en moins de l’expérience intérieure ; cette dernière, abandonnée à la subjectivité empirique, cultiva une piété respectable, mais qui éludait les vrais drames spirituels de l’homme occidental ; d’innombrables personnes se lancèrent dans des entreprises souvent fécondes au plan de l’action (éducation, apostolat, bienfaisance, etc.), mais qui demeuraient tributaires d’une animation spirituelle désuète et étriquée ; les richesses inouïes du symbolisme chrétien furent peu à peu méconnues, et la décadence de l’art religieux au XIXe siècle n’en est que l’une des expressions frappantes.

Bref, si Vatican II représente l’ouverture d’une nouvelle période du catholicisme, cela devrait signifier aussi un renouveau de ses profondeurs spirituelles. Notre monde est incontestablement en attente de forces spirituelles, sans lesquelles ses plus belles entreprises techniques et planétaires risquent de s’avérer un échec pour l’homme. C’est pour le catholicisme une sorte de provocation et ce peut être la chance qui l’amènera à exploiter ses ressources latentes.


[1] Voir E. Hamman : la Vie quotidienne des premiers chrétiens (Paris, Hachette, 1971).

[2] C’est le « dépôt de la foi », selon la terminologie traditionnelle ou le « donné révélé ».

[3] Au Moyen Age, coopération légale des maîtres enseignant la théologie, le droit, la médecine et les sept arts, et jouissant de nombreuses franchises ; la première université fut fondée à Bologne vers 1110 ; celles de Paris vers 1150, de Montpellier vers 1181, de Toulouse vers 1230. Les universités furent supprimées en France par la Révolution de 1789. Napoléon institua, en 1808, l’Université de France.

[4] Voir Daniel Olivier : le Procès Luther (Paris, Fayard, 1971).

[5] Comme « parler en langues » (glossolalie) selon les Actes des Apôtres, II, 4-9 et saint Paul, Epître aux Corinthiens, XII, 10, ce qui signifie l’aptitude à communiquer le message.