L'aventure humaine s'inscrit dans un Grand Dessein : Lanza Del Vasto et la non-violence

Je n’allais pas du tout en Inde pour chercher la spiritualité. J’avais retrouvé non sans peine ma propre religion et ma propre tradition. J’allais aux Indes pour y chercher très paradoxalement la solution de notre problème d’Occidentaux. Notre problème essentiel est celui de la guerre et de la paix. Si nous ne le résolvons pas, tous ceux que nous résoudrons, et nous qui les aurons résolus, seront emportés par la prochaine guerre. Je ne trouvais pas de réponse, en Occident, ni à l’Église ni dans les philosophies, moins encore dans les politiques. Donc je vis Gandhi. Je l’ai interrogé, j’ai trouvé en lui ce que je cherchais. J’avais quelque impression que la guerre ne tombait pas du ciel comme un bolide, qu’elle était liée avec l’espèce de paix que nous vivons, et qui la rend inévitable. Gandhi m’a indiqué tout cet ensemble, et ce que j’ai pris de lui, c’est l’unité de vie que j’ai tâché de rapporter à la maison.

(Revue Question DE. No 7. 2e Trimestre 1975)

Le 8 février 1975, Louis Pauwels et Jean-Claude Guilbert recevaient Lanza del Vasto dans le cadre de leur émission « L’invité de l’autre monde », sur la deuxième chaîne de télévision.Deux conceptions s’affrontaient : le refus de ce monde chez Lanza del Vasto ; une certaine confiance en ce monde chez Louis Pauwels. Les deux hommes sont pourtant également persuadés que la vie spirituelle est une réalité et une nécessité. Bien entendu, la règle courtoise d’une telle émission laisse le maximum de paroles et la conclusion à l’invité. Voici l’essentiel de la conversation.

Louis Pauwels : Vous êtes né en Italie du Sud, vous avez reçu une éducation de prince. Vous parlez un grand nombre de langues européennes, vous êtes docteur en philosophie. Artiste complet, vous êtes peintre, sculpteur, ciseleur, musicien, poète. Puis vous allez soigner votre corps et votre âme sur les routes d’Europe, à pied, errant comme les élites de la Renaissance. En 1942, vous faites paraître le Chiffre des choses, méditation poétique. Vous êtes, somme toute, un poète hors de l’histoire. Vous êtes troubadour quand on est guerrier. Et, au milieu « du chemin de votre vie », comme dit Dante, vous allez chercher votre centre sur les routes de l’Inde ; vous rencontrez Gandhi, et c’est la publication du Pèlerinage aux sources, qui est un succès mondial.

Vous devenez un exemple et une leçon de sagesse, vous fondez des communautés pastorales, artisanales, spirituelles. Vous écrivez ce qu’il faut bien appeler des livres d’édification. Aujourd’hui, vous êtes le maître, le guide d’une importante communauté, la communauté de l’Arche. Mon cher Lanza, nous sommes d’accord sur une chose : la vie spirituelle est une réalité ; il faut une vie spirituelle. A part l’essentiel, je crains que nous ne soyons d’accord sur rien. Vous condamnez le monde, pas moi. Vous condamnez la modernité, pas moi. Vous avez créé cette communauté de l’Arche. L’Arche, cela implique l’idée de déluge, l’idée d’élus qui vont traverser l’âge noir. Je ne crois pas au déluge, je ne crois pas à l’âge noir.

Pourquoi êtes-vous allé chercher la spiritualité en Inde ? N’êtes-vous pas de ces gens qui veulent bien croire en Dieu, mais à condition qu’il porte des babouches?

Lanza del Vasto : Je n’allais pas du tout en Inde pour chercher la spiritualité. J’avais retrouvé non sans peine ma propre religion et ma propre tradition. J’allais aux Indes pour y chercher très paradoxalement la solution de notre problème d’Occidentaux. Notre problème essentiel est celui de la guerre et de la paix. Si nous ne le résolvons pas, tous ceux que nous résoudrons, et nous qui les aurons résolus, seront emportés par la prochaine guerre.

Je ne trouvais pas de réponse, en Occident, ni à l’Église ni dans les philosophies, moins encore dans les politiques. Donc je vis Gandhi. Je l’ai interrogé, j’ai trouvé en lui ce que je cherchais. J’avais quelque impression que la guerre ne tombait pas du ciel comme un bolide, qu’elle était liée avec l’espèce de paix que nous vivons, et qui la rend inévitable. Gandhi m’a indiqué tout cet ensemble, et ce que j’ai pris de lui, c’est l’unité de vie que j’ai tâché de rapporter à la maison.

Je suis chrétien. J’ai été longtemps un chrétien très souffrant : je veux dire très souffrant de voir combien peu la chrétienté se préoccupait de ces problèmes.

Aux Indes, j’ai retrouvé les maîtres qui vont le long des routes avec quelques disciples, vivant dans des caves et dans des huttes ; j’ai retrouvé la Bible.

L.P. Vous avez trouvé la bible de la non-violence. Mais la violence est partout. Dans la guerre, bien sûr, mais aussi dans les rues, parce qu’elle est dans la nature de l’homme.

L. del V. La violence des voleurs, des assassins, des violeurs de femmes, ce n’est pas du tout celle-là qui nous intéresse et que nous combattons. La violence, ce n’est pas des coups de poing ou des coups de pied, ni même des coups de mitraillette. C’est tout ce qui dérange l’ordre harmonieux des choses en commençant par le viol de la vérité, le viol de la justice, le viol de la confiance d’autrui. Je dirai que ce qui nous inquiète le plus, c’est la violence légitimée, celle qui est couverte par les lois, qui est préméditée et systématique.

L.P. Konrad Lorenz a montré qu’il y a une agressivité naturelle à l’homme. Cette agressivité peut être, dans certains cas, utile. Utile à la protection de l’homme. Utile à son progrès. La civilisation, c’est une agression faite à la nature par l’intelligence. Vous condamnez toute sorte d’agressivité ?

L. del V. Pas du tout ; je considère que l’agressivité est tout à fait nécessaire, mais qu’elle a besoin, comme l’amour, d’être convertie. Je dirai que la conversion de la colère, c’est la non-violence ; sans colère, il n’y a pas de non-violence. L’agressivité est indispensable à la conservation de la vie, c’est à partir d’une indignation que le non-violent commence à vivre.

L.P. Votre solution, proposée par votre exemple, par votre communauté, c’est une solution pastorale, artisanale. Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose de simplement nostalgique, de rousseautiste ? Ce monde de la science et de la technique, ce n’est pas forcément un monde négatif. Ce peut être un monde libérateur. Vous le condamnez.

L. del V. Oui, je le condamne parce que je ne le crois pas libérateur. C’est au contraire tout un monde d’esclavage, et puis c’est un monde qui épuise la planète entière. Il produit, sans doute, mais c’est surtout une pompe. La prospérité, vous l’admirez, mais les neuf dixièmes de la production mondiale passent dans quelques pays. Je ne crois pas que ce soit juste ni bon. Si nous essayons de mettre tout le monde à ce rythme, il croulera sous l’abondance de la camelote. L’ambition du tiers monde est de participer à cette aventure de la modernité, mais c’est justement l’un des maux contre lesquels Gandhi a lutté.

Je crois que l’ambition légitime de tous les hommes, c’est de vivre d’une vie épanouie, et il n’y a pas besoin d’avoir une telle abondance de moyens pour le faire. Je crois que, par la surabondance des moyens et l’oubli des fins, on oublie les « pourquoi ». A quoi sert la richesse? A quoi servent la vitesse, la puissance ? Est-ce que ça sert à vivre ? En a-t-on besoin ?

L.P. Les premiers chrétiens, sous Trajan, accusaient déjà les ingénieurs romains de faire disparaître les oiseaux et les poissons. Je me demande si cette apocalypse dont on parle tellement, ce n’est pas le vieux millénarisme. Ce n’est pas parce qu’une névrose devient générale qu’elle devient une vérité.

L. del V. Je ne suis ni névrosé ni pleurnichard. Je vois la logique avec laquelle les catastrophes viennent. Si je me livrais à ma seconde passion qui est l’histoire, j’écrirai les fins du monde en démontrant qu’à chaque siècle il y a eu les descriptions de la fin du monde. J’ai connu des gens, en 1957, qui attendaient que cela arrive. Le monde est en effet quelque chose qui finit tout le temps et ne finit jamais. Mais je crois que maintenant nous commençons à plafonner pour des raisons que je vois très nettement. A moins qu’un souffle tout à fait différent vienne sur nous, un souffle de l’esprit, un renversement, une conversion, un arrêt de toute cette folie.

Les conflits humains inévitables, il faut les résoudre, et ne pas s’en retirer. Il faut trouver une méthode humaine pour les résoudre. Cette méthode est la non-violence qui touche tous les plans de la vie.

Il y a une solution non violente à l’économie, à l’agriculture, aussi à la religion. Eh bien ! si nous ne la trouvons pas, nous sommes tous condamnés à mort ; c’est tout ce que j’ai à dire, mais je ne désespère pas qu’on la trouve, nous en avons les moyens. Un peu de bon sens, un peu de sagesse : quelle épargne, quelle épargne de malheurs et de crimes !

Les œuvres de Lanza del Vasto

Judas (1936), le Chiffre des choses (1942), le Dialogue de l’amitié (1942) , le Pèlerinage aux sources (1943), la Marche des Rois (1944), Principes et préceptes du retour à l’évidence (1945), le Chansonnier populaire (1947), Commentaire de l’Évangile, la Passion (1951), Vinôba ou le nouveau Pèlerinage (1954), les Quatre fléaux (1949), Approches de la vie intérieure (1962), Noé (1965) , la Montée des âmes vivantes (1968), l’Homme libre et les ânes sauvages (1969), la Technique de la non-violence (1971) .

Tous ces ouvrages sont publiés par les éditions Denoël. Lanza del Vasto a également écrit diverses chansons populaires dont le livret a été publié par les éditions du Seuil. Il a enregistré « Trouvères et Troubadours » aux disques S.M. de musique religieuse.