Pierre D'Angkor
Le Christianisme originel et l'hérésie romaine

Au Dieu qui se manifeste dans la Nature et dans la conscience de l’homme fut donc opposé le Dieu qui se manifestait dans l’Église. Et celui qui prétendait y résister fut taxé d’orgueilleux et de révolté contre Dieu. On confondit délibérément l’humilité du cœur qui est une vertu avec la servilité de la pensée qui est indigne de l’homme. Au nom de l’une, on exigea l’autre. Une fausse conception de l’humi­lité engendra une fausse vertu. La conscience publique en fut oblitérée, souvent annihilée. Tout ce qu’ordonnait l’Église fut le bien. N’était-elle pas inspirée sans cesse du St-Esprit, selon la promesse de Jésus-Christ ? L’asservissement des cons­ciences étant ainsi assuré, les pires crimes contre l’humanité purent être perpétrés, sans amener de réaction dans l’âme des fidèles. Une réaction n’eût pu être que l’œuvre du démon !

(Extrait de La lettre et L’esprit. Édition Être Libre 1960)

Les paroles de Jésus s’adressent-elles aux docteurs seulement, chargés de les interpréter, ou à tous les fidèles ?

Rome, en dépit de l’évidente bonne foi, de l’éclat même et du mérite de ses Pontifes, peut-elle prétendre à être la véritable Église catholique, universelle, telle que la pensée du Christ en avait conçu l’image ? Ne serait-elle pas au contraire une construction très humaine, greffée par des hommes faillibles sur la création idéale de leur Maître ? Cette Église, si elle a développé vigoureusement ses rameaux verdoyants sur le monde entier, et prospéré durant tant de siècles, le doit aux mérites insignes de ses saints, à la piété sincère de ses fidèles, à l’ardeur de foi de ses prosélytes, bref à tout ce psychisme intérieur qui, dans son développe­ment effectif, a prévalu en importance sur les errements doctrinaux de ses Pontifes. La sincérité de la croyance et la pureté de la conduite se sont ainsi montrés plus efficaces dans la vitalité profonde de la religion que les dogmatismes toujours faillibles de l’intellect humain et le formalisme rituel extérieur prétendant les traduire ; plus efficaces même que les défaillances individuelles de ses membres, imputables à la seule faiblesse humaine. En fait, nous nous trouvons ici devant un phénomène de caractère social et non devant un phénomène de l’ordre surnaturel. La pérennité apparente de l’Église n’est pas un miracle mais un phénomène de psycho­logie collective, la vitalité des religions dans le temps étant toujours fonction naturelle de leur dynamisme intérieur, c’est-à-dire de l’accumulation psychique des pensées, des senti­ments de foi et des ardeurs de leurs fidèles respectifs.

Je dis donc que Rome – sa bonne foi n’étant pas en question – a méconnu dans sa doctrine traditionnelle l’enseignement originel et formel de son Maître. Depuis dix-sept siècles, en effet, – depuis le concile de Nicée – elle a promulgué une série de définitions dogmatiques, hérétiques au premier chef, puisqu’elles allaient directement à l’encontre du sens obvie des paroles que l’Évangile prête au grand Maître Chrétien. Et l’hérésie qui fut ainsi officiellement pro­clamée et imposée à la foi commune par une longue suite de conciles, apparaît avec un caractère d’autant plus grave qu’elle porte sur le dogme le plus fondamental de la religion, la divinité de Jésus, du moins dans le sens où elle fut définie par l’autorité ecclésiastique, et imposée aux fidèles sous menace de damnation pour qui ne voudrait l’admettre.

Aux dires des Évangiles, Jésus se disait « fils de Dieu », « un avec Dieu », et nous verrons le sens précis qu’il donnait lui-même à ces expressions. Mais jamais il n’a donné sa per­sonne pour Dieu-le-Fils, Fils unique, égal et consubstantiel au Père, ainsi que le proclama le Concile de Nicée. Maintes fois au contraire, il se défendit formellement d’être Dieu au sens de l’orthodoxie Nicéenne. Ses déclarations à cet égard sont explicites : « N’appelez personne sur la terre votre Père, un seul est votre Père qui est dans les Cieux ». Et au disciple qui l’appelait « Bon Maître », il objecte : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Il n’y a de bon que Dieu seul ». Sans cesse, il répète : « Je ne fais pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé. Au cours de son agonie au mont des Oliviers, il prie son Père pour que ce Calice s’éloigne de lui, mais ajoute aussitôt : « que votre Volonté soit faite et non la mienne ». Quelle subtilité théologique oppose ici la volonté du Père à celle du Fils, s’ils ne font qu’un seul Dieu ? [1].

Après de nombreux conciles, réunis pour confondre les héré­tiques, l’Église définit dans le Christ une dualité de natures – et partant de volontés – dans l’unité de la personne. Il en résulte que c’est la personne de Jésus qui est proclamée à la fois divine et humaine. Mais il est de fait que Jésus ne se reconnut jamais personne divine. Autrement, il nous eut enjoint de le prier lui-même. Mais non, il nous dit que pour prier Dieu, chacun doit rentrer dans sa demeure, c’est-à-dire en soi-même, et prier le Père céleste qui est dans le secret. Et lui-même nous suggère la formule appropriée : « Notre Père qui êtes aux Cieux… » Il ne nous dit pas non plus : « Soyez parfait comme je suis parfait », mais « comme votre Père céleste est parfait ».

Unité de la personne du Christ et dualité de natures ? Comment la personne unique du Christ pourrait-elle concilier en elle deux natures irréductibles, sans aucun rapport mutuel, la divine et l’humaine ? Comment pourrait-il être à la fois Dieu et subir en même temps, sans pouvoir réagir, les défail­lances qui le rapprochent d’une manière si émouvante, si pathétique, de notre humaine faiblesse ? « Mon âme est triste jusqu’à la mort », dit-il, et sur la croix, il émet cette plainte suprême : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Un tel cri d’angoisse ne pouvait être poussé par Dieu fait homme, qui ne pouvait douter de Lui-même, mais par un homme, messager de Dieu ; non par Dieu le Fils, deuxième Personne de la Ste-Trinité, mais par un « fils de Dieu », un envoyé divin, que le crime des hommes faisait mourir ignominieusement sur la croix.

Mais que signifie alors cette expression « fils de Dieu » que Jésus se donnait à lui-même ? Au surplus, ne se proclama-t-il pas aussi « un avec son Père » ?

Oui, mais l’on sait que l’unification avec Dieu est l’aspi­ration commune à tous les vrais mystiques, le but suprême poursuivi par eux à toutes les époques et sous tous les climats religieux. Jésus l’avait réalisé, mais n’entendait nullement que soit réservée à lui seul une divinisation à laquelle, dit-il, sont appelés tous les hommes, si l’on s’en rapporte à la sublime prière qu’il adresse à son Père. Sans doute, il dit : « Mon Père et moi nous sommes un », et « Qui me voit, voit aussi mon Père ». Mais il a pris soin de proclamer qu’un tel état est accessible à tous, peut être atteint par tout homme, et il prie Dieu pour ce retour de tous à l’Unité : « Comme Toi, mon Père, tu es en moi et moi en toi, qu’ainsi eux aussi soient un en nous » (St-Jean).

Quant à l’expression « fils de Dieu », par laquelle il s’est désigné, il prit soin également devant l’indignation scandaleuse des Pharisiens, de préciser le sens allégo­rique qu’il donnait à l’expression en rappelant à ses interlo­cuteurs leurs propres Écritures, où il est écrit : « Vous êtes des Dieux, vous êtes tous des Fils du Très-Haut » (Ps. 81, 6). Pas de différence essentielle donc entre les hommes et lui. Tous sont pareillement appelés, et sont « fils de Dieu » ceux qui répondent en eux à cet appel divin. Nous sommes tous de « race divine », a dit St-Paul après Pythagore et les Sages de l’Inde, et Jésus, « fils de Dieu » est réellement le « frère aîné » des hommes. « Pourquoi donc, conclut le grand Maître Chrétien, dites-vous que je blasphème, moi, que mon Père a sanctifié et envoyé dans le monde, parce que j’ai dit : « Je suis le Fils de Dieu » ? (St-Jean X, 33-36). Mais toujours aussi il se défend d’être l’égal de Dieu : « Mon Père est plus grand que moi », répète-t-il (Jean XIV, 28). Mais les théolo­giens de Nicée prirent cette expression « fils de Dieu » au pied de la lettre, c’est-à-dire en son sens propre et littéral. Jésus ne fut plus considéré dès lors comme un « fils de Dieu » au sens allégorique, où il l’entendait lui-même, mais comme le Fils unique du Père, la deuxième Personne de la Trinité divine, incarnée en sa seule personne.

Comment une telle majoration de la personne du Christ fut-elle possible ? Comment l’hérésie prit-elle naissance ?

Par suite de l’acceptation par la primitive Église de la doctrine Paulinienne sur la nature du Christ. La plus grande incertitude en effet régnait en ce moment à cet égard, je l’ai dit, parmi les premiers chrétiens juifs, encore tout désorientés par les événements tragiques du Calvaire et qui discutaient à perte de vue sur leur signification et la portée exacte qu’il fallait leur accorder. La mort ignominieuse de leur Maître vénéré et ses apparitions après sa mort troublaient les esprits, et certains proposaient des explications naturelles, scanda­lisant ceux qui, au contraire, transposaient le tout sur le plan surnaturel et miraculeux. C’est à ce moment que survint St-Paul, après sa conversion sur le chemin de Damas. Pour bien comprendre la doctrine de St-Paul, il faut ne pas perdre de vue que l’Apôtre était un Juif convaincu, avec la foi et les préjugés de sa race, prenant à la lettre le mythe allégo­rique du péché originel et du messie rédempteur, promis par les Écritures. D’autre part, attiré par les doctrines d’Alexan­drie, relatives au Logos (Verbe), il eut à les concilier avec le fait du Christ qui lui fut révélé. Pour St-Paul donc, le Logos créateur, « per quem omnia facta sunt », est le Fils unique du Père, c’est-à-dire la Puissance créatrice de Dieu manifestée dans la Création toute entière et qui s’incarna dans l’homme Jésus pour la rédemption du genre humain. St-Paul considérait que si le Verbe était incarné en Jésus, Il était aussi bien potentiel, latent, en tout homme, car, comme le dit St-Jean, interprète de la doctrine Paulinienne : « il est la Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde », mais cette lumière, ajoute l’évangéliste, l’homme ne la perçoit pas en lui, parce que ses propres « ténèbres » – les ombres du « Moi » – lui en masquent l’éclat. L’homme ordinaire ne perçoit donc pas en lui cette étincelle du Verbe cosmique, son Moi divin, qu’enrobe son âme immortelle, et qui est voilé au tréfonds de lui-même, tandis que Jésus, percevant en Lui ce Principe divin, était donc bien en ce sens un « Fils de Dieu ». Mais ce Principe caché luit en tout homme et voilà pourquoi l’apôtre nous dit que chacun doit atteindre « à la stature parfaite du Christ » ; voilà pourquoi il nous dit aussi cette parole, à première vue si étrange, que « s’il a connu Christ selon la chair », il ne le connaît plus de cette manière ». Ailleurs encore, il s’écrie : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi ! » Par là, il n’entend évidemment pas la personne historique de Jésus, mais cette Étincelle du Verbe divin qui brillait en Jésus et qu’il voit à présent briller en lui-même, comme en tout homme, malgré leur aveuglement.

Tous les exégètes indépendants ont reconnu qu’après la conversion de l’Apôtre des Gentils, l’helléno-christianisme se substitua au judéo-christianisme primitif. À cette époque, en effet, l’école juive d’Alexandrie, illustrée par son plus célèbre philosophe, Philon d’Alexandrie (vers l’an 20 de notre ère), jetait le plus vif éclat. Philon avait pris à Platon son idée du Logos, l’avait concilié et identifié avec le Logos créateur et croyait au Messie rédempteur attendu par les Juifs, au point que certains prirent ce philosophe pour un philosophe Chrétien. St-Paul, fortement imbu de ces idées, les appliqua tout naturellement à Jésus, après son illumination sur le chemin de Damas. Et, dès lors, Jésus ne fut plus seule­ment le Messie-homme, envoyé par Dieu, comme il l’était pour ses premiers disciples, mais devint bien vite, par l’effet d’une majoration progressivement accrue par l’exaltation de la dévotion populaire, l’incarnation unique du Verbe cos­mique. Les Évangélistes reflètent cette transformation du Christianisme judéo-chrétien, sous l’influence des idées Pauli­niennes, principalement celui selon St-Jean. Néanmoins, les Écritures conservent encore quelques traces qui subsistent de la croyance primitive. Certains passages demeurent qui sont comme un vestige d’une doctrine oubliée, périmée, dépassée. C’est ainsi que dans les « Actes des Apôtres » (II, 22-24), St-Pierre, parlant aux Juifs, leur dit : « Vous savez que Jésus de Nazareth a été un homme que Dieu a rendu célèbre parmi vous par les merveilles, les prodiges, les miracles qu’il a accomplis… » Et après avoir rappelé, selon la thèse juive du Messie rédempteur, que c’est « par un ordre exprès de la Volonté de Dieu et un décret de sa prescience » que Jésus fut livré à ses ennemis qui le firent mourir sur la croix, l’apôtre ajoute : « mais Dieu l’a ressuscité, ne voulant pas qu’il fut retenu dans les douleurs de l’enfer [2]. C’est Dieu qui l’a ressuscité, dit St-Pierre. Et resurrexit tertia die ; il s’est ressuscité lui-même, par sa propre puissance, proclame le Credo de Nicée. Toute la majoration de la personne de Jésus est ici inscrite dans les textes. C’est ce que j’ai appelé le passage du premier au second état de la conscience Chré­tienne.

D’autre part, St-Paul nous parle de Jésus comme d’une personne humaine ayant incarné la Nature divine du Verbe. C’est le Verbe qui étant « en forme de Dieu » s’est montré « en forme d’esclave », c’est-à-dire en la personne mortelle de Jésus, dit-il. Après le drame du Calvaire, la personne humaine de Jésus est morte (voilà pourquoi St-Paul dit : « si j’ai connu le Christ selon la chair, je ne le connais plus de cette manière) ; seule subsiste la Personne divine du Verbe (Nestorius donc avait raison). Le Concile de Calcédoine proclama au contraire que Jésus est la Personne divine du Verbe, ayant revêtu la nature humaine. Ici aussi donc les textes montrent le passage du deuxième au troisième état de la croyance.

Si donc l’Église primitive assimila la doctrine de St-Paul, est-il certain, pour autant, qu’elle l’ait bien comprise ? Bien plus, cette doctrine, l’Apôtre lui-même l’a-t-il formulée, explicitée entièrement, littéralement, dans ses épîtres aux Églises ? Certainement non. Toujours, en effet, il présente le fait Chrétien à ses correspondants comme un mystère caché à tous les âges, mystère qu’il se refuse encore énergi­quement à leur dévoiler. C’est ainsi qu’il écrit à l’Église de Corinthe, formée pourtant de Chrétiens baptisés et confirmés dans la foi, qu’il ne peut leur révéler le mystère Chrétien, que, seuls, peuvent connaître, dit-il, les « parfaits », c’est-à-dire les « initiés », parce qu’ils sont, eux, Chrétiens de Corinthe, encore « trop petits enfants dans la foi », et qu’on ne peut leur donner dès lors « que du lait et non des viandes solides ». Il y a donc ici dans l’enseignement de St-Paul une gnose, tout un ésotérisme sous-entendu. D’autre part, comme cet enseignement donné par l’apôtre ne diffère pas, littéra­lement parlant, de la foi Chrétienne, traditionnelle, on doit bien conclure que celle-ci aussi n’a qu’un sens allégorique d’une signification plus profonde, ignorée ou rejetée par l’Église, ou les Églises Chrétiennes [3]. Quoiqu’il en soit, St-Paul nous présente l’Évangile nouveau, à l’instar des Mys­tères du paganisme, comme un mystère initiatique, c’est-à-dire comme un ensemble de vérités supérieures, ne pouvant faire l’objet d’un enseignement public, non pas qu’elles soient secrètement réservées à un petit nombre de privilégiés, mais parce qu’elles doivent être acquises individuellement par chacun, comme le fruit mûr d’une illumination intérieure, d’une initiation de l’âme, d’un éveil spirituel. Comment pourrait-on en effet enseigner des vérités spirituelles à des êtres grossièrement matériels ? « Non Margaritas ante porcos », dit sévèrement l’Évangile. Tout au plus peuvent-ils, comme de petits chiens, cueillir quelques miettes qui tombent de la table de leur maître, est-il encore affirmé. Comme son maître qui se refusait à enseigner publiquement autrement qu’en paraboles, St-Paul s’interdisait donc de révéler publiquement le Mystère Chrétien. Aussi son langage est-il émaillé de termes initiatiques, empruntés aux mystères de la Grèce antique. Ce langage n’a donc qu’une valeur de symbole, pour la bonne compréhension duquel il insiste à maintes reprises sur ce principe essentiel d’interprétation : « la lettre tue si l’esprit ne vivifie ». Condamnant à l’avance les formules rigides imposées à la foi, il proclama la liberté du Chrétien, « la liberté dans le Christ », dit-il, autrement dit la liberté de l’interprétation, car « l’Esprit souffle où il veut ». Ainsi dénonce-t-il à l’avance ces contraintes auto­ritaires telles qu’elles furent imposées ultérieurement à la conscience des fidèles. « Ego loquor, vos ipsi judicate quod dico » – « Omnia probate et quod bonum est tenete ». (I Thessal. V, 21). Toute liberté est laissée à ceux qui ont reçu le don d’instruire ou de révéler les secrets de Dieu. (I Cor. XIV, 26). En substituant à cette liberté intérieure de la conscience une obéissance rigide, en imposant aux fidèles une abdication de leur autonomie intérieure, l’Église romaine a manifestement trahi la pensée de l’Apôtre.

Telle fut donc la seconde hérésie capitale dont se rendit coupable la prétendue orthodoxie romaine, soit cette concep­tion absolutiste de sa propre nature, de son rôle, de sa mis­sion, de son autorité dans le monde.

Une hérésie ? Comment cela, protestera-t-on ?

Dans la pensée du Christ, l’Église était manifestement une institution fondée par lui pour être une aide secourable aux hommes, éveiller les âmes, éclairer les consciences. Telle était sa légitimité, le fondement de son autorité. Mais jamais le Maître n’entendit ériger cette autorité contre la conscience de l’homme, pour régenter son cœur et sa raison. Or, c’est en s’appuyant lourdement sur des textes, que je n’ai pas à rappeler ici, que l’Église prétendit substituer son autorité à la conscience même de ses fidèles, en paralysant, en annihi­lant celle-ci ! S’affirmant seule dépositaire de la Révélation, seule habilitée à interpréter les textes, elle exigea une soumis­sion aveugle non seulement à ses décisions doctrinales, mais encore, quand elle fut au faîte de sa puissance, elle prétendit dominer, guider, de façon absolue, la pensée, la conduite et la conscience intérieure des hommes dans toutes les activités de leur existence.

Et c’est ainsi que tout le long des siècles – et sans méconnaître pour cela les mérites civilisateurs de l’Église – on eut ce spectacle pénible d’une humanité ayant à se défendre sans cesse contre les emprises ecclésiastiques pour assurer graduellement l’indépendance de sa pensée scienti­fique, philosophique et religieuse.

Pour asseoir son autorité souveraine, Rome s’est référée à une science et inspiration divines qui transcendent nos facultés humaines. Mais précisément dans ces questions qui ressortissent à la métaphysique transcendantale, qui dépas­sent notre intelligence limitée, échappent au cadre de notre logique étroite et où la signification des mots, des formules dogmatiques n’est plus adéquate mais seulement loin­taine, analogique, il importait de reconnaître qu’il est en ce domaine des degrés différents dans l’évolution des âmes, partant une hiérarchie dans la compréhension que chacun a de la Vérité, et que seule, dès lors, la liberté intérieure de la conscience peut permettre cette « inspiration » supérieure qui se traduit par une perception ou une vision intuitive. C’est ce que St-Paul nommait les « dons » du St-Esprit, et c’est peut-être aussi pourquoi il disait : « Oportet haereses esse ».

Quoiqu’il en soit, Rome n’a pas suivi l’apôtre : elle a condamné, poursuivi, persécuté sans relâche toute diver­gence d’avec l’interprétation étroite de la lettre de son enseignement officiel, et ceux-là même que Jésus accueillait avec bonté, le samaritain, la Cananéenne, le Centurion romain, c’est-à-dire l’hérétique, le païen, elle les a, quand elle en eut le pouvoir, excommuniés, martyrisés, brûlés. Que l’on se souvienne des anathèmes, des persécutions, de l’inqui­sition, des croisades, des guerres de religions, des massacres d’hérétiques, toutes choses que la conscience chrétienne a approuvées au cours des siècles, en vertu de l’obéissance aveugle due à l’Église même qui les commandait. C’est donc un fait que Rome a paralysé, annihilé, au cours de son histoire, les consciences chrétiennes qu’elle se devait de fortifier et de défendre [4]. J’ai rappelé la parole de St-Paul : « Oportet haereses esse ». En effet ce sont les hérétiques tant maudits qui ont forcé l’Église à énoncer, à définir plus avant, des vérités qui avaient dans la réalité une portée autre – nous le verrons – que la solution des problèmes apparemment visés. Il en fut ainsi pour les discussions qui s’élevèrent concernant la nature du Christ historique et qui furent réglées par une suite de conciles, flétrissant et condamnant les héré­sies successives qui s’étaient élevées à ce sujet.

Alfred Loizy les a magistralement résumées en quelques lignes : « St-Paul avait identifié le Christ Jésus au Verbe « Le Verbe est de Dieu » et personnellement distinct du Père. Est-il Dieu absolument et s’il est « le premier-né de la Création », comme l’a dit St-Paul, ne serait-il que la pre­mière des Créatures ? Arius dit oui. Athanase et le Concile de Nicée répondirent non. Le Verbe devait être consubstan­tiel au Père. Restait à définir son rapport avec l’humanité du Christ. Pouvait-on dire que Jésus était personnellement éternel et consubstantiel à Dieu ? Apollinaire crut trouver la solution de la difficulté en admettant que le Verbe avait tenu à l’égard de l’humanité et dans l’humanité de Jésus, la place de l’âme spirituelle. L’Église le condamna : Jésus avait été homme parfait. Donc, conclut Nestorius, il était une personne humaine indissolublement unie par un lien moral à la Personne divine du Verbe. Nestorius est condamné : il ne faut pas diviser le Christ qui est un. S’il est un, la nature humaine est incorporée à la divinité, dit Eutychès, et l’unité de nature est impliquée dans l’unité de personne. Le Christ ne serait pas homme, si la nature humaine ne subsistait pas en lui à côté de la nature divine, déclare le concile de Calcédoine. Le cinquième concile œcuménique ajoute qu’elle est unie substantiellement au Verbe et subsistait dans le Verbe. Enfin, l’on se demande si l’unité de personne n’entraîne pas l’unité de volonté : le sixième concile maintient deux volontés et deux opérations pour faire droit aux deux natures. » (« Autour d’un petit livre », par A. Loizy. Éd. Picard). Dualité de natures dans l’unité de la personne, telle est donc la conclusion à laquelle s’est arrêtée l’Église dans sa discri­mination et condamnation des hérésies.

Disons-le : sur le plan historique et en ce qui concerne Jésus lui-même, le problème est insoluble, la solution en étant invérifiable. Mais la plus grande hérésie fut celle de l’Église elle-même, qui prétendit limiter à la seule personne historique de Jésus un problème psychologique et métaphysique concernant la nature de chaque homme, celui de l’im­manence en chacun de l’Étincelle divine, « la Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » [5].

J’ai montré qu’à l’autonomie de la conscience individuelle, illuminée par l’Esprit – « spiritus omnia scrutatur, etiam mysteria Dei », avait dit St-Paul – Rome avait substitué, pour la dispensation de la Vérité, le magistère obliga­toire de l’Église.L’Église devint dès lors l’autorité suprême et infaillible, et c’est ainsi qu’à une religion de liberté et d’amour fut graduellement substituée une religion dominée par la crainte. En opposition avec la doctrine de St-Paul, et pour annihiler la liberté du Chrétien, proclamée par l’apôtre, l’Église enseigna donc que Dieu ne peut se manifester dans la conscience de l’homme sans son intermédiaire. Aux paroles de Jésus instituant l’Église fut donnée une portée extensive qu’elles n’impliquaient pas. À l’organisation exté­rieure, à l’autorité disciplinaire de l’Église, fut conférée abu­sivement une puissance sur les âmes et consciences que ces paroles ne comportaient aucunement. Rome a ainsi prétendu contraindre Dieu lui-même à se servir de son canal pour agir dans le monde, se considérant comme la médiatrice indis­pensable entre Dieu et l’humanité.

L’Église était en réalité l’institution idéale que le Maître avait conçue pour être mise au service de l’homme et aider à son salut. En conviant tous les hommes de bonne volonté à s’unir sous la houlette de Pierre, par leur adhésion à une foi commune, Jésus ne semble pas s’être inquiété beaucoup des croyances particulières de ses interlocuteurs. Il a la même bonté pour tous, car tous ont le même Père, et il s’efforce seulement de les rallier à l’essentiel de la Reli­gion universelle qu’il définit et résume lui-même : « Aimer Dieu par-dessus toute chose et son prochain comme soi-même pour l’amour de Dieu ». Son prochain, ce n’est pas seulement ses coreligionnaires, car quel mérite y a-t-il à n’aimer que ses amis ?

Mais l’incompréhension des hommes fit de l’Église une secte étroite et exclusive qui se crut autorisée à édifier toute une superstructure dogmatique, sacramentelle et rituelle, sur la pure substance de l’Évangile et lança force condamnations et anathèmes contre ceux qui refusèrent d’ajouter foi à cet accroissement. Le vrai caractère de l’Église fut méconnu, et c’est ainsi qu’après avoir déifié le Maître, dans le sens que nous avons dit, les premières générations Chrétiennes, par une majoration plus incroyable encore, déifièrent l’institution ou plutôt en firent cet être hybride, le corps mystique du Christ. L’Église fut donc personnifiée, divinisée : elle devint « l’épouse du Christ », l’épouse de Dieu, à laquelle révérence, obéissance et service étaient dus. En fait, l’Église, pour le Chrétien, est devenue une idole. Inconsciemment un culte idolâtrique lui est rendu : elle est l’habitacle de l’Esprit du Christ. Alors que Jésus avait conçu son Église comme une institution mise au service de l’homme et de son salut, ses fidèles mirent l’homme à son service, le rivèrent à l’obéis­sance aveugle. La primauté n’appartint plus à l’homme, mais à l’institution créée pour lui et qui, au lieu de demeurer subordonnée à son salut, fut promue au rang supérieur, d’intermédiaire divin, nécessaire à ce salut même. Le Cardinal Ottaviani, secrétaire de la Sacrée congrégation du Saint-Office, personnalité toute puissance à Rome, écrivait récemment aux chefs de la démocratie chrétienne cette parole qui, dans sa pensée, s’appliquait pareillement à tout fidèle de l’Église : « Votre devoir est de servir l’Église, et non de vous en servir ». Ainsi donc parle aujourd’hui le disciple. Mais comment parlait le Maître ? « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir » (Matth. XX, 28), disait-il.

Nous avons donc ici la plus étrange méconnaissance et déformation de l’enseignement du Maître que l’on puisse imaginer. Sans doute le Cardinal a-t-il raison quand il enjoint aux fidèles de ne pas se servir de l’Église pour réaliser des buts politiques ou assouvir des ambitions personnelles : mais il trahit la pensée de son Maître quand il entend asservir la conscience intérieure de l’homme aux directives impératives de l’Église. C’est donc ce caractère divin accordé à une Église, composée d’hommes faillibles, qui engendra l’orgueil et la domination autoritaire des clergés sur les âmes et cons­ciences des fidèles. Cet orgueil collectif des clergés n’est nullement incompatible avec une grande humilité person­nelle de leurs membres pris individuellement. Mais quel est le prêtre, fut-il le desservant d’une modeste chapelle, qui ne participe peu ou prou à cet immense orgueil collectif d’appar­tenir à l’Église enseignante et qui n’en ressente au fond du cœur quelque secrète suffisance ? Quoiqu’il en soit, c’est en raison de ce caractère infaillible et divin attribué à l’Église que ses décisions, ses activités persécutrices et guerrières même, furent, je l’ai dit, docilement suivies et approuvées par les fidèles. Qui donc eût osé s’insurger contre sa puissance et son autorité ? Au Dieu qui se manifeste dans la Nature et dans la conscience de l’homme fut donc opposé le Dieu qui se manifestait dans l’Église. Et celui qui prétendait y résister fut taxé d’orgueilleux et de révolté contre Dieu. On confondit délibérément l’humilité du cœur qui est une vertu avec la servilité de la pensée qui est indigne de l’homme. Au nom de l’une, on exigea l’autre. Une fausse conception de l’humi­lité engendra une fausse vertu. La conscience publique en fut oblitérée, souvent annihilée. Tout ce qu’ordonnait l’Église fut le bien. N’était-elle pas inspirée sans cesse du St-Esprit, selon la promesse de Jésus-Christ ? L’asservissement des cons­ciences étant ainsi assuré, les pires crimes contre l’humanité purent être perpétrés, sans amener de réaction dans l’âme des fidèles. Une réaction n’eût pu être que l’œuvre du démon ! Puisque l’Église était seule dépositaire de la Vérité, seule médiatrice et dispensatrice de la Grâce divine en l’homme, le Chrétien se mit à l’abri des reproches de sa propre conscience en se réfugiant dans les églises, dans ces temples de pierre qui furent multipliés dans la Chrétienté tout entière, en dépit des avertissement répétés par deux fois dans les Écritures que « Dieu habite pas dans les temples créés de la main des hommes » [6]. La conscience chrétienne s’y garda donc de toute inquiétude en se couvrant derrière le formalisme extérieur des pratiques culturelles et des rites sacramentels, lesquels, déclarait l’Église, assurent le salut de l’homme. Mais cette séculaire prétention de l’Église à être l’exclusive et nécessaire médiatrice entre Dieu et l’âme humaine est de nos jours controuvées par l’expérience du mysticisme universel. La sainteté et les illuminations divines en effet ne sont pas l’apanage exclusif des mystiques chré­tiens, mais se retrouvent à toutes les époques et sous tous les climats religieux. Certes, l’Église en nie alors la valeur. Elle conteste que Dieu agisse ou se manifeste directement dans la conscience de l’homme non rédimé par la grâce du baptême. Elle s’est d’ailleurs toujours méfiée des mystiques, même de ceux de son propre bord. Jeanne d’Arc fut brûlée vive comme hérétique et relapse, avant d’être canonisée. Ste-Thérèse fut suspectée de panthéisme. Les écrits d’Eck­hart, de Tauler, de Ruysbroeck, de Suzo, furent condamnés. Vers l’an 1576, le Général des Jésuites édicta ce mandement : « Certains livres spirituels, tels que ceux de Tauler, Ruysbroeck, Suzo et autres de la même catégorie, ne concordant pas avec notre manière de voir, il est interdit aux personnes professant notre foi de les lire. Nos collèges ne conserveront que les livres jugés orthodoxes par le Père Provincial [7].

Le Pape Sixte V confirma ultérieurement cette condam­nation en interdisant aux fidèles la lecture des sermons de Tauler. Sans doute le mysticisme n’est-il pas sans dangers et ceux-ci expliquent partiellement la méfiance de l’Église à son égard. Le livre dont nous avons extrait le texte qui précède, nous expose avec clarté à la fois les écueils et la grandeur du mysticisme : « Le mystique qui s’abandonne à un Dieu créé par l’imagination est fatalement amené aux pratiques de la théurgie, et s’il s’absorbe en un Dieu qui est une abstrac­tion métaphysique, c’est dans le néant de l’indéfini qu’il s’abîme [8], mais s’il cherche à s’unir au Dieu révélé par la conscience, son mysticisme prend un tout autre caractère : les facultés propres de l’âme ne sont pas annulées, elles sont au contraire reportées à leur plus haute puissance ». De tout temps, les conditions requises pour atteindre Dieu furent en effet l’humilité et l’amour, la purification du cœur et de l’esprit.

Je voudrais résumer et conclure ce chapitre.

J’ai démontré par des textes formels cette situation, invraisemblablement paradoxale, l’Église de Rome vivant dans l’inconscience totale de sa double hérésie :

1° d’avoir identifié Jésus qui se disait « fils de Dieu » avec Dieu le Fils, deuxième Personne de la Ste-Trinité, alors que le maître de l’Évangile se défend sans cesse d’être Dieu. Aux termes déjà cités, j’ajouterai encore ceux-ci : « Vous cherchez à me tuer, moi qui vous ai dit la vérité que j’ai apprise de Dieu » (Jean VIII, 40). Si Jésus est Dieu au sens de l’orthodoxie, il doit connaître la vérité par lui-même ; non, il l’a apprise de Dieu. « Nul n’a jamais vu Dieu », dit encore Jean I, 18;

2° d’avoir déifié l’Église, en invoquant sa pérennité à travers les siècles comme l’accomplissement miraculeux des promesses de son fondateur. Mais, nous l’avons dit, la durée d’une religion est fonction naturelle de son dynamisme inté­rieur, celui-ci résultant à la fois de l’élévation spirituelle de l’enseignement donné par son fondateur et de l’ardeur des sentiments et des croyances, éveillés dans les âmes par cet enseignement même. C’est pure crédulité que de croire à un miracle permanent.

Sans doute, l’argument ici invoqué soulèvera un tollé général ! S’appuyer sur les paroles du Christ dans les Évangiles pour rejeter la doctrine de l’Église, la doctrine tradition­nelle de la lettre, ne peut que révolter, scandaliser, les âmes catholiques. Qui êtes-vous, dira-t-on, pour vous élever contre le magistère de Rome, seule autorisée pour interpréter les textes sacrés ? Rien, répondrai-je : moins que rien. Aussi, la thèse n’est-elle pas de moi, mais la tradition ésotérique immé­moriale de l’Esprit. Aujourd’hui, signe des temps, des troubles angoissants agitent les membres les plus savants du Haut-clergé. Le souci de concilier la science et la foi les mettent souvent en difficulté avec l’autorité. Le cas récent du Père Teilhard de Chardin fut le plus spectaculaire. Parfois encore les théories audacieuses s’étendirent au terrain dogmatique lui-même. Je n’en veux d’autre preuve que ce texte assez ancien déjà et qui se rapportait précisément à la divinité du Christ. Le texte émane d’un savant théologien, le Père Déodat Marie, franciscain. Il est donné comme l’expression même de la doctrine orthodoxe – ce dont on peut tout de même douter – et si je le cite, c’est qu’il me paraît voisiner avec la thèse ésotérique que je défends.

Dans une réfutation de l’ex-abbé Loizy, notre théolo­gien s’exprimait ainsi : « Avant de démontrer cette proposi­tion que Jésus-Christ est Dieu, l’école sait la couper en deux. Qu’entendez-vous par Jésus-Christ ? Et qu’entendez-vous par Dieu ? Ni vous, ni M. Loizy, ni, je le crains, beaucoup parmi vos réfutateurs, ne vous êtes avisés de chercher si être Dieu comporte deux sens divers ou n’a qu’une signification fran­chement unique. Et vous vous êtes battus, vos réfutateurs et vous, comme si « être Dieu » n’avait pas deux sens mais un seul. I1 a paru, tant la clarté des mots vous a tristement éblouis, paru à vous et à vos réfutateurs, qu’être Dieu c’est être la Divinité. Or qui est la Divinité est l’éternité; qui est l’éternité, est l’immensité.

Et sous le mot Jésus-Christ, vous avez vu l’homme, fils de Marie. Vos réfutateurs ont vu le Verbe. Et vous avez conclu, vous : l’homme, fils de Marie n’est pas l’immensité, n’est pas l’immortalité, n’est pas l’éternité, donc, il n’est pas la Divinité, donc il n’est pas Dieu. Et vos réfutateurs ont dit (du moins je le suppose, car, du sens donné par eux, ils le devaient) : Jésus-Christ est la divinité. Ardents à se dire de l’école, sans en avoir peut-être franchi le seuil, vos réfuta­teurs ne vous ont pas appris qu’être Dieu signifie de seconde manière, avoir la divinité. Et qui a la divinité a l’éternité, a l’immensité, a l’immutabilité. Dieu seul est la divinité, ni Lui, ni personne hormis Dieu, n’est l’immensité, n’est l’immor­talité. Mais l’homme, né de Marie, n’est pas la divinité. Il ne l’est pas, il l’a. Il l’a et il est Dieu. Le Verbe n’est pas l’hu­manité, il l’a. Et le Verbe est un homme. Et cet homme, né de la Vierge Marie, a la Divinité du chef de son rapport transcendant avec le Verbe. Et le théologien conclut : « Mille autres Christs pourraient avoir la Divinité et être Dieu comme Jésus-Christ, alors que seul Dieu est Dieu comme il est Dieu [9]. N’en déplaise pourtant au Père Déodat Marie, c’est un bien autre langage que nous fait entendre le « Credo » lorsqu’il nomme la personne de Jésus « unum dominum filium Dei, consubstantialem Patri ». Si cela est vrai du Verbe, ce ne peut être vrai de la personne de Jésus. Si le Verbe est Personne divine, alors l’hérétique Nestorius avait raison de distinguer entre la personne de Jésus et la Personne du Verbe. Les théologiens ont donc eu tort de déifier la personne de Jésus, c’est-à-dire son moi humain, au lieu de réserver leur culte à l’Étincelle du Verbe, immanente en lui, latente et potentielle en tout homme. » Je conclurai donc en répétant ce que j’ai écrit précédemment : le Christ fut réel­lement le « frère aîné » des hommes, le prototype historique, pour nous Occidentaux, d’un état divin auquel tout homme est appelé, l’état de l’Homme-Christ ou l’Homme-Dieu, parce que la divine étincelle de l’Esprit est le tréfonds de tout homme. Et cela seul peut et doit nous empêcher de désespérer de l’humanité et nous faire conserver intacte notre foi en l’avenir humain.

Voilà donc aussi pourquoi j’ai adhéré à la thèse de l’unité ésotérique des religions. À cette thèse même, Jean Guitton m’oppose que « de toutes les religions connues », le Christianisme est celle « qui a été le plus représentative des plus hautes aspirations de l’homme », et que l’influence de Jésus dans l’Histoire est un fait unique, sans précédent, sans équivalent. Mais, même en admettant le bien-fondé de ces affirmations – contestables d’ailleurs pour l’Asie, je l’ai dit
– elles ne font que confirmer ma thèse, parce que la marche de l’humanité, nous enseigne-t-on, est une marche ascen­dante, en spirale, et qu’il est donc naturel qu’au cours du temps le progrès spirituel et moral des hommes se traduise par des manifestations progressives aussi du divin dans l’hu­manité, celles-ci s’exprimant périodiquement et à de longs intervalles par des doctrines toujours plus élevées, plus exal­tantes, et par des Êtres plus parfaits. Tel est le vrai lien de Jésus avec le passé, avec l’avenir. « Que votre règne arrive sur la terre comme au ciel », est-il dit dans le « Pater ».

Il est de fait que depuis 2.000 ans le Christianisme ecclésiastique n’a pu amener l’avènement de ce règne de Dieu sur la terre. On pourrait en incriminer les erreurs d’enseignement – et même parler de trahison, si la bonne foi des responsables pouvait être ici suspectée, ce qui assurément n’est pas. Il demeure néanmoins que cet avènement du règne de Dieu reste situé dans l’avenir. Peut-être une dispensation nouvelle de la Vérité peut-elle être attendue qui fera triom­pher l’Esprit de l’enseignement sur son littéralisme étouffant, lequel a toujours prévalu jusqu’à nos jours, comme nous le montre l’examen sommaire de quelques dogmes que je vais m’efforcer maintenant de survoler objectivement et sans préjugés.

[1] Au surplus la subordination du Fils au Père est affir­mée dans ce texte évangélique relatif à la fin du monde, dont nul, nous dit Jésus, ne connaît le jour ni l’heure, ni les anges qui sont dans le Ciel, ni même le Fils, mais seulement le Père. (Marc XIII, 32.)
[2] L’enfer était, pour les Juifs, le « schéol », ce monde où allaient les âmes des morts avant de pouvoir, après leur purification, rejoindre le « Sein d’Abraham ».
[3] L’Église s’est réservée à elle seule l’interprétation du sym­bolisme des Écritures. Elle a condamné le symbolisme généralisé comme une des trois erreurs du Modernisme.
[4] Certes avant les croisades, avant l’inquisition, a écrit Mme Zoé Oldenbourg, « des voix d’évêques et d’abbés s’élevaient encore pour prêcher la miséricorde envers les frères égarés ». Mais que pouvaient ces quelques voix isolées et suspectes devant le fanatisme général déchaîné par l’Église elle-même ? « Le bûcher de Montségur », par Zoé Oldenbourg. (Gallimard.)
[5] Avec le symbolisme et l’évolutionnisme appliqués aux Écritures, l’immanentisme, c’est-à-dire la présence ontologique d’un Principe divin en l’homme, est la troisième des hérésies modernistes condamnées par Pie X dans son encyclique « Pas­cendi ». L’Église n’admet en l’homme que l’immanence surnatu­relle de Dieu par un effet de la grâce.
[6] Dans les « Actes des Apôtres », discours de St-Paul et de St-Étienne, proto-martyr.
[7] Citation d’après le livre « Le mysticisme et la nouvelle science psychique », par A. Cornelius. (Castaigne, Bruxelles, 1922.)
[8] De plus graves aberrations sont à redouter chez les mystiques ascétiques, qui n’ont pas dominé à suffisance leur sentimentalité émotive. Les exemples ne manquent pas.
[9] Article paru dans la collection « La bonne Parole » et cité par Paul Valliaud, l’éminent cabaliste, dans sa revue : « Entretiens idéalistes » (août 1912).