Martin Ratte
Le karma, et comment s’en libérer ?

Vous avez certainement tous déjà entendu parler du karma. Selon cette théorie, si j’ai fait du mal dans le passé, je vais le payer aujourd’hui ou demain par des moments de souffrance, ou par de la joie et du plaisir, si j’ai fait du bien. De plus, selon certains, ce processus de récompenses et de […]

Vous avez certainement tous déjà entendu parler du karma. Selon cette théorie, si j’ai fait du mal dans le passé, je vais le payer aujourd’hui ou demain par des moments de souffrance, ou par de la joie et du plaisir, si j’ai fait du bien. De plus, selon certains, ce processus de récompenses et de punitions impliquerait nos vies antérieures et nos vies futures. Pour ce qui est de nos vies antérieures ou futures, je ne dirai rien, n’y connaissant absolument rien en ce domaine. Cependant, il m’apparaît évident que, dans cette vie-ci, à moins de passer par une révolution intérieure radicale, l’individu ayant mal agi dans le passé payera par de la souffrance, tandis que l’inverse s’appliquera s’il a bien agi. Donc, clairement, je crois en une certaine forme de karma. Toutefois, vous pourriez bien être surpris par la compréhension que j’en ai. À mon avis, la récompense ou la punition que nous recevons en raison d’une action passée n’est pas l’œuvre d’une force mystérieuse cachée quelque part dans l’univers, comme le suggèrent apparemment les conceptions traditionnelles du karma, mais elle est bien plutôt notre propre œuvre, à nous, humains. En fait, pour être plus précis, j’estime que dans un processus karmique, nous nous infligeons à nous-mêmes, par notre pensée, nos souffrances ou nos plaisirs. C’est cette dernière idée que, dans cet article, j’essaierai autant que possible de préciser et de justifier. Aussi, en cours de route, je me poserai une question cruciale : peut-on se libérer de son karma ?

Une explication du karma

Selon certaines traditions religieuses, le karma serait une loi de l’univers. Selon cette loi, nos mauvaises actions devraient être punies, et nos bonnes actions, récompensées. C’est l’univers qui se chargerait d’appliquer cette loi et donc de nous récompenser ou de nous punir pour nos actions. À mon avis, cette explication est insatisfaisante : je ne vois tout simplement pas comment l’univers pourrait contenir en lui une telle loi et comment il pourrait se charger de l’appliquer. En somme, l’idée d’une justice cosmique orchestrée par l’univers est pour moi inintelligible. Je proposerai donc dans ce qui suit une explication du karma qui soit — ou qui me semble — beaucoup plus intelligible.

Donc, comment mon action passée, en fonction de sa nature — bonne ou mauvaise —, peut-elle plus tard engendrer pour moi de la souffrance ou du plaisir ? Telle sera notre question initiale.

D’abord, reconnaissons ceci : nos vies et nos esprits sont remplis de règles ou de lois. Certaines de nos règles sont d’origine sociale. Pensez par exemple à nos parents qui n’ont eu de cesse de nous répéter : « Si tu travailles et fais des efforts, tu réussiras dans la vie ». D’autres règles sont tirées de notre propre entendement. Ainsi, si j’ai perdu beaucoup d’amis après leur avoir parlé de mes idées politiques, je pourrai me donner à moi-même cette règle : « Si tu parles de politique avec quelqu’un, tu le perdras comme ami ». La présence de ces lois ou de ces règles dans nos esprits a de très grandes conséquences. C’est que nous posons sans cesse des gestes qui tombent sous le coup de nos règles. Par exemple, emporté par le feu de la discussion, je pourrais parler de politique avec un nouvel ami. Donc, mon action tombera ici sous le coup de la règle à laquelle je crois et qui me dit que les discussions d’ordre politique impliquent la perte d’un ami. Mais que se passera-t-il alors dans mon esprit lorsque, après avoir parlé à cet ami, je penserai à ce que j’ai fait ? Comme je crois en ma règle, j’aurai peur de le perdre comme ami, ce qui me fera souffrir. Donc, conformément à la théorie du karma, ma souffrance actuelle sera la conséquence d’un événement passé, qui a consisté à parler de politique avec mon nouvel ami. Cependant, ce n’est pas mon geste à lui seul qui cause ma souffrance. Il a fallu, pour que je souffre, que je croie en une loi qui me dit qu’en parlant de politique, je perdrai un ami. Ainsi, dans mon explication du karma, le geste posé dans le passé provoque ma souffrance actuelle, non pas en raison d’une loi karmique qui, par le biais de l’univers, agirait mystérieusement sur moi, mais à cause d’une loi ou d’une règle dans ma tête et à laquelle je crois.

Ainsi, synthétisé en une seule phrase, voilà donc ce que nous pouvons retenir de nos dernières réflexions : un geste posé dans le passé est à l’origine de notre souffrance actuelle, car nous avons dans l’esprit une règle qui associe ce geste à une promesse de souffrance, de sorte que, en pensant maintenant à cette action et à cette règle, j’ai peur et donc je souffre. Sommes-nous en droit de parler de karma dans ce contexte ? Oui, car le karma peut précisément être défini comme un processus par lequel une action du passé, bonne ou mauvaise, est à l’origine de notre souffrance ou de notre plaisir aujourd’hui ou demain.

Pensée et karma

J’aimerais maintenant soutenir l’idée suivante : en pensant, je me crée un karma.

D’abord, reconnaissons que la pensée repose sur des règles ou des lois, en particulier lorsque la pensée consiste en un enchaînement d’idée. Par exemple, pour passer de l’idée « Cette personne est jolie » à l’idée « Je devrais l’inviter à souper », je dois me rapporter à une règle ou à une loi, disons celle-ci : « Si tu vois une belle femme, invite-la à souper ». Donc, il n’est pas ridicule — au contraire ! — d’affirmer que l’enchaînement de nos pensées repose sur des règles.

Ce recours à des règles ne concerne pas seulement la pensée dans sa dimension dynamique, c’est-à-dire en tant qu’elle se caractérise par des enchaînements d’idées. La pensée recourt à des règles même lorsqu’elle n’est qu’un simple jugement, disons celui de se dire : « Ceci est une rose ». En effet, ce jugement sur ma perception repose sur une règle, qui pourrait se formuler ainsi : « Si tu as cette perception, alors il s’agit d’une rose ». Je le répète : c’est à partir de cette règle dans ma tête que je peux juger que ma perception est une rose. Donc, vous le voyez, du simple jugement jusqu’aux enchaînements cognitifs les plus complexes, la pensée repose sur des règles ou des lois. Or, nous avons vu précédemment que le recours à des règles nous emprisonne dans le karma. Donc, en pensant, je me crée un karma1.

Comment se libérer de son karma

Se libérer de notre karma est possible. Cela nécessite d’observer le processus de pensée par lequel nous le créons. Il faut donc s’observer penser, en particulier lorsque nous nous disons que, compte tenu de telle ou telle règle, nous allons souffrir à cause de l’action que nous avons posée. Mais comment cette observation de soi, apparemment anodine, pourra-t-elle nous libérer de ce karma, et donc aussi de la pensée qui le soutient ? C’est qu’en observant cette pensée karmique, une chose apparaît clairement : ce processus karmique est dans notre tête, dans nos pensées, et en dehors de celles-ci, il n’existe tout simplement pas, si bien que, en réalité, tout ce processus est effectivement faux. De plus, ce qui est faux est stupide. Ainsi, en observant cette pensée karmique et en réalisant sa fausseté, on la trouvera stupide. On se rendra aussi compte qu’elle est dangereuse, c’est-à-dire qu’elle nous fait vivre des moments souffrants. Mais lorsque l’esprit réalise que quelque chose en lui est faux, dangereux et stupide, il l’écarte. Voilà pourquoi l’observation du processus de pensées à la base du karma permet de s’en libérer.

Toutefois, il est possible de se libérer d’un élément de karma sans se libérer de tout le processus karmique. Supposons que je refuse un emploi qui m’a été offert. Imaginons aussi qu’après avoir refusé cet emploi, une croyance assaille mon esprit : « Si tu rejettes des emplois, il viendra un jour où tu n’en auras plus ». Ayant dans l’esprit cette règle, je vais souffrir, car la perspective de ne plus avoir d’emploi me terrifie. Cependant, si j’observe cette pensée en train de créer cette peur et cette souffrance, je réaliserai que mon processus mental est complètement faux, dangereux et stupide — il n’est que dans ma tête ! Je m’en libérerai donc facilement. En revanche, ma libération face à cette règle n’impliquera pas nécessairement que je me suis libéré de toutes les règles auxquelles je crois. Je me serai libéré d’un élément karmique, sans toutefois m’être libéré de tout le processus karmique.

Une objection légitime

Un lecteur attentif pourrait contester certains des propos tenus dans cet article. J’ai dit qu’il était possible de se libérer de son karma si on faisait « mourir » en soi la pensée basée sur des règles. Ce lecteur pourrait me répondre que cela n’a rien de souhaitable. Par exemple, si je suis ingénieur, ne plus recourir à des lois, notamment à celles de l’ingénierie, pourrait me rendre la vie très difficile. Je ne pourrai plus rien construire ou bâtir de valable. De même, si j’oublie toutes les règles qui organisent la vie en société, par exemple l’exigence de rouler à droite sur la route, les conséquences pourraient s’avérer désastreuses. Ou encore, si j’oublie la règle ou la loi qui me permet de m’orienter pour aller chez mon épicier, par exemple la loi « Si tu veux aller à l’épicier, tourne à droite sur la rue De Bullion », je ne pourrai tout simplement plus m’alimenter.

À mon sens, l’objection tout juste énoncée touche la cible : on doit encore recourir à certaines règles ! J’amenderai donc mon propos en vous disant que se libérer du karma consiste à abandonner des règles nuisibles. Vous me demanderez alors sûrement comment l’esprit arrivera à discriminer entre une « bonne » et une « mauvaise » règle. Je vous rappellerai ici que la libération face au karma survient lorsque l’on observe sa pensée karmique et que l’on constate que celle-ci est fausse, stupide et dangereuse. C’est donc à partir de l’intelligence et de « l’insight » naturel de l’esprit qu’il sera possible de séparer le bon grain de l’ivraie, la « bonne » règle de la « mauvaises ».

Admettons, mais alors, quelles lois sont stupides et fausses, et lesquelles sont au contraire pertinentes ? Les lois de types technologiques ou utilitaires ne sont pas du tout fausses, dangereuses et stupides. Une loi technologique possède un effet réel dans le monde et elle permet de régler des problèmes, et il en va de même pour la loi qui me guide jusqu’à chez mon épicier. Donc, la pensée qui s’appuie sur ce genre de règles, des règles de types technologiques et utilitaires, ne sera pas éliminée lorsque l’esprit l’observera. L’esprit ne les comprendra pas comme étant fausses et dangereuses. D’accord, mais alors, parmi les règles utilisées par l’esprit, lesquelles sont stupides et fausses ? J’estime que les règles de nature psychologique le sont. Par « règle psychologique », j’entends une règle qui me dicte ce que je devrais devenir, ce que mon moi devrait devenir. La règle énoncée ci-dessus, selon laquelle discuter de politique avec un ami me fera perdre cet ami, est une règle psychologique, car elle s’articule autour de l’idée que je ne devrais pas devenir une personne sans ami ou seul. La peur de devenir seul est derrière cette règle, ce qui en fait manifestement une règle psychologique. Maintenant, plusieurs raisons appuient l’idée qu’une règle psychologique est fausse, stupide et dangereuse. Je me contenterai de cette seule raison : suivre une règle psychologique, c’est-à-dire chercher à devenir ceci ou cela, c’est refuser ou rejeter ce qui en soi est, ce qui est réel en soi. Inutile de préciser qu’un tel rapport à soi-même est stupide, faux et dangereux.

Ainsi, en observant sa pensée basée sur des règles, l’esprit constatera que seules les règles de nature psychologique sont dangereuses et fausses, de sorte que seules celles-ci seront écartées. Cela signifie que cet individu continuera de penser lorsqu’il est dans des situations requérant des réponses technologiques ou utilitaires, mais qu’il sera mentalement silencieux dans les autres pans de sa vie.

Conclusion

Ainsi, le karma prend vie chez un esprit qui pense à travers des règles ou des lois. Parce que les humains croient en ces lois, ils souffrent à chaque fois que ces lois les poussent à penser que leur action passée leur causera des souffrances. Je ne crois donc pas en l’existence d’une force cachée quelque part dans les fibres intimes de l’univers et qui appliquerait la loi karmique en punissant nos mauvaises actions ou en récompensant nos bonnes actions. Non, le karma est lié à notre pensée, de sorte qu’un individu libéré de sa pensée sera libéré de son karma. Il pourra mal agir sans que rien de mal ne le touche plus tard. Mais, en fait, un individu libéré de sa pensée ne pourra pas mal agir, il ne sera pas violent. Pourquoi cela ? En ne pensant pas, cet individu va entrer en contact avec son vécu, car aucune pensée ne s’interposera entre son esprit et son vécu. Or, s’il entre ainsi en relation avec lui-même, il verra une chose bien simple : il n’est pas différent du monde, de ses frères et sœurs humains. Une telle prise de conscience ne peut que nous porter à aimer — certainement pas à mal agir !

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1 Je souhaite apporter une précision ici. La pensée opère sous deux modes : un mode automatique et spontané, et un mode réfléchi et délibéré. Les idées exposées dans cette section, selon lesquelles la pensée opère à partir de règles, concernent non pas la pensée automatique et spontanée, mais la pensée réfléchie et délibérée. Je suis conscient que cette précision exige des explications. Je n’ai pas le temps de les apporter présentement. Je le ferai dans un prochain article, très bientôt.