Léon Jacques Delpech
Le moment historique de l'apparition de la thèse «L'angoisse»

(Extrait du Bulletin de psychologie, tome 29, n°322, 1976. Psychologie clinique II) Au début du siècle la notion d’angoisse appartient au domaine psychiatrique. Les philosophes et particulièrement les philosophes chrétiens du courant dit moderniste — encore que des précisions s’imposent sur ce vocable — mettent en lumière la notion d’inquiétude. C’est le cas de Maurice […]

(Extrait du Bulletin de psychologie, tome 29, n°322, 1976. Psychologie clinique II)

Au début du siècle la notion d’angoisse appartient au domaine psychiatrique. Les philosophes et particulièrement les philosophes chrétiens du courant dit moderniste — encore que des précisions s’imposent sur ce vocable — mettent en lumière la notion d’inquiétude. C’est le cas de Maurice Blondel dans ses deux articles sur « Le point de départ de la recherche philosophique » où il aboutit comme conclusion au fait que celui-ci est l’inquiétude humaine. Son disciple Henri Brémond publiera bientôt un livre en deux tomes sur « L’inquiétude religieuse ». Dans l’entre-deux guerres un oratorien le R.P. Samson prêchera à Notre-Dame plusieurs Carêmes dont le premier a pour thème « L’inquiétude humaine », il s’inspire directement des idées de son collègue, le Père Laberthonière réduit au silence par le Saint Office depuis 1912. Enfin en 1930 paraît le livre de Paul Archambault, disciple de Blondel intitulé « Plaidoyer pour l’Inquiétude ». Mais depuis 1927 un nouveau courant philosophique a surgi : l’Existentialisme avec la relecture des œuvres de Kierkegaard en particulier Le concept d’angoisse dont la traduction française parue en 1935. Heiddeger avait fait paraître en 1928 le premier tome qui devait rester unique de sa grande œuvre « L’être et le temps ». J. Wahl dans un article qu’il devait reprendre dans ses études kierkegaardiennes (1933) soutenait qu’Heiddeger, c’était du Kierkegaard laïcisé. Du côté chrétien, Gabriel Marcel avait publié en 1927 son « Journal de métaphysique » et l’Allemand Goldstein « Sa structure de l’organisme » (1931) un point commun se retrouvait, la notion d’angoisse. C’est elle qu’on trouvait aussi dans le roman Prix Goncourt 1933 d’Anrdé Malraux « La condition humaine » où le héros Kyo répète comme un leitmotiv : « Le fond de la vie est angoisse, dit mon père ». Après ce passage de l’inquiétude à l’angoisse ce dernier concept ne fera que s’approfondir. Il faut citer la thèse de R. Lacroze « L’angoisse et l’émotion » (1936). Il y aurait aussi à rappeler pour cette préhistoire du sentiment de l’angoisse, l’influence des philosophes russes émigrés Berdiaev et Chestov avec « Cinq méditations sur l’existence » d’une part et « L’apologie du dépaysement » d’autre part. Sur le plan pathologique, S. Freud écrit en 1923 : « Inhibition, symptôme et angoisse » et P. Janet « De l’angoisse à l’extase » (1928). Le plus solide fondement de l’angoisse est la menace de guerre. Celle-ci éclate en 1939 mais le mouvement existentialiste ne s’arrête pas au contraire. Camus publie « L’étranger » en 1941 et « Le mythe de Sisyphe » en 1942 et Sartre « L’être et le néant » en 1943 où l’angoisse joue un rôle primordial. Les œuvres de Kafka ont maintenu l’angoisse Puis viennent « la bombe atomique » et la guerre froide. Les romans américains déversent sur nous un flot de violence avec Hemingway, Miller, Steinbeck, etc. Les existentialistes ont envahi Saint-Germain des Près, les caves dominées par celle du Vieux Colombier où jouent Claude Luter et Sydney Bechet regorgent de monde. Ferdinand Lop, bouffon et sympathique, promène sa figure dérisoire. C’est dans ce climat que parut « L’angoisse ». Pour la première fois le sujet était traité sous tous ses aspects : une première partie étudiait les théories philosophiques, objectives et psychanalytiques. Une seconde partie intitulée « Les goûts et leurs interprétations » avec des chapitres sur l’angoisse chez les enfants, les instincts angoissants, les instincts agressifs et enfin de l’angoisse à la liberté. Il faut rappeler à ce propos que les instincts agressifs étaient peu connus à l’époque en dehors du livre de Bovet paru en 1917. Le livre qui se terminait ainsi : « C’est toujours sur le chemin d’une vie nouvelle que l’homme rencontre l’angoisse en même temps que la liberté », eut un succès considérable et donna lieu à des manifestations collectives comme les Rencontres de Genève (1953) et une semaine de synthèse. Aussi il était scandaleux qu’un ouvrage comme celui de Barande consacré à « l’Histoire de la Psychanalyse en France » (1974) ne fasse pas mention de l’ouvrage de J. Boutonier.

Avec le temps, les conditions ont changé mais après une certaine pause dans les dangers extérieurs, les dangers d’une troisième guerre mondiale, il semble que le spectre de l’angoisse cosmique reparaisse pour la troisième fois dans l’histoire du monde. Il apparaît à l’historien de la pensée qu’il n’existe dans le passé qu’un seul moment où la notion d’angoisse ait eu une influence aussi intense, encore ne s’agit-il que de l’Europe : c’est à la fin du Moyen-Age, à son déclin pour reprendre les paroles de l’historien hollandais Huizinga. A cette époque la représentation du monde aristotélicienne se dissolvait sous les coups de la science moderne (Galilée), la foi perdait son importance et s’infléchissait vers le libertinage et le scepticisme gagnait les esprits comme Aquaviva l’a montré dans son livre « L’éclipse du sacré dans la civilisation industrielle » (1961). Actuellement la situation est à peu près la même avec la différence qu’elle s’étend aux dimensions planétaires, mais c’est une crise à la fois interne et externe. Externe avec la pollution qui gagne lentement notre planète mais surtout interne car nos concitoyens avec une légèreté qui frise la folie n’ont pas pris conscience, malgré d’innombrables avertissements des terribles dangers qui les menacent (Cf. Rapport de Mansholt, Rapport du Club de Rome et les livres innombrables de Pflich, Dumont, Lorenz, etc.). On comprend alors que le subconscient de l’humanité ne révèle sa détresse dans une angoisse véritablement cosmique. C’est ce qu’ont bien montré Axelos dans « Vers une pensée planétaire » (1965) et Wybot dans « Bouillon de culture » (1962).

Et je ne puis terminer sans rappeler ces mots désabusés d’un des plus grands parmi nos contemporains, Saint-Exupéry, qui disait à mon ami l’éditeur Charlot huit jours avant de s’envoler de Corse pour s’engloutir dans un crépuscule méditerranéen, dans un ciel de gloire : « Que nous gagnions ou que nous perdions cette guerre, notre civilisation est définitivement perdue ».