Jean Chevalier
Un face à face de Dieu et de l’homme

(Extrait du journal Aurores no 36 Sept-Oct 1983) Jean Chevalier (1906 – 1993) était un écrivain, philosophe et théologien français. Il est connu pour ses collaborations sur le Dictionnaire des symboles, édité pour la première fois en 19 695, par les Éditions Robert Laffont et coécrit avec le poète français et explorateur de l’Amazone Alain Gheerbrant. C’est […]

(Extrait du journal Aurores no 36 Sept-Oct 1983)

Jean Chevalier (1906 – 1993) était un écrivain, philosophe et théologien français. Il est connu pour ses collaborations sur le Dictionnaire des symboles, édité pour la première fois en 19 695, par les Éditions Robert Laffont et coécrit avec le poète français et explorateur de l’Amazone Alain Gheerbrant. C’est une œuvre encyclopédique d’anthropologie culturelle consacrée au symbolisme des mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs et nombres trouvés dans la mythologie et le folklore. Elle contient plus de 1 600 articles et a été rééditée 19 fois entre 1982 et 1997 en France et à l’étranger, notamment par Penguin Books dans les pays anglophones. En 1964, Jean Chevalier a travaillé à l’UNESCO comme Directeur du bureau des relations pour les États membres, avant de démissionner pour poursuivre l’écriture et la recherche.

Jean Chevalier a lu « Face de Dieu, face de l’homme » d’Henry Corbin. Il nous donne ici le fruit de ses réflexions.

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Voila exactement cinq ans (7 octobre 1978) qu’Henry Corbin nous a quittés. Il laisse une œuvre qui sera, je crois, de plus en plus reconnue comme l’une des plus neuves et des plus profondes, parues depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il nous a découvert, après Louis Massignon, des dimensions à peine soupçonnées de la pensée philosophique et mystique de l’Islam, telle qu’elle s’est développée surtout en Iran. Grâce à ses traductions et à ses pénétrantes interprétations, il en a fait ressortir la parenté avec une gnose traditionnelle.

Ce nouvel ouvrage rassemble des études, jusqu’ici dispersées, dont l’intérêt ne fait que grandir par leur rapprochement, tant elles s’éclairent les unes les autres. Elles portent en effet sur ce que je considère comme l’apport le plus original d’Henry Corbin : la mise en lumière de ce qu’il appelle « le monde imaginal » et l’illustration d’une « herméneutique spirituelle », qui sonde sans la mo1ind1re extravagance les sens cachés des textes. Cette lecture ésotérique, au lieu de réduire les mythes ou les récits légendaires et épiques à des structures de l’imaginaire socio-psychologique, leur confère un sens transhistorique, ontologique, voire eschatologique, dont aucun esprit ne peut se désintéresser.

UN MONDE IMAGINAL

La distinction entre « l’imaginaire » et « l’imaginal », ce dernier vocable étant formé et justifié par Henry Corbin, est fondamentale dans son œuvre. Elle a souvent été mal comprise et exploitée à tort et à travers. La première étude publiée dans ce volume l’explicite de façon aussi claire qu’il est possible. « Imaginaire » équivaut, observe l’auteur, « à signifier de l’irréel, quelque chose qui est et reste en dehors de l’être et de l’exister, bref de l’utopique ». « Imaginal » au contraire, désignerait « un ordre de réalité précis, correspondant à un mode de perception précis ». Cet ordre de réalité, posé comme objet d’une activité mentale, est nommé mundus imaginalis par Henry Corbin ; « huitième climat », par les théosophes de l’Islam.

Ce mundus imaginalis ne peut être perçu que par un organe approprié, qu’Henry Corbin nommera, pour bien marquer qu’il s’agit d’une connaissance, non d’une rêverie, « l’imagination cognitive ». Le calque linguistique en persan de ce « monde imaginal » est le « pays du non-où », soit Nâ-Kojâ-Abâd, (terme qui aurait été forgé par Sohrawardî). Ce « Non-où » est à ne pas confondre avec le « non-lieu » de l’utopie. Il vise un autre mode et un autre monde d’expérience et d’existence que les mode et monde de l’expérience et de l’existence sensibles. Ce « monde imaginal » du « Non-où » échappe à l’espace et aux lieux mesurables, homogènes à ceux de notre physique, sans pour autant échapper à la réalité, ni atteindre au niveau du pur être spirituel. Il constitue un monde intermédiaire « psycho-cosmique », marquant « le passage du cosmos physique à ce qui est le premier niveau de l’univers spirituel ». Les contemplatifs shî’îtes l’appelleront le « pays de l’Imâm caché ». Il se situe dans un espace analogue, c’est-à-dire essentiellement différent, où s’inscrivent les relations entre le monde extérieur et le monde intérieur et, du point de vue herméneutique, entre la connaissance exotérique (de l’extérieur, de la lettre) et la connaissance ésotérique (de l’intérieur, anagogique ou symbolique). Ces relations établissent un circuit entre deux niveaux d’être et de connaissance, l’exotérique ou l’extérieur conduisant dans une première phase par la manifestation à l’ésotérique ou l’intérieur, et celui-ci dans une seconde phase conduisant au premier par le sens caché qu’il découvre en lui. L’intérieur par l’extérieur occulte à son tour cet extérieur, en ce sens qu’il le dépasse, et en quelque sorte le scotomise consciemment.

« La réalité spirituelle… enveloppe, environne, contient la réalité dite matérielle ». Par leur sens et leur direction, les expériences visionnaires, celles de l’imagination cognitive, se distinguent des créations imaginaires. Ce monde imaginal n’a plus grand chose de commun avec le monde imaginaire.

De nombreux textes de cette théosophie mystique, qui déconcertent nos habitudes mentales d’Occidentaux et qu’il est un des rares savants à pouvoir traduire et décrypter, Henry Corbin dégage le schéma de trois types d’univers, en étroite corrélation entre eux, l’univers sensible ou phénoménal, terrestre et cosmique ; l’univers suprasensible, celui de l’âme et des expériences mystiques ; enfin, l’univers des intelligences pures ou archangéliques. Trois organes de connaissance leur correspondent : les sens, l’imagination, l’intelligence ; lesquels correspondent à la triade anthropologique : corps, âme, esprit. Ce schéma trinaire marque des degrés d’être et de connaissance, ainsi que les phases d’une évolution. Le monde intermédiaire, l’imaginal, n’existe pas comme un simple phénomène psychologique, produit de l’inconscient ou de la conscience. Il est « aussi réel ontologiquement que le monde des sens et le monde de l’intellect… monde pleinement objectif et réel, où tout ce qui existe dans le monde sensible possède son analogue, mais non perceptible par les sens ; c’est ce monde que l’on désigne comme le « huitième climat ». Les sept premiers « climats » relèvent de l’espace-temps et de la matière corruptible ; ils désignent les domaines offerts à la perception des sens corporels. Le « huitième climat », ou « non-lieu », est celui de cet intermonde qui suit « la présence au monde naturel terrestre » et en qui « subsistent les formes de nos pensées et de nos désirs, de nos pressentiments et de nos comportements », mais qui n’entre pas encore dans le monde des esprits purs. C’est aussi ce que certains nommeront « le royaume des corps subtils ». On conçoit que le rationalisme pur, comme le spiritualisme pur, rejettent l’existence d’un tel intermonde, dès lors que, s’enfermant dans le dualisme matière-esprit, ils s’interdisent de concevoir un troisième terme, d’une mouvante complexité, — matière spiritualisée, esprit matérialisé — qui définit sommairement le domaine du « huitième climat » et de l’imagination, non plus fantaisiste ou phantasmatique, mais objectivement cognitive. Ce monde se trouve au centre, à l’intersection, d’une double polarité, matérielle et spirituelle, où se croisent des courants opposés, où s’effectue la complexe coïncidence des contraires. Henry Corbin met justement en garde, à ce propos, contre ce qu’il appelle le « réflexe agnostique », cette tournure d’esprit qui dissocie l’être de la pensée, pour rejeter dans le doute ou la négation tout ce qui ne peut entrer dans les cadres établis d’une certaine forme de pensée.

UNE HERMÉNEUTIQUE SPIRITUELLE

De ce qui se passe à ce niveau d’existence, lorsque le langage humain tend à l’exprimer par l’art ou la parole, découle une herméneutique des plus subtiles, capable de discerner sous la signification sensible le sens caché d’une invisible présence. Henry Corbin la nomme « l’herméneutique spirituelle comparée ». De même que les diverses sensations corporelles peuvent se joindre dans une synesthésie unique, de même leur expression peut « symboliser avec » celle d’une réalité d’un autre ordre : le même signe devient polysémique.

Cette herméneutique spirituelle implique l’idée gnostique de rapports mimétiques entre les trois mondes : sensible, imaginal, spirituel. Le monde inférieur serait une imitation dégradée du supérieur. Cette vue inclinerait à penser que l’histoire est le miroir de la conscience humaine, que le monde physique, la nature, la vie, la société, l’art sont l’apparence, l’extérieur, « l’exotérique (zâhir) de ce monde spirituel qui est le caché, le vrai réel (haqîqat), l’ésotérique (bâtin) ». L’herméneutique spirituelle consiste, à partir des apparences extérieures, « à reconduire chaque chose, chaque événement à sa vérité, à son archétype, en désoccultant le caché et en occultant l’apparence ». Cette mise en lumière exige plus que la méthode historique, plus que l’exégèse sociologique et linguistique, plus que le savoir scientifique, plus que le raisonnement philosophique, mais « un certain mode de connaissance », une hiérognose, conjoignant le savoir spéculatif de données traditionnelles et l’expérience intérieure la plus personnelle. « A chaque mode d’être correspond un mode de connaître », comme s’il existait une sorte de parenté connaturelle préexistante, qui peut être reniée ou reconnue dans l’exercice de la pensée. Dans les conditions d’existence de cette vie terrestre, le symbole est la voie royale qui relie les trois niveaux du connaître, corrélatifs aux trois niveaux de l’être.

UN PHÉNOMÈNE PREMIER, INCONDITIONNEL ET IRRÉDUCTIBLE

Mais il importe de ne pas confondre symbole et allégorie, celle-ci n’étant qu’un : travestissement du déjà connu et du connaissable », tandis que le symbole possède un pouvoir d’anaphore : il relie et transporte d’un niveau à l’autre, il est « un phénomène-premier, inconditionnel et irréductible, l’apparition de quelque chose qui ne peut se manifester autrement au monde où nous sommes ». Le cadre d’un article ne permet que d’esquisser cette « herméneutique spirituelle » qu’Henry Corbin justifie et illustre en plus.de dix volumes. Quant à la valeur du symbole, je ne puis que renvoyer à mon Dictionnaire des Symboles.

Il reste cependant indispensable d’observer que la perception de cette relation symbolique entre des sens de niveaux différents dépend des dispositions intérieures du sujet qui perçoit. D’où l’axiome fondamental : Talem eum vidi qualem capere potui (Je l’ai vu tel que j’étais capable de le saisir). Cette herméneutique spirituelle « s’applique nécessairement aux récits mystiques, épiques, légendaires, mythologiques, à tout ce que comporte d’hermétique une communication ». Loin d’en évacuer le merveilleux, pour le réduire à un produit imaginaire de l’inconscient, à une fabulation sur une faible dose d’histoire, à des extrapolations trompeuses d’expériences, elle s’efforce de discerner s’ils ne laissent pas filtrer quelque lumière du « monde imaginal ». Henry Corbin développe ainsi quelques exemples de cette analyse herméneutique, empruntés, non seulement à des mystiques de l’Islam, surtout parmi les shî’îtes iraniens, mais aussi à toute une tradition occidentale, le cycle du roi Arthur et du Saint Graal, l’attente eschatologique du Paraclet, les intuitions de Jacob Boehme, les visions de Swedenborg, etc. L’existence de ce monde imaginal et de la possibilité pour l’homme de le percevoir, à travers son expérience intérieure et la visée symbolique du langage, se dégage avec une sorte d’évidence inéluctable.

On comprend mieux, dès lors, que cette herméneutique spirituelle comparée culmine en un face à face de Dieu et de l’homme, qui domine leurs échanges de connaissance et d’amour, — empathie ou antipathie, de la part de l’homme — ainsi que l’évolution de l’univers. Si la face de Dieu tend à se refléter sur celle de l’homme, que la face de l’homme se veuille aussi à la ressemblance de la face de Dieu, plutôt que miroir de la face du singe ! Qu’elle soit de Dieu le « symbole suprême », une « forme théophanique » ! Dans ce livre d’Henry Corbin, plus qu’en tout autre, j’ai retrouvé son visage de grand savant et, sans doute, de vrai théosophe, redonnant vie à une gnose traditionnelle.

Jean Chevalier.

LIVRES D’HENRY CORBIN

Histoire de la Philosophie islamique (coll. ‘Idées’). 1ère partie : ‘Des origines jusqu’à la mort d’Averroës (1198)’, Gallimard 1964.

2ème partie : ‘Depuis la mort d’Averroës jusqu’à nos jours’, Encyclopédie de la Pléiade. Histoire de la philosophie III, Gallimard, 1974.

En Islam Iranien : aspects spirituels et philosophiques. Gallimard, 1971-1973, en quatre volunic. L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi. 2ème édition. Flammarion, 1977.

Temple et contemplation. Flammarion, 1981

L’Archange empourpré. Quinze traités et récits mystiques de Sohravardî. Traduits du persan et de l’arabe (Documents spirituels, 14) Fayard, 1976

Corps spirituel et Terre céleste : de l’Iran mazdéen à l’Iran Shî’ite. 2ème édition. Buchet-Chastel, 1979

Philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles. Buchet-Chastel, 1981

Philosophie iranienne et philosophie comparée. Buchet-Chastel, 1978

L’Homme de lumière dans le soufisme iranien. 2ème édition. Chambéry, éditions Présence Libr.de Médicis, 1971

Le paradoxe du monothéisme. Éditions de l’Herne, 1981

Cahier de l’Herne, numéro 39 Consacré à Henry Corbin, 1981 nombreux inédits.

Trilogie ismaélienne. (Bibi. iranienne, n° 9) Adrien-Maisonneuve, 1961

Mollâ Sadrâ Shîrâzî. Le Livre des pénétrations métaphysiques.

édition et traduction (Bibi. iranienne, n° 10), Adrien-Maisonneuve, 1964.

Avicenne et le Récit visionnaire. 2e édition. Berg international, 1979.

Temps cyclique et gnose ismaélienne. Berg international, 1982.