Archaka
Le mur de la lumière

Une barrière nous semble infranchissable : celle de la Réalité en soi. De quelque manière que nous nous y prenions, nous ne pouvons détacher un objet de son contexte spatio-temporel. S’il s’agit d’un objet matériel, nous pouvons le changer de cadre, le transférer d’un endroit à un autre, imaginer de le propulser à l’autre bout […]

Une barrière nous semble infranchissable : celle de la Réalité en soi.

De quelque manière que nous nous y prenions, nous ne pouvons détacher un objet de son contexte spatio-temporel. S’il s’agit d’un objet matériel, nous pouvons le changer de cadre, le transférer d’un endroit à un autre, imaginer de le propulser à l’autre bout du cosmos — il demeurera lié à un environnement qui contribuera à sa définition, et réciproquement. De même ne pouvons-nous séparer nos sentiments et nos sensations de ce qui les provoque et du milieu où ils s’influencent les uns les autres au point de former un courant continu. Pas davantage pouvons-nous abstraire une seule de nos pensées du réseau de toutes les pensées du monde, ni de ce qui les suscite et qu’elles évoquent subtilement.

D’où il ressort que la notion d’individualité sur laquelle repose notre perception du monde est aussi fausse que la vision apparente du Soleil tournant autour de la Terre.

De surcroît, si nous pouvions isoler le moindre objet — matériel, sensoriel ou intellectuel — du milieu où nous sommes plongés et que nous nommons univers, autrement dit si nous pouvions isoler de l’immensité cosmique cet objet de notre étude afin de le connaître en sa réalité, si nous pouvions le placer dans le Vide pur, il s’y dissoudrait aussitôt, deviendrait lui-même l’Éternel et Infini de l’Être transcendant. Et c’est très précisément ce qui arrive au yogi lorsque, voulant connaître la vraie réalité de son être, il s’immerge dans le nirvana.

Que ce soit donc ici ou au-delà, dans la conscience cosmique ou dans la conscience supracosmique, ce sens de la séparation est une impossibilité. Ou bien nous sommes indissolublement tissés dans l’étoffe de l’univers et, en nous, se prolongent et se répercutent les moindres mouvements du cosmos, en sorte que nous ne saurions exister individuellement ; ou bien nous nous dissolvons dans l’absence d’univers, qui est l’Être pur, et nous sommes nous-mêmes cet Être, nous sommes l’impersonnel qui n’est jamais né ni ne mourra jamais. De toute façon, ce que, pour le moment, nous prenons pour nous n’a aucune réalité. Seul, l’Un, est réel, que nous le connaissions dans son immuabilité sans traits ou qu’il nous apparaisse dans sa mutabilité aux traits innombrables. Et nous sommes nous-mêmes cet Un.

Plus précisément, chacun de nous est intégralement, identiquement, éternellement cet Un, ce qui exclut toute notion de disparité entre nous, toute notion de supériorité. De cela, le yogi est conscient qui, s’il sait que le monde est Dieu, connaît aussitôt que chacun des hommes qu’il y peut rencontrer est Dieu, qu’il soit criminel ou vertueux selon nos critères, grand ou petit selon les normes de notre société, stupide ou génial selon les canons de notre propre intelligence.

On n’est pas Dieu par rapport à quelque chose. On n’est pas le Dieu de quelqu’un qui, fatalement, se trouverait dans une position inférieure. On est Dieu avec tout et avec chacun. On est Dieu en soi. Soi seul existe, sous toutes les formes possibles, et tout est Dieu.

Quiconque a réussi par l’ascèse à s’élever à la conscience du nirvana et a su s’y maintenir par la suite, vit naturellement dans cet état visionnaire. On l’appelle Jésus, ou le Bouddha, ou il porte le nom des grands illuminés dont l’exemple donne à notre Histoire un sens qu’elle n’aurait pas autrement. Quiconque est entré dans le Silence et l’a établi en lui, quiconque ne pense à rien, existe dans l’omniscience où il n’y a rien à savoir, où se vit simplement la paix surpuissante de l’Être pur, ne voit que lui-même lorsqu’il est en face d’un autre homme, parce que tout est l’Un à ses yeux, et qu’il est lui-même cet Un. Comment, dès lors, le trouverait-il juste ou injuste, grand ou petit, sage ou ignorant ? Que lui reprocherait-il ? Ou pourquoi l’applaudirait-il ? Les autres hommes peuvent le tuer. Il les aime, il ne cesse pas de les contenir en lui, de voir qu’ils sont lui. Ou bien ils peuvent le porter en triomphe. Nulle gloire ne saurait égaler celle qu’il connaît intérieurement et qu’aussi bien il décèle au-dedans de tous.

C’est ce qu’il chante en sa solitude, qui peut n’être visitée par personne ou que peut irriguer un fleuve de visiteurs connus et inconnus. Et son chant devient son enseignement, la seule raison de sa présence sur la Terre, la marque de son amour universel et sans objet. Il a renoué avec l’éclat primordial dont la nuit cosmique est comme le visage peint. A quelque secte qu’il ait appartenu du fait de son époque et de sa race, c’est là ce qu’il proclame : il existe autre chose qui, éternel, est en cet instant même et, infini, se trouve précisément ici, et je suis moi-même cette autre chose et je la reconnais en chacun de vous et en tout ce qui existe.

Lumineuse, sublime, ivre de joie : cela est la vraie substance de notre obscurité, de notre ignorance et de notre désespoir. Notre nuit est en vérité le Jour. Écoutez- moi, si Dieu existe, il ne peut y avoir que Dieu. Il ne peut y avoir Son infinitude et autre chose, Son éternité et autre chose. Écoutez-moi, écoutez-moi, si moi qui suis un homme, j’ai vu Dieu, tous vous le verrez aussi. Tous les hommes le verront, car ils ne sont pas différents de moi, et je ne suis pas différent d’eux. Je vous le promets, parce que moi-même je suis Dieu. Seul Dieu peut voir Dieu. Et je L’ai vu. Et je vous dis que, si je suis devenu Dieu en ma conscience, tous Le deviendront nécessairement, car la Loi de leur devenir est la même que la mienne. Écoutez encore ceci, vous êtes Dieu, et c’est Dieu que je suis. Or, si j’ai compris que tout est Dieu, tous le comprendront un jour, peu à peu, les uns après les autres, et le dédale de notre errance disparaîtra ce jour-là, et nous serons transformés, et le monde sera transformé ce jour-là, qui sera le Jour éternel de Dieu, quand leur nombre sera devenu multitude.

En dépit de leurs particularités ethniques qui semblent les orienter vers des buts différents, les enseignements du monde entier sont pointés vers un seul but : l’au-delà en lequel ils nous exhortent à espérer. Nous le savons, et que finalement, toutes les Écritures, parce qu’elles se fondent sur une même vision de cet au-delà, sur une même expérience de ce qui transcende notre condition ignorante et mortelle, nous révèlent notre identité originelle avec Dieu et notre unité fondamentale avec le reste de la création.

Tout ce qui est est nous, et nous sommes l’Être même. Solipsisme catégorique dont les prêtres ont, à peu près partout, manqué — ou masqué — l’évidence, faisant volontairement ou involontairement tenir aux illuminateurs de l’humanité des propos plus accessibles. D’ailleurs, encore aujourd’hui, qui est à même d’accepter les conséquences de la révélation universelle ?

Expliqué le contenu de l’extase suprême, qui est prêt à le vivre ou simplement à le croire ? Sache que tu es toi-même et que tout est Dieu. Qui peut aujourd’hui l’admettre ? Sacrilège pour les uns, ineptie pour les autres, le commandement serait mis au rebut par l’immense majorité, ainsi qu’il l’a toujours été, alors que c’est, malgré tout, vers sa réalisation que nous marchons depuis des millénaires et que notre Histoire n’a pas d’autre sens.

Mais il nous faut encore parcourir la distance de nous- mêmes à nous-mêmes, traverser les étendues de la pensée où, peu à peu, nous sera inéluctable et naturelle la vision des mystiques ; il nous faut explorer les vierges régions de notre être où, justement, nous seront octroyés l’un après l’autre les moyens d’y parvenir. En nous, des Eldorados insoupçonnés attendent que la nécessité nous pousse à les découvrir. Aurions-nous pu nommer, à la fin du siècle dernier, une seule des inventions de celui-ci ? Pouvons-nous, aujourd’hui, déterminer les futurs relais de la découverte ? La seule chose sur laquelle nous puissions tomber d’accord est l’immensité de ce qui nous attend, le pouvoir d’émerveillement de ce qui est à nos portes, le bouleversement de toutes nos connaissances actuelles au profit d’un savoir inouï et toujours plus vaste grâce auquel, le pénétrant de mieux en mieux, nous nous identifierons de plus en plus avec l’univers.

Et nous pouvons prévoir, ou du moins espérer qu’à force de nous donner accès à des mondes d’idées toujours plus abstraites et apparemment irrationnelles, la Science, remplaçant l’ancienne iconographie par ses propres symboles, finira par nous exhausser hors de la mentalité religieuse qui nous entrave encore tous aujourd’hui, que nous nous disions les fidèles d’un dogme ou que nous nous targuions de notre athéisme. Nous l’avons vu, cela est de la première importance. Après avoir été longtemps notre meilleur adjuvant, la mentalité religieuse est devenue notre plus grand obstacle pour cette raison qu’elle repose sur la dualité, alors que c’est à la conquête de l’unicité que nous sommes partis.

Sans doute nous a-t-il fallu, au long des ères, apprendre à nous individualiser, à nous distinguer du magma familial, tribal ou national. Sans doute nous a-t-il fallu insister sur le séparatisme de notre nature et, après nous être sentis différents du reste du monde, coupés de la création (de par notre faute, selon l’Occident), nous avons voulu nous retrancher de l’ensemble de nos pairs, jusqu’à ciseler une subjectivité à partir de laquelle considérer le monde et en laquelle, sans nous en douter, reproduire l’image d’un des innombrables points que pourrait contenir l’Être éternel et infini et qui tous le contiendraient intégralement.

La première phase du mouvement — jusqu’à la naissance de la subjectivité — exige une pensée dualiste, et donc religieuse. La seconde — qui sous-entend le rejet de l’ego — une pensée moniste, et donc areligieuse.

La religion, en effet, confirme la scission qu’il semble y avoir entre le créateur et sa création. Elle vise essentiellement à la formation de la personnalité et à sa survie au moyen d’un credo que les idiosyncrasies des différentes races peuvent présenter différemment, mais qui se borne à la même évidence : l’homme et Dieu existent dans des sphères distinctes, voire opposées. Dieu peut protéger l’homme, le récompenser ou le punir. L’homme peut se rendre Dieu favorable par des sacrifices ou se détourner de Lui et encourir Son châtiment.

Telle est la vision, parfaitement justifiée, de l’ego. L’organisation de nos sens nous faisant percevoir l’univers en dualité par rapport à nous-mêmes, il est normal que notre conception de Dieu porte la marque d’une dualité encore plus rigoureuse. Il faudrait que, l’organisation de nos sens étant différente, nous percevions différemment le monde pour que nous concevions autrement l’idée de Dieu. Et c’est en fait ce à quoi s’emploie le yogi pendant son ascèse. Il débranche en quelque sorte les circuits habituels de la pensée et de la sensation en se fermant à toutes les sollicitations de ce qui l’entoure. Les austérités n’ont pas d’autre but. Même s’il s’agit au commencement de faire pénitence, il devient clair, au bout d’un certain temps, que la catharsis doit oblitérer le réseau coutumier dont nous nous servons pour penser, pour vouloir, pour agir, et mettre en marche un système plus délicat, grâce auquel il est possible de penser, de vouloir et d’agir d’une manière entièrement nouvelle. Ainsi, lorsque l’ascèse est menée jusqu’au bout, parvient-on à dépasser le sens de l’ego. L’idée de séparation disparaît, parce que la sensation même d’isolement n’a plus cours. Au lieu qu’il y ait, dans une perpétuelle opposition, un homme et le monde, ou bien le monde et Dieu, il se crée une osmose où, toute limite s’effaçant, tout est dans tout, ainsi que disait la sagesse antique. Le postulat dualiste de la conscience de l’ego s’effondre : il est impossible qu’il y ait d’une part le monde et de l’autre Dieu — impossible que l’homme ne soit pas Dieu, et avec lui l’univers aux milliards de galaxies — car Dieu ne peut manifester que Lui- même, et tout ne peut donc être que Lui.

Si nous reprenons le parallèle que nous avons tracé entre l’Histoire du monde et le cheminement de l’anachorète, il semblerait que nous en soyons arrivés à la césure qui sépare les deux sphères de la psyché humaine. Les souffrances auxquelles nous a soumis la Nature, les guerres où nous nous sommes entre-déchirés n’ont cessé de faire grandir en nous la vérité, et le besoin de l’accomplir. Au long des millénaires, nous avons été plongés dans des bains de sang et de feu, et forgés selon des plans dont nous n’avions nulle idée. Sans merci ont été les forces dont vibre tout le cosmos. Sans merci les pouvoirs qui sont en nous et qui nous ont inspiré ce qui pouvait le plus sûrement nous briser ou plus exactement rompre le moule où nous sommes enfermés.

Pendant des milliers d’années, nous avons fait pénitence, Humanité martyre offerte aux crocs et aux griffes de l’invisible. Expiation ! Comment n’aurions-nous pas imaginé un crime impardonnable devant l’immensité de nos souffrances ? Et elles n’ont cessé de croître en nombre et en intensité jusqu’à éveiller des idoles occultes. Étourdis par la douleur, nous avons commencé de voir et de vouloir autrement les choses. De siècle en siècle, l’étau se resserrant, écrasant peu à peu en nous l’ombre qui nous constituait, broyant les ténèbres primitives, où nous ne savions rien, nous avons titubé vers une ivresse où nous pressentions la lumière des choses. Courbés sous le fouet de l’évolution, hagards et adorants, nous avons escaladé les Golgotha où la souffrance à son paroxysme se transmue en son propre contraire. Et aujourd’hui, nous voici au sommet, aveuglés par tout le sang qui s’écoule de nos plaies, incrédules, horrifiés et tremblants, ne sachant plus qui nous sommes ni où nous nous trouvons et n’ayant plus qu’un geste à faire, sans doute, pour que s’éloigne de nous la vision d’épouvante et qu’elle soit remplacée par la connaissance de la vérité.

Oui, sous la torture des jours, notre conscience s’est peu à peu modifiée, a perdu de son obtuse grossièreté, et nous avons franchi un seuil après l’autre vers la compréhension de nous-mêmes et de ce qui nous entoure. Peut- il être purification plus impitoyable que celle à laquelle nous avons été soumis, plus terrible calvaire que celui de notre Humanité ? Insultés, souffletés, flagellés, outragés, tous couronnés d’épines et couverts de crachats depuis notre apparition, qui est signe d’un autre royaume, nous voici aujourd’hui face à notre gibet, qui domine le monde. Éli, Eli, lama sabaqtani ! Est-ce donc pour finir crucifiés à l’absurdité d’un destin sans issue que nous sommes nés sur la Terre ? Ou bien le coup de lance qui doit nous achever nous ouvrira-t-il en réalité les portes de notre transcendance ? Déchirera-t-il le voile qui, dans le Saint des Saints, marque la limite de l’inconcevable ? Et traverserons-nous la Mort afin de ressusciter à jamais ?

Le supplice a suffisamment duré. Les austérités auxquelles nous nous plions depuis les temps les plus lointains et que reprend en lui, résume et dépasse la figure christique, représentation divine de l’humanité, les quotidiennes atrocités auxquelles nous avons été astreints par la Nature, l’abaissement et la mortification forcés, les conflits entre individus et les guerres entre nations, la haine et l’abjection, tout cela doit maintenant prendre fin.

Nous en avons tiré tout ce que nous pouvions, l’ivresse funèbre et visionnaire et le taraudant besoin de franchir les limites où la souffrance nous est sensible en nous donnant à une plus grande ivresse, et plus morbide. Et nous sommes parvenus à ce point où, exténués, pareils à l’ermite recru des épreuves qu’il s’est infligées, nous sommes prêts, comme lui, à nous détacher de notre enveloppe matérielle et, sans mourir, à vivre dans un plan de lumière et de pureté.

Mais nous croyons que nous allons mourir, que les temps sont arrivés où, sous le fardeau de nos crimes, nous devons disparaître, engloutis par les gueules de la Nuit. De même le saint a-t-il conscience de son indignité avant de s’abîmer dans l’adoration du dieu qu’il a cherché partout et qui se révèle en lui.

Il est vrai que nous ne pensons pas pouvoir aller plus loin dans la terreur et l’abomination. Mais nous croyons que les derniers brûlots qu’édifient de vieux principes pour incendier les pays, ne peuvent qu’attirer la ruine de la concorde que nous œuvrons à établir. Et d’avance, nous nous résignons à mourir. Les plans de désarmement ne suffisent pas à nous apaiser. Dans les explosions de haine meurtrière auxquelles, çà et là, nous assistons et participons encore, nous voyons l’annonce inexorable de notre fin et non les derniers sursauts de ce qui nous empêche d’être nous-mêmes.

Nous ne comprenons pas ce massacre de notre enveloppe dont un décret du sort nous impose d’être les instruments, et qu’en effet, comme le mystique se mortifie afin de s’élever à un plan plus subtil, nous sommes tenus de nous abaisser dans les guerres, les guérillas et les révolutions afin de nous délester du plomb de notre ignorance et de notre insensibilité et de nous hisser vers un firmament intérieur où tout apparaît dans une transparence silencieuse et sereine.

Il nous faut briser en nous d’ultimes résistances dont, à vrai dire, nous n’avons pas même l’idée, vivre devant l’image de notre fin à tous, que symbolise l’éblouissant et gigantesque champignon atomique, comme le pénitent vit agenouillé devant la croix ou prostré devant l’idole de sa future destruction, telle Kali, en Inde, la Mère universelle qui doit nous tuer pour nous enfanter dans un autre plan.

Et jusqu’au bout, il faut sans doute que nous nous croyions condamnés, afin d’arracher des plus profondes couches de notre être le pouvoir qui nous sauvera et qu’autrement nous ne pourrions atteindre. Jusqu’au bout, il faut sans doute que nous descendions dans la Nuit, afin de soulever la dalle qui recouvre le mystère primordial de la Vie. Jusqu’au bout, il faut que nous détruisions ce qui nous en sépare, dussions-nous nous trancher les membres — et plus nous nous en rapprochons, plus la fièvre nous prend et précipite les gestes du sacrifice.

Il ne sert de rien de crier d’horreur en le découvrant. C’est ainsi que, depuis le début, il nous a été imposé de vivre dans ce monde régenté par la Mort. Nous pouvons bien chercher à nous affranchir d’une pareille Loi. Trop tard : c’est elle qui nous a toujours menés. Mais de nous en apercevoir indique qu’elle a perdu son pouvoir, et que peut venir un moment où elle ne jouera plus.

Tant que nous avons été inconscients des mobiles qui nous animaient et nous faisaient souffrir, cette Loi de la Mort était sans rémission. Mais nourris par elle, éduqués par elle, nous sommes devenus conscients d’elle et de son rôle, qui est de nous faire aspirer à un autre état et de nous donner les moyens d’y atteindre en rompant les uns après les autres les enclos où la Nature nous retient. Et maintenant, nous sommes à la veille d’une fracture ultime dans la conscience que nous avons du monde, et la géhenne qu’il nous faut traverser pour perdre les derniers lambeaux des ténèbres où nous avons été modelés initialement est si effrayante que nous voudrions que, de nous, s’éloignât le calice qui, demain, doit pourtant devenir le Graal de notre transfiguration.

Eïdolôn de l’humanité, le Christ résume notre destin. De sa naissance obscure à son ascension, c’est toute notre Histoire dont il illustre la courbe et découvre le sens. Et peut-être n’est-il nulle part de figure plus riche en symboles susceptibles de nous éclairer sur la vie. L’inconscient collectif semble l’avoir paré de tous les attributs emblématiques non pas tant du dieu s’incarnant humainement que de l’homme s’élevant à la stature de la Divinité. Sans doute peut-on parler d’avatar. Mais, dans les Écritures indiennes, chaque avatar ne vient que pour libérer la Terre de la tyrannie des démons et faire progresser l’humanité en lui proposant un enseignement — le plus magistral étant, sans conteste possible, celui que Krishna donne dans l’épopée du Mahâbhârata et que nous connaissons sous le nom de Bhagavad-Guîtâ, où il nous est montré comment voir Dieu dans le monde et en nous-mêmes, et comment tout Lui remettre en un acte d’adoration où se dissout le sens du Bien et du Mal.

Mais le Christ, dont l’enseignement ne le cède en rien à celui de Krishna, est le seul, de tous les grands Instructeurs, à résumer en lui tout le corps de l’humanité, depuis ses origines confuses jusqu’à son but encore voilé. Limiter son rôle à la parole d’amour qui a bouleversé tant de peuples est une erreur courante qui fausse la perspective. Car on voit mal, en ce cas, pourquoi la tradition en ferait un tel mage — on peut être messie sans opérer de miracles, la parole de vérité d’un voyant suffit pour laisser son empreinte dans l’âme de ceux qui l’entendent — et pourquoi ce mage aurait le pouvoir, connu des occultistes mais rarement atteint, de ressusciter les morts.

On a remarqué que, Juif, il avait souvent cité les textes juifs et que certains de ses propos les plus célèbres paraphrasaient tout naturellement d’anciens versets. Le Sermon sur la Montagne (qui ne se trouve que dans l’Évangile de Matthieu, mais constitue l’un des piliers de l’Église chrétienne) dérive à lui seul de multiples textes : Isaïe, Psaumes, Proverbes, Siracide. Et la célèbre injonction, également rapportée par Matthieu, de tendre l’autre joue après avoir été frappé sur la droite — l’assise même de la morale chrétienne du pardon et de l’humilité — se trouve déjà dans les Lamentations de Jérémie : « Qu’il tende la joue à celui qui le frappe, qu’il se rassasie d’opprobre » et a d’ailleurs un arôme foncièrement juif.

En quoi, dès lors, la venue du Christ serait-elle un évangile, une bonne nouvelle ? Si elle ne faisait que confirmer la Loi, si elle n’apportait aucun élément nouveau, en quoi marquerait-elle un progrès, et un progrès tel que les docteurs de la Loi s’en sont offensés et que Jésus est devenu pour le monde non le meilleur défenseur de la tradition mosaïque, mais celui d’une voie nouvelle ?

Les miracles nous l’expliquent. Encore une fois, il n’est aucunement nécessaire à un homme de Dieu d’opérer quelque miracle que ce soit pour s’imposer. Et si le Christ se bornait à changer l’eau en vin, à délivrer les possédés, à faire marcher les paralytiques, il ne dépasserait pas en magie les prouesses de Moïse appelant les sept plaies sur l’Égypte ou fendant les eaux de la mer Rouge. Mais pour inférieurs qu’ils soient à ceux du libérateur des Juifs, ses miracles ont une portée beaucoup plus considérable. Car pour imposer la conviction qu’il peut ressusciter les morts il est indispensable qu’il en fasse de toutes sortes. Et il doit ressusciter les défunts pour établir à l’avance son pouvoir sur la Mort, pour annoncer et prouver qu’il peut lui-même ressusciter et qu’à son image tous les hommes sont immortels. Car c’est là très exactement son rôle, le plus audacieux de toute l’Histoire de l’humanité : prouver que la Mort n’existe pas, annoncer qu’elle disparaîtra : « Les temps sont accomplis, le Royaume de Dieu est proche ; transformez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle [1]. » Il importe peu que ce miracle-là ait eu lieu, ou non. Et à vrai dire, il est même sans importance que Jésus ait ou non existé. Ce qui compte, c’est l’éblouissante image née de notre aspiration et en laquelle se trouve condensée toute l’énigme de notre vie et de notre éventuelle immortalité.

L’immortalité est certes la clef de voûte de tous les enseignements spirituels du monde, puisque, depuis les rishis védiques, tous les Instructeurs, à commencer par Moïse, ont perçu l’Éternel et Infini qui n’est jamais né ni ne mourra jamais et que c’est en Son nom, c’est-à- dire en se souvenant de leur identification avec Cela, qu’ils se sont exprimés. Cependant, il n’a jamais été question, dans leur message, que de l’immortalité de l’âme. Il appartient au seul peuple juif — et à la civilisation chrétienne qui en est issue — d’affirmer qu’il y aura une immortalité physique.

L’Ancien Testament résonne de voix prophétiques : la Mort n’existera plus. Les autres enseignements disent que la Mort n’existe pas, qu’en le plan de la Réalité suprême elle n’a aucune signification. L’enseignement judéo-chrétien annonce qu’elle n’existera plus, que même sur cette Terre elle n’aura plus de pouvoir. Et c’est de cela, plus encore que de l’amour fraternel, que le Christ est l’incarnation. Il est celui qu’ont annoncé les Prophètes, dans la mesure où il vient remplir la promesse de l’immortalité physique. Telle est la bonne nouvelle, tel est l’Évangile, que rejettent les Juifs parce qu’il n’est pas vraiment devenu immortel. S’il était demeuré sur la Terre dans un corps physique incorruptible, ils auraient évidemment admis qu’il était le Messie qui doit nous délivrer de la Mort physique. À défaut de quoi, il ne pouvait être à leurs yeux qu’un prophète de plus.

Il n’en est pas moins vrai que le symbole demeure et qu’il constitue la base d’une des grandes religions du monde et de toute la culture occidentale. Nous pouvons ne pas y croire, nous avons le droit de hausser les épaules ou de rager : que, pendant tant de siècles, on nous ait intoxiqués avec un tel opium ! Mais si nous voulons avoir une juste vision des ethnies, dont la nôtre, notre premier devoir est de reconnaître leur source au lieu de la nier ou de la taxer d’infantilisme pernicieux.

Les idées qui mènent le monde, celles en tout cas qui l’ont façonné et qui l’imprègnent encore à présent ne peuvent que nous paraître aberrantes, à nous qui en sommes pourtant nés. Le Bouddha enseigne que le Néant seul est réel ; Krishna que le monde et Dieu sont un seul être, qui est lui, à qui il faut s’abandonner et qu’il faut devenir. Le Christ, enfin, ressuscite les morts, puis meurt et ressuscite lui-même et, dans l’Apocalypse, revient établir le Royaume de la Non-Mort physique. Peut-on imaginer plus outrageant délire ? Ou plus sublime espérance ?

À quoi bon nous boucher les yeux ? Que nous appartenions à telle région du monde ou à telle autre, c’est cette idée qui nous gouverne intérieurement, ou celle-là, et à elle que va notre secrète adhésion, pour elle et par elle que nous vivons : quand l’Occident matérialiste s’interroge sur la nature du Temps et rêve d’en surmonter le flux incessant, que fait-il d’autre que de donner forme à l’ancien rêve judaïque de l’immortalité terrestre ?

Sans doute, pouvons-nous, au nom de l’évidence, ne pas croire que Jésus ait atteint à l’immortalité physique et rationnellement en déduire que cette immortalité est une impossibilité, une chimère qui a correspondu à une période de l’humanité et à laquelle nous n’avons plus le droit de nous laisser prendre.

Mais comment un seul être aurait-il jamais pu atteindre à l’immortalité physique sans que l’accompagnent d’autres hommes dans sa métamorphose, sinon jusqu’au bout, du moins sur une partie du chemin ? Nous montre-t-on rien de tel ? Or, à bien y réfléchir, pour celui qui prêche l’unité humaine, il va de soi que toute action individuelle s’opère nécessairement dans une absolue interdépendance avec le reste des hommes, et que toute tentative pour immortaliser la matière d’un corps entraînerait fatalement des répercussions dans le corps collectif de l’humanité, se traduirait donc par des modifications physiques chez les êtres réceptifs.

Il n’en est pas question, bien entendu, dans aucun des quatre Évangiles. Mais c’est très précisément le thème de l’Apocalypse. Au prix d’un combat forcené contre la Bête — contre l’atavisme de la conscience animale qui est en nous, contre l’obscurité dont nous sommes pétris —, une nouvelle création devient possible dans un déferlement de symboles purement judaïques qui n’arrivent pas à voiler le sens de la vision.

Le Fils de l’Homme revient dans toute sa gloire. Désormais, il est Dieu. Et il divinise la création. Autrement dit, une partie de l’humanité est maintenant capable de l’immortalité physique dont les Évangiles n’ont cessé d’entretenir la promesse.

La mentalité judéo-chrétienne — et plus tard la mentalité musulmane qui, dans « La sourate de l’Enroulement », « La sourate du tremblement de terre » et « La sourate de l’Événement inévitable», reprend les idées apocalyptiques — ayant de tout temps vu en Dieu un Juge intransigeant (ce qui est en contradiction avec la notion d’Être pur, qui exclut la dualité du Bien et du Mal), fait du second avènement du Christ un jugement à l’échelle cosmique : certains hommes sont acceptés dans la dimension de l’Éternel et l’infini représentée par le ciel nouveau et la Terre nouvelle, tandis que les autres sont à jamais rejetés dans les ténèbres et la souffrance éternelles.

Révoltante injustice de la justice divine ? Ou contresens des voyants cherchant à interpréter le sens de leur vision ? Il ne semble guère douteux que le soi-disant rejet d’une partie de l’humanité indique non pas une expiation, mais une incapacité provisoire d’entrer dans Royaume. En d’autres termes, ceux qui auront épuisé toutes les richesses de la vie actuelle, toutes les potentialités connues et encore inconnues de la pensée, toutes les énergies vitales, tous les pouvoirs matériels, ceux qui auront accompli jusqu’au bout le destin de l’humanité, parcouru toute la courbe depuis les strates les plus obscures jusqu’aux degrés les plus éthérés, au point que, peu à peu, leurs yeux se dessillant, ils auront appris à connaître la vraie réalité du monde, ceux-là, tout naturellement, pourront passer à la phase suivante de la manifestation, qui transcende la conscience du Temps et donc le sens de la Mort et la nécessité de mourir. Les autres, à leur tour, devront atteindre leurs limites afin de les franchir pour connaître leur apothéose.

Ainsi, d’ailleurs, se comprend le rôle de la réincarnation : de vie en vie, l’homme évolue vers sa propre perfection. Cependant, le christianisme, dans son monisme rigoureux qui ne connaît qu’un Dieu et ne reconnaît qu’un Fils de Dieu, ne pouvait concéder qu’une vie à l’homme. La réincarnation — dont les cycles évoquent déjà sinon l’immortalité, du moins la persistance de quelque chose qui évolue de corps en corps — a été proscrite par l’un des premiers conciles. L’accent a été mis sur la mort de chaque créature afin, probablement, de rehausser le rôle rédempteur du Christ. Il va en effet de soi que, si l’homme est capable de faire lui-même son salut, s’il lui suffit, pour gagner le plan de l’immortalité physique, de se développer de vie en vie, en s’incarnant ici ou là, au fil des âges, le Christ n’est plus vraiment son Sauveur.

Sans doute aurait-on pu édifier un système où il aurait également été le guide de chaque existence, le passeur qui permet à l’âme de franchir les gouffres entre l’extinction d’un corps et la renaissance en un autre. Mais alors, c’est l’image du souverain Juge qui aurait été renversée. Et depuis la parabole du Jardin d’Éden, c’est sur elle que repose la mentalité sémitique dont a hérité la pensée religieuse de l’Occident.

Il est à noter, au passage, que les peuples d’Asie, pour lesquels la réincarnation est un processus nécessaire de la vie, n’ont pas à proprement parler, dans leurs panthéons, d’idoles justicières, même s’ils ont des dieux et des déesses farouches et même si le péché est doublement châtié : au-delà, dans les régions inférieures, et ici-bas dans les vies suivantes, par la misère physique ou morale. Mais la différence — et elle est essentielle — réside en ce que la Divinité suprême, l’Être en soi, ineffable et sans nom, le Maître de l’Éternité, étant par-delà le Bien et le Mal, ne rend aucune justice : en Lui, les bons et les mauvais s’immergent identiquement et ne sont plus que Lui.

Rien de tel en Occident et en Islam : Dieu doit punir et récompenser, fût-ce aussi arbitrairement qu’à l’époque du paradis terrestre. Et justement, si un nouveau paradis doit s’instaurer sur la Terre, il est normal qu’une législation analogue à celle du premier soit en vigueur pour nous y donner accès. Simplement, hier, il n’y avait qu’un homme et une femme, alors que, cette fois-ci, ce seront tous leurs innombrables descendants qui devront comparaître, et lors d’un seul procès.

D’où la terrifiante grandeur de l’illustration proposée : les myriades d’êtres humains, surpris dans leur nudité et tremblant devant le Trône du Roi des mondes. La résurrection de la chair ne fait qu’amplifier à l’infini et pour l’éternité le symbole du péché originel. Potentat indiscuté, Dieu ne se soucie même pas de pratiquer les vertus d’amour et de pardon que recommande Sa religion. Et le Christ qui, jadis, Lui a demandé de pardonner à ceux qui le crucifiaient parce qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, n’intervient pas pour qu’il étende Sa clémence à tous les milliards d’hommes qui, tout aussi ignorants, n’ont pas commis de théicide. En sorte qu’il n’est plus du tout le Fils de l’Homme, le Frère et la représentation de l’Humanité mais le Fils de Dieu, le continuateur du programme yahvique, le chef intolérant de la secte des Immortels.

Dès lors, son rôle a été partiellement faussé, le sens de sa mission dissimulé. L’idée de fraternité est demeurée, mais l’ancienne idée de rétribution s’y est greffée, qui divise les frères et les dresse les uns contre les autres : comment pourrait-il y avoir une unité humaine tant que l’on croit au Bien et au Mal ? Et comment parviendrait-on à l’immortalité sans savoir que tout est un ? Mais une Église devait régner qui, en dépit de cette contradiction fondamentale, a réussi à nous transmettre le message le plus vertigineux de l’Histoire humaine, celui de l’immortalité physique.

Toutefois, l’heure est maintenant passée où une telle imagerie répondrait encore à un besoin réel. De plus en plus, nous comprenons, d’une manière ou d’une autre, qu’il n’existe ni péché au début, ni châtiment à la fin pour ce que l’on peut continuer d’appeler la conscience divine qui, par définition, est une, éternelle et infinie — ou qui n’est pas. Nous comprenons, ou plutôt certains d’entre nous commencent de comprendre que tout ce qui est étant Dieu, tout ce qui est fait, que nous l’appelions le Bien ou le Mal, est nécessairement l’acte de Dieu, et qu’aucun châtiment ni aucune récompense ne peuvent y être attachés : notre seule tâche est de le savoir, est de le vivre, est de nous identifier de plus en plus complètement avec l’origine de notre être, qui est aussi la source de nos actes.

« Sois-moi consacré. Abandonne toute loi et prends refuge en Moi seul. Ne crains rien. Je te délivrerai de tout péché », lit-on dans la Guîtâ, et cela ne veut pas seulement dire qu’est enjointe une passive attitude d’adoration, où tous nos actes seraient offerts à la Divinité, mais que nous devons nous fondre en la conscience de l’Éternel et Infini et, de là, agir sans crainte, l’action réclamée de nous par le déroulement de la saga cosmique dût-elle être, comme dans la Guîtâ, le massacre sans merci de notre propre famille au cours d’une guerre qui nous oppose à elle et où un monde disparaît.

Sans doute est-ce la fin des Églises, quelles qu’elles soient, et aussi des partis détracteurs de leur foi. Mais si nous voulons passer à l’étape suivante de notre Histoire, il nous faut, en effet, rejeter les religions, ainsi que des vêtements devenus trop étroits, et de nous élever à ce qu’elles ne font que suggérer, l’intimité avec Cela qui est nous au-delà de nous-mêmes et, s’infusant en nous, doit nous donner d’autres yeux pour sonder l’univers et d’autres corps pour demeurer dans la dimension que nous découvrirons ainsi.

Trop de pages magnifiques de notre Histoire ont été tournées pour que nous nous étonnions que celle-ci soit tournée à son tour. Rien de ce que nous entreprenons aujourd’hui, et où se prolonge l’œuvre du passé, n’est promis à la pérennité. Nous le savons. Pourquoi en serions-nous choqués ? Notre but est-il de périr sous l’écroulement de formes qui nous ont aidés, mais ne peuvent plus rien pour nous ? Ou est-il de nous dégager pour avancer vers toujours davantage de lumière ?

De toute évidence, nous sommes parvenus à l’époque charnière où un nouvel et plus grand effort nous est demandé. Notre destin n’attend plus seulement de nous que nous croyions. Il veut que nous soyons. Il veut que nous devenions et que nous soyons ces multitudes entrant les yeux ouverts dans l’Éternité où n’existent ni le Mal ni le Bien, ni le Jour ni la Nuit, ni ce que nous nommons aujourd’hui l’Espace et le Temps, et où tout est matériellement l’Esprit et spirituellement la Matière, impensable réalité de ce qui, au-delà du monde et au- delà de Dieu, est notre vérité.

Ainsi sera couronné le plus ancien espoir de la race, dont découlent toutes nos religions et toutes nos sciences sans exception. Depuis l’homme de Néandertal, en effet, nous n’avons cessé de nier ce que nous n’avons cessé de constater. Cela fait des dizaines de milliers d’années que, sans interruption dans le Temps ni dans l’Espace, nous nions que la mort du corps soit la fin des choses et qu’elle soit même véritable. Depuis soixante mille ans nous honorons nos morts, nous ne cessons par là même de proclamer notre foi en leur survie et notre confiance en l’immortalité. Toutes nos religions nous ont aidés à affermir ce pressentiment, et elles n’ont même eu d’autre but que cela : il n’est pas une religion au monde qui ne propose un dépassement des apparences, une initiation à l’au-delà, des directives pour ne pas mourir. Car rien d’autre n’a jamais compté pour nous. À notre future immortalité, nous avons dédié nos monuments, nos temples, nos palais et vers elle lancé les vaisseaux de notre intelligence. Quoi que nous ayons fait, que nous ayons été pontifes, guerriers, artistes ou marchands, explorateurs ou hommes de science, c’est à cela seulement que nous avons travaillé, et nos œuvres, qu’elles soient colossales ou chétives, n’ont chanté que la gloire de cela. Car depuis soixante mille ans que nous constituons la seule espèce capable de penser la Mort, nous enfantons patiemment l’immortalité.

Pour incarner notre aspiration la plus tenace et la plus insensée, nous avons donc érigé la figure du Christ. Revenons-y une dernière fois, en soulignant l’importance de son humanité et de l’humilité de sa naissance, grâce auxquelles il peut nous représenter tous. Dans le Mahâbhârata, au contraire, Krishna est un prince qui vient au secours d’autres princes. Le Bouddha, pour sa part, est un prince qui renonce à son royaume. L’un enseigne la maîtrise du monde, et l’autre l’illusion du monde. Le Christ, lui, ouvre les portes d’un autre monde, d’une autre réalité matérielle, d’un univers transfiguré, dont il est l’émissaire et, en quelque sorte, le prototype.

Le plus étonnant est que son hagiographie nous soit parvenue sous la forme de quatre Évangiles. S’il y avait eu simple désir de créer un mythe nouveau, un texte n’aurait-il pas suffi ? D’autant que, d’un Évangile à l’autre, les contradictions sautent aux yeux et que les invraisemblances abondent : sociopolitiques (il est douteux que Pilate, qui selon Flavius Josèphe, n’avait pas hésité à profaner la ville sainte en y introduisant des enseignes — porteuses d’images — se soit laissé manœuvrer par le Sanhédrin soi-disant désireux de se débarrasser d’un rabbi parmi d’autres, puis par le peuple de Jérusalem, qui n’y avait aucun intérêt, pour faire crucifier Jésus) et socioreligieuses (il est encore plus douteux que la Passion et sa culmination au calvaire aient eu lieu au moment de la Pâque, alors que la Torah interdit formellement la mise à mort en cette période).

Or, en dépit de tant d’éléments contestables — à quoi s’ajoute le fait qu’aucun historien de l’époque ne rapporte le ministère et le martyre du Christ —, sa figure se dresse, insurpassable, au cœur de notre humanité telle une projection de tout ce qu’elle porte de plus poignant, de plus pur et de plus absolu. Fils de l’Homme, Jésus est nous depuis notre origine. Fils de Dieu, il est nous encore, mais cette fois en notre transcendance. Il est l’être idéal qui réunit les deux pôles de notre vérité. Il est homme parce que nous sommes hommes. Et Dieu parce que nous sommes Dieu. Il est tout, le Créateur et le Créé, parce que nous-mêmes sommes tout. Et c’est cela que nous lui demandons de nous enseigner, dont nous lui faisons tenir le rôle dans le mystère cosmique auquel il met fin par l’illumination de l’immortalité du corps.

Pour signaler que son rôle est universel et non pas réservé à un seul peuple, nous lui assignons quatre évangélistes : les quatre points cardinaux de l’humanité. C’est là la raison d’une histoire quatre fois répétée, là où un seul récit était suffisant et quand il n’y avait aucune raison de ne pas en proposer davantage. À quoi s’ajoutent les quatre figures de l’Apocalypse : le Taureau, le Lion, l’Aigle (qui, animal jupitérien et donc sagittarien, est le Scorpion transformé), l’Homme (ou Verseau), et la référence n’est plus seulement géographique mais astrologique. Pour préciser sa mission solaire, nous l’entourons même de douze apôtres (curieusement, ils n’ont pas tous un nom dans les Évangiles, tant leur fonction est idéique) qui sont comme les douze signes du zodiaque. Ainsi est-il Maître du Destin dont il peut gouverner ou modifier le cours et dont, surtout, il connaît l’aboutissement qui est en lui — qui est lui, tel qu’en son second avènement.

Dès lors Dieu du Ciel et de la Terre en la figure propitiatoire que nous dressons en nous et nourrissons de notre propre substance, lui seul peut répondre à nos questions. Là encore, il est intéressant de le mettre en parallèle avec Krishna et le Bouddha : le premier est un avatar, une incarnation divine, il n’est qu’apparemment humain ; le second se veut uniquement homme et ne croit pas en Dieu. Seul, de tous les grands Instructeurs de l’humanité, le Christ possède la double nature de l’homme et de Dieu, et c’est qu’il a pour rôle non de faire désirer l’union avec le Transcendant ou la dissolution dans le nirvana, mais de transformer physiquement l’homme en Dieu.

Est-il rêve plus fou et mieux enraciné ? Ce refus de la Mort est la substance même dont nous sommes constitués. C’est plus que l’aiguillon qui, vaille que vaille, nous fait avancer dans la Nuit. C’est le code inscrit dans nos cellules. C’est la voix qui nous a autrefois éveillés, nous tirant du royaume animal où nous ne nous doutions de rien, pour nous jeter sur les routes du besoin de savoir.

Sous une forme ou sous une autre, on le voit réapparaître et ranimer la ferveur comme, il y a mille ans, lorsque l’Europe se mit à frémir à l’idée du Millénium égalitaire : faux prophètes, antéchrists, questes et croisades — une panoplie eschatologique surgit brusquement. Le monde allait prendre fin, et tous les hommes seraient égaux en Dieu. Huit siècles plus tard, éclatait la Révolution dans le but avoué de renverser le Dieu souverain de jadis et ses représentants pour créer une nouvelle humanité, libre et fraternelle et proche, en l’égalité de ses membres, de l’unité idéale sans laquelle ne saurait s’établir le Royaume de l’Éternité.

On a souvent relevé le contenu christique de l’évangile révolutionnaire. En revanche, on a moins fréquemment constaté la valeur apocalyptique de la Révolution. Ou bien seulement pour comparer la Terreur à tel fragment du poème johannique. Et les crimes de régicide et de déchristianisation ont à ce point exalté les uns et horrifié les autres que nul ne s’est trop aventuré à évoquer le Royaume de Dieu sur la Terre, en dépit du culte de l’Être suprême et du vote en faveur de l’immortalité de l’âme — premiers pas nous ne savons vers quoi dans l’esprit de Robespierre, puisqu’il fut guillotiné aussitôt après.

Cependant, l’héritage de la Révolution devrait être aussi clair sur le plan métaphysique qu’il l’est dans le domaine de l’histoire des sociétés. Soudain, en même temps qu’il a droit à tout l’espace social et peut y occuper, d’où qu’il vienne, la position de son choix à condition que sa valeur personnelle la lui accorde, l’homme affranchi de sa caste, l’est aussi de la condition manichéenne où il était enfermé. Jusque-là, il y avait eu les élus de Dieu, représentés par la noblesse et le clergé, et les réprouvés, l’immense masse ouvrière et paysanne. En faisant sauter la barrière sociale, la Révolution ne se contente pas d’instituer l’égalité — ou l’idée d’égalité — entre les différentes classes. Plus profondément dans l’âme humaine, elle commence d’abolir la notion de Bien et de Mal. S’il n’y a plus de seigneurs et plus de gueux, les valeurs qu’ils incarnent cessent elles-mêmes d’exister. Pour la première fois dans l’Histoire du monde, et si indirectement que ce soit, le sens du péché est ainsi révoqué en doute. C’est d’avance le saper. Or, le sens du péché, nous l’avons vu, est lié à la conscience de l’écoulement du Temps et à la perception du phénomène de la Mort, qui s’accompagne de la conception de l’idée de Dieu. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que la Révolution ait voulu marquer la fin de la religion chrétienne et ouvrir l’ère de l’Éternel et Infini.

Désormais, il n’y aurait plus de paradis et plus d’enfer, mais une Terre nouvelle. Car celle-ci ne va pas sans la disparition de ceux-là. S’il est vrai qu’un jour nous aurons accompli tout le voyage humain et qu’ayant réalisé toutes nos potentialités nous passerons naturellement dans un autre état de la manifestation, il est juste d’en déduire que disparaîtront de nous ces lieux qui figurent nos plus hautes délices et nos plus basses souffrances. Il ne saurait être de paradis éternel, et encore moins d’enfer éternel : comme le suggère Sri Aurobindo, l’Éternité définissant l’Être pur dont l’infinitude et la conscience qu’il en a sont Joie pure, seule cette Joie peut être éternelle. La souffrance appartient au Temps. À supposer qu’il y ait un châtiment de nos pauvres méfaits, il ne peut donc être que temporel. Et nous nous trompons grossièrement si nous croyons encore qu’il puisse rien se commettre ici-bas qui mérite au-delà une éternité de tourments.

De même qu’en Science nous modifions nécessairement notre regard pour considérer le monde, lequel n’est plus aujourd’hui celui de Descartes ou de Newton, de même, dans nos rapports avec l’Esprit, devons-nous réformer nos idées à mesure que nous en savons davantage. Nous ne concevons plus le plan divin comme on le faisait à Babylone, en Égypte ou chez les Aztèques. Et justement, la Révolution nous a aidés à y penser d’une façon différente.

Depuis lors, le péché est donc en voie de disparaître des structures de notre conscience. Tous les hommes, quels qu’ils soient, peuvent accéder à un nouveau statut psychologique et social et auront demain le droit de pénétrer dans l’ultime Terre promise, où la Mort n’existe pas. Il y faudra sans doute encore beaucoup de temps, car ce qui a étayé notre morale pendant des millénaires sans nombre ne saurait s’effacer en un jour. Mais il nous faut d’ores et déjà comprendre que, depuis la Révolution, a commencé de se résorber, par l’abolition des classes, le très vieux sens de la dualité qui nous opposait à l’univers, nous séparait les uns des autres et nous faisait croire que nous étions mauvais.

Tant qu’en nous persisteront les vestiges de cette ancienne perception, il nous faudra sans doute encore lutter les uns contre les autres, et peut-être plus férocement. Mais les nouveaux mots d’ordre sont désormais trop connus, la tendance est dorénavant trop nette en faveur de l’unité pour que puisse encore beaucoup tarder l’établissement d’une conscience individuelle et collective purifiée du besoin de croire au Bien et au Mal pour se diriger dans l’obscur tourbillon des forces cosmiques.

Cela sous-entend une fois de plus la fin des religions : leur emprise tient essentiellement à cette dichotomie dont notre être est le lieu. Une fois résolu, psychologiquement, le sens de la dualité, elles n’ont plus de raison d’être et doivent céder le pas à ce qui, peu à peu, doit encore le résoudre physiquement. C’est pour cela aussi que nous parlons tellement, depuis près de deux siècles de la mort de Dieu, et que cette mort coïncide de plus en plus avec la fin du monde, avec la décomposition de l’ancienne conscience de nous-mêmes et du monde, au profit d’une manière nouvelle d’appréhender la vie où l’unité doit être si grande que, même dans le domaine scientifique, on admet, depuis Heisenberg et le principe d’incertitude, que, le regard de l’observateur modifiant le phénomène observé, il n’y a finalement pas de différence entre l’observateur et ce qu’il observe — entre l’homme et le monde.

Non seulement, donc, nous sommes socialement persuadés aujourd’hui que tous les hommes sont un et tâchons à le prouver en écrasant les dernières résistances de la vieille mentalité, mais scientifiquement aussi nous nous apercevons d’une même identité, à une échelle qui peut nous donner la maîtrise de l’univers, non sous la forme d’autorité guerrière, mais dans une intimité capable d’enlever un à un les voiles qui recouvrent pour nous le corps du cosmos.

Encore une fois, ce n’est pas brusquement et d’un seul coup que les choses se produiront. Nous ne verrons pas du jour au lendemain une Terre nouvelle et un ciel nouveau. Bien plutôt, sur la lancée des recherches actuelles, nous nous rendrons compte de la plasticité de l’univers. Et le cosmos nous apparaîtra comme un matériau subtil où sculpter nos songes les plus délicats.

Au fil des siècles qui vont succéder à celui-ci, nous apprivoiserons de mieux en mieux les fluides données de l’Espace et du Temps, et sans doute jonglerons-nous avec l’illusion de la distance et de la durée. Le sens des travaux de ce siècle nous l’indique. De génération en génération, la physionomie de l’infiniment grand et de l’infiniment petit n’a cessé de se diversifier. Fondées sur l’intuition, les hypothèses, pour être vérifiées, ont donné lieu à d’autres hypothèses où se modifiaient toujours davantage la structure de notre monde et, jusqu’à un certain point, notre propre structure, ce qui nous constitue ne différant guère de ce qui nous entoure.

Avec le temps, de nouvelles théories ne peuvent qu’apparaître, rendant le milieu sidéral de plus en plus malléable, et notre être physique et psychologique de plus en plus susceptible d’adaptation. L’un ne saurait aller sans l’autre. Nous ne pourrons atteindre un certain seuil de connaissance du cosmos sans que notre personnalité en soit affectée sur tous les plans, et même biologiquement. Inversement, il serait vain d’imaginer une mutation seulement de l’être humain, sans que, parallèlement, de nouveaux concepts voient le jour et permettent une nouvelle compréhension du cosmos. Non que l’efflorescence de nouvelles hypothèses et de nouveaux pouvoirs scientifiques doive être à la source d’un nouvel état de la conformation humaine, ni que l’apparition des signes d’une mutation de l’individu doive engendrer de nouveaux états de la connaissance du monde, mais tout simplement parce que les deux ne peuvent être que simultanés, un même mouvement parcourant le macrocosme et le microcosme.

Ainsi, dans cette intégralité, devrait progressivement se dessiner le chemin de la transformation dont le but final est celui que nous poursuivons depuis d’innombrables millénaires, la mort de la Mort annoncée jadis par les prophètes d’Israël, l’immortalité physique naguère proclamée par l’Apocalypse.

Aujourd’hui, c’est encore le même but que se donne ouvertement le yoga de Sri Aurobindo. Et s’il est difficile de déterminer l’impact qu’il aura sur l’avenir, une chose semble néanmoins certaine : une philosophie de type yogique peut s’avérer essentielle dans l’édification des systèmes de pensée propres à guider une vie bouleversée par des découvertes incessantes.

Comment vivrons-nous les uns avec les autres, et quels rapports entretiendrons-nous avec nous-mêmes, une fois atteinte la conscience de l’unité ? Ne va-t-il pas de soi que nos relations égoïstes feront place à des relations intersubjectives où, petit à petit, nous apprendrons à penser spontanément la pensée de chacun, à éprouver naturellement les sensations et les sentiments de chacun, à être véritablement un en être avec chacun et avec tous ?

De même à notre action, elle aussi égoïste, devrait succéder une action transpersonnelle, que ne dicterait plus la virulence de nos maigres désirs, comme aujourd’hui, mais où nous nous laisserions mouvoir par ce sens de l’Un en tout et qui nous enlèverait le sentiment d’errer qui a toujours entaché nos moindres faits et gestes. De plus en plus, devrait ainsi s’établir cette perception de l’unité et même de l’unicité se traduisant à la fois dans notre comportement, dans nos découvertes et, ultimement, dans la métamorphose de l’univers et de nous-mêmes.

Impossible ! criera la raison ulcérée. Impossible, c’est-à-dire interdit. Mais devons-nous bannir la vision radieuse qui se forme en nos limbes ? Devons-nous, comme hier au jardin d’Éden, nous dresser dans le refus hautain de ce qui tend à se matérialiser par notre intermédiaire et proscrire la lumière et la beauté dont nous sommes pour le moment les inconscients vaisseaux ?

Impossible, vraiment ? Et au nom de quoi ? Quel Yahvé allons-nous inventer pour déclarer criminelle la volonté divine ? Si nous avons encore besoin du concept de Dieu pour nous éclairer, qui d’autre que Dieu pourrait vouloir notre passage à une forme plus haute de Sa manifestation ? Et si nous n’avons que faire de ce concept, pourquoi irions-nous déterrer dans les caves de notre paléopsyché le totem irascible dont nous avons cru jadis qu’il nous maudissait, lorsque la Nature nous modelait différents des singes hébétés qui constituaient notre famille ?

Impossible parce que tout cela est l’absurde utopie d’une race qui refuse de se savoir condamnée, mais qui disparaîtra demain dans les ouragans de feu qu’aura déclenchés son désespoir. Impossible parce que, même si nous savons aujourd’hui que les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent, qu’il n’existe pas d’objet en soi, que tout est matériellement Un et que la Matière elle-même est Énergie, laquelle est peut-être à son tour autre chose que nous ne savons encore apprécier, même si tout cela tend à montrer une lumière au fond des ténèbres, il est trop tard, et nous ne voulons plus que mourir, nous engloutir dans le silence et ne plus jamais être.

Impossible parce que, même si la Torah nous a révélé l’amour de nos semblables, et le bouddhisme la compassion, et le christianisme la charité ; même si la Révolution nous a enseigné l’égalité, et le communisme l’individualité collective ; même si, à chaque fois, un progrès a été accompli en nous et par nous ; même si, de toute évidence, la prochaine étape est logiquement une osmose psychologique, une intersubjectivité non plus seulement métaphysique comme celle où chacun porte la responsabilité du meurtre commis par un seul et où l’on a mal à l’humanité, mais où, Sartre et Dostoïevski dépassés, on sent physiquement qu’il n’y a pas de différence entre soi et les autres, où l’on est le réceptacle, le décrypteur et l’émetteur de leurs pensées et de leurs sensations comme eux-mêmes peuvent canaliser celles que l’on a ; même si doit venir un jour de pure transparence où l’homme sera intégralement tous les hommes dans sa conscience et dans son expression, la chose, pour béatifique qu’elle semble à ceux qui cherchent à s’abuser, est en réalité révoltante et implique au fond que nous abdiquions tout ce que nous sommes et qu’après avoir guillotiné un roi avec Robespierre et fusillé un tsar avec Lénine, nous nous mettions nous-mêmes à mort afin qu’existe une humanité transcendante, anonyme et sans forme.

Impossible, impossible, parce que cette immense méduse humaine dont tous les éléments auraient rejeté leur personnalité et qui, partant, n’aurait plus d’ossature et flotterait au gré de courants indéfinis n’obéirait plus qu’à une volonté qui ne serait pas la sienne, qui n’émanerait d’aucun de ses composants mais, transpersonnelle, équivaudrait à une possession, exigerait en tout cas une soumission absolue, un abandon constant de toute réaction afin que, seule, se forme une action dont nous ne serions aucunement responsables, sur laquelle nous n’aurions aucun droit et qui, peut-être immense, peut-être suprahumaine et surnaturelle, n’aurait en vérité rien à voir avec nous, puisque nous ne l’aurions ni désirée, ni rêvée, ni conçue, mais que nous en serions seulement les exécutants, pareils à des acteurs jouant une pièce qu’ils n’ont pas écrite (comme si nous étions aujourd’hui les auteurs de notre vie et du monde où nous vivons !). Impossible, impossible, cette mutation que l’on peut nous présenter comme notre apothéose mais qui n’en est pas moins notre extermination. Impossible, parce que nous ne voulons pas de ce suicide sacré. Nous voulons bien tous disparaître dans un affrontement thermonucléaire, mais pas comme ça, pas en désagrégeant minutieusement tout ce qui constitue notre personnalité actuelle et en libérant l’Énergie que nous recelons en notre tréfonds, cette lumière autour de laquelle notre nuit est tissée, sans laquelle nous n’existerions pas et qui nous meut depuis toujours.

Ou bien n’avons-nous pas le choix ? Devons-nous de toute façon mourir : dans le déchaînement des missiles, ou dans l’embrasement de tout ce que nous sommes depuis des dizaines de milliers d’années et dont l’heure est venue de disparaître ? N’y a-t-il donc, encore et toujours, que la Mort ? Et aucune option ne nous est-elle possible qu’entre la destruction de l’humanité et l’abolition de la personnalité ? Sommes-nous donc arrivés à ce stade où la vie ne peut plus se poser qu’en ces termes-là, où, si nous ne voulons pas mettre irrémédiablement le feu à la Terre, si nous voulons continuer de vivre, c’est à nous- mêmes, en quelque sorte, qu’il faut mettre le feu en un dépassement irréversible de tout ce qui nous constitue ?

Nous ne devons pas perdre de vue que, si nous le comparons à un ascète dans sa recherche de l’Absolu, le corps collectif de l’humanité arrive aujourd’hui à la dernière épreuve. Apparemment insurmontable, elle s’offre à lui sous la forme de la plus grande angoisse et du choix définitif : veut-il oui ou non voir la face de son Bien-Aimé, est-il prêt, pour cela, à se renier et à se jeter dans le vide sans un regard en arrière ? Ou bien se préfère-t-il, lui, ses urticants désirs et ses piètres misères ?

Décidément, le sort de l’humanité ressemble à celui de l’ascète — qui fait partie d’elle et n’a peut-être de raison d’être que par elle, que pour illustrer le courant le plus profond de l’âme collective. Que voudrait dire un homme qui renoncerait au monde pour lui seul ? Le pourrait-il seulement ? En lui, nous savons bien que c’est nous tous qui renonçons à la vie séculière pour nous hisser vers les cimes du sacré, comme en l’artiste nous créons et découvrons le savant.

Dès lors que nous le comprenons, nous ne pouvons plus nous tromper sur le sens de la nuit que nous traversons, du doute et de l’horreur qui nous assaillent et de l’envie dont nous nous enivrons que tout prenne fin et que se taise la voix qui nous ordonne d’avancer.

La seconde phase de notre exploration va commencer. Bientôt, demain, dans un instant, nous sera arraché le masque qui nous aveugle, et les fers qui nous entravent nous seront enlevés. Aussi brutalement qu’elle se répand dans l’âme de l’ermite, la Lumière doit nous emplir. Ce qu’en ce moment nous cache notre terreur, l’élément inappréciable et pourtant fondamental de notre nature va nous envahir. Et l’explosion que nous redoutons au-dehors et qu’en tremblant nous préparons dans nos arsenaux se produira au-dedans de nous.

De cela, le voyant qui l’a vécu en notre nom peut témoigner : en sa conscience, une explosion silencieuse, impossible à localiser, s’est produite un jour, au bout de milliers de jours de queste ardente, et la gangue de l’obscurité où il était enfermé a sauté. Alors, il a jailli dans le plus haut firmament de son être ineffable et il s’est dissous en lui-même, en l’immémoriale sérénité omnisciente de son moi éternel et infini.

Tenaillés aujourd’hui par le pire désespoir que nous ayons jamais éprouvé, n’ayant plus de refuge contre nos armes — car nos morales, trop vieilles, vacillent et ne valent plus rien devant la menace —, dépouillés de tout autre projet, lancés à une allure de plus en plus grande vers notre fin, nous sommes loin de nous douter à quel point nous ressemblons au voyant avant son illumination et combien nous sommes donc près de notre délivrance.

De plus en plus vite, nous courons, semble-t-il, à notre perte. De plus en plus vite, infimes créatures dans l’immensité cosmique, nous sommes précipités vers notre anéantissement — cependant que, de plus en plus vite (à une vitesse qui se rapproche de plus en plus de celle de la lumière mais ne peut pas l’atteindre), il est des galaxies, aux confins de l’univers, qui voguent nous ne savons vers quoi et qui est peut-être leur anéantissement.

Depuis le début des choses, tout tend à l’expansion, et donc à la dispersion. Et les galaxies s’éloignent les unes des autres à une vitesse qui croît avec cet éloignement même et qui, aux abords de l’horizon spatio-temporel, tend à se rapprocher de celle même de la lumière sans pouvoir jamais s’y élever, disons-nous aujourd’hui. De plus en plus vite, de plus en plus vite, les galaxies font voile avec leurs milliards de Soleils vers le seuil interdit, tandis que, de plus en plus vite, nous-mêmes nous nous rapprochons de la ligne fatidique où doit s’inverser notre vision de l’univers.

Ce n’est probablement pas un hasard si, vivant ceci, nous découvrons cela — si, au moment précis où il nous semble que l’accélération de l’Histoire nous projette contre un mur où nous allons nous écraser, nous nous rendons compte qu’à environ quinze milliards d’années-lumière du lieu de notre propre tragédie future, l’accélération cosmique projette les galaxies contre le mur de la lumière qu’elles ne peuvent pas franchir.

Et peut-être pouvons-nous en tirer un oracle, si, comme dans le monde subatomique, tout dans l’univers sidéral constitue bien une entité unique dont le comportement en un point se répercute en un autre point, quelle que soit la distance qui les sépare et pour ignorants qu’ils puissent être apparemment l’un de l’autre.

Sentant si fort s’élever en nous ce rempart où nous croyons que va se fracasser notre humanité, peut-être avons-nous intérêt, pour en comprendre la nature, à nous interroger sur celui qu’à la circonférence du cosmos frôlent les plus anciennes congrégations d’astres.

Nous savons, par exemple, que l’univers s’est formé à partir d’un magma incandescent dont l’opacité — semblable à celle du cœur du Soleil — s’est peu à peu muée en transparence — comme à la surface du Soleil —, à mesure que s’organisait la Matière. Les corps célestes se sont éloignés les uns des autres. L’immense récession des galaxies s’est amorcée, s’est intensifiée. Mais la lumière originelle n’a pas pour autant disparu. La dilatation de l’Espace l’a simplement voilée. Aujourd’hui, les radiotélescopes en captent le rayonnement fossile.

Au même moment ou presque, nous avons découvert ce rayonnement fossile de la lumière originelle et l’horizon qui clôture l’Espace et vers lequel les galaxies s’enfuient de plus en plus vite. Et nous qui allons également de plus en plus vite sur le chemin de notre origine, qui aussi bien est celle de l’univers, nous avons également décelé que cet horizon vers lequel se précipitent les galaxies marque en réalité le début de la manifestation — le passé le plus reculé dans le Temps se trouvant évidemment le plus éloigné dans l’Espace.

De plus en plus vite, les galaxies remontent ainsi à l’origine de l’univers, se hâtent vers l’horizon infranchissable, ayant parcouru la majeure partie des quinze milliards d’années-lumière qui représentent l’âge du cosmos depuis la période, longue d’un million d’années, où il est passé de l’opacité du magma incandescent à la « transparence » de la Matière [2].

De l’autre côté de cet horizon : de nouveau le magma primordial, figurant le premier million d’années de la manifestation et dont l’incandescente opacité interdit de rien voir au-delà, c’est-à-dire avant l’instant de la création du monde, s’il y en eut jamais un.

Et c’est vers cela que les galaxies filent à une vitesse de plus en plus grande et vers cela, vers ce flamboyant début du monde, que nous-mêmes sommes lancés par tous les mouvements de l’humanité : par le feu que, soudain, nous faisons surgir devant nous sur la Terre et dont nous craignons tellement qu’il ne nous anéantisse, par nos études au télescope et nos travaux dans les laboratoires et par le rêve des derniers voyants. Nous nous rapprochons. Notre caravane a traversé presque toute l’étendue du désert. Quinze milliards d’années-lumière ! La fugue au miroir qui décrit notre évolution va s’achever au commencement. Nous nous rapprochons. Nous nous rapprochons de l’origine et, incrédules, émerveillés, apprenons à déchiffrer le sens de cette infranchissable ceinture de feu qui entoure l’immensité cosmique. Et nous lisons ce que le ciel écrit pour nous depuis toujours : que nous sommes éternellement portés en cela même dont nous sommes issus et dont la mémoire continue d’imprégner l’univers.

Quels que soient les rectificatifs que l’avenir puisse nous demander d’apporter en fonction de théories aussi antagonistes que celles de la création et de la non-création de l’univers (selon que l’on envisage le Big Bang ou l’action des filaments magnétiques) et d’autres théories encore insoupçonnables — là, réside peut-être la plus grande vision dont nous ayons été scientifiquement capables à ce jour, car la manifestation y est représentée comme immanente et non pas émanée.

Encerclée par le feu originel, elle est comme un enfant qui ne quitterait jamais le sein de sa mère, n’aurait jamais à naître et ne mourrait jamais, ou bien dont la seule naissance et la seule mort seraient l’éveil à cette immortalité matérielle en une illumination qui couvrirait et dissoudrait son histoire tout entière.

Nous sommes lumière au sein de la Lumière. Tout ce qui doit nous arriver désormais ne peut que découler de cette prise de conscience offerte par la Science et qui rejoint celle de la plus haute sagesse. La période de souffrances de notre aveugle catharsis ne peut à présent que s’achever. Nous devons nous rendre compte que nous sommes parvenus à des hauteurs où la pesanteur cesse de jouer. Il n’est plus nécessaire que nous nous torturions pour nous halluciner et entrer en contact avec l’invisible. Les yeux ouverts, l’esprit lucide, nous y arrivons déjà. Et doivent tomber de nous les anciens cilices dont nous nous revêtions pour abaisser notre indignité prétendue. Cette période-là est passée, elle nous a effectivement allégés de bien des ombres, purifiés de bien des obscurités. S’étende à présent la douceur de la Lumière. Se lève le Soleil d’une autre façon d’être. Que soit une existence en accord avec la splendeur que nos travaux nous livrent.

Comme dans l’expérience mystique où, par une permutation de l’envers et de l’endroit, ce qui semblait au-dedans apparaît au-dehors et ce que l’on croyait au-dehors se révèle au-dedans, il se produit en ce moment un complet renversement de notre optique, et nous sommes en train de découvrir non seulement que notre origine nous entoure, mais que l’univers est un Soleil inversé.

En effet, si le centre du Soleil est matière opaque en fusion, à l’image de l’océan de feu qui précède la formation de l’univers, et si sa couronne est transparente, l’univers est constitué de la façon exactement opposée : transparent à l’intérieur, ce qui nous permet d’observer les myriades d’étoiles, il est couronné d’une opacité incandescente identique au centre du Soleil.

Dirigeons-nous par la pensée vers le centre du Soleil, et nous nous retrouverons aux confins du cosmos. Dirigeons notre pensée vers l’extrême limite de l’Espace-Temps, et nous nous retrouverons au centre du Soleil. Et il va de soi que ce double mouvement simultané où le contenu contient le contenant, et inversement, vaut pour les milliards de Soleils de notre galaxie, et pour les milliards d’étoiles qui peuplent les milliards d’autres galaxies.

Une fois de plus, se trouve ainsi avérée l’intuition, mystique autant que scientifique, que tout est dans tout et que le fragment porte en soi la totalité. Cette image d’un innombrable Soleil inversé au centre duquel nous nous trouverions, contemplant un Soleil dont nous serions séparés, rejoint le sentiment du voyant de la Réalité suprême qui, se sachant infini depuis que son âme s’est fondue dans l’Un, contient ce qui le contient et sous sa frêle apparence humaine, porte en lui l’immesurable éploiement des galaxies et, par là-même, le dépasse.

Il devrait nous être évident que si, aujourd’hui, nous parvenons à un tel savoir, fût-il hypothétique et sujet, dans l’avenir, à de nombreux amendements, un pas immense a été franchi — et que cela même qui nous inspire le plus de frayeur est le signe non de notre fin, mais de nouveaux commencements : l’armement thermonucléaire reproduit des processus qui, transmuant l’hydrogène en hélium à l’intérieur du Soleil, octroient son énergie à notre étoile et sont les mêmes qui ont engendré l’univers. Nous le savons, et que, dès lors, l’image de feu, qui se dresse devant nous et qui nous épouvante, est celle même — réduite au champ de notre vision terrestre — de notre origine vers laquelle, que nous le voulions ou non, nous courons aveuglément, à l’instar des galaxies des confins de l’univers. Que doit-il se passer ? Que va-t-il se passer ? Les galaxies atteindront-elles la vitesse de la lumière ? La question est pour nous de peu d’importance. Atteindront-elles l’horizon de l’univers et le franchiront-elles ? Qu’importe, décidément ! Seul compte à nos yeux notre destin. Nous aussi sommes attirés vers le feu de notre origine. Et rien ne semble pouvoir ralentir notre allure. Nous aussi devons franchir quelque chose que nous ne pouvons évaluer. Et nous avons peur.

Nous avons peur comme, il y a huit cent mille ans, nous pouvions avoir peur du feu que, pithécanthropes hébétés, nous avions commencé de conquérir. Rien ne pouvait davantage effrayer notre semi-animalité d’alors que ce que tous les animaux sauvages continuent aujourd’hui de redouter. Et pourtant, ce feu qui pouvait amener la mort d’un clan tout entier si l’on ne savait le dompter préfigurait une illumination de la conscience qui s’opéra lentement — il y fallut quelque sept cent mille ans —, la métamorphose de l’instinct obscur en la pensée embryonnaire des néandertaliens. Dans nos gémissements et dans notre panique face à la force thermonucléaire se retrouvent, amplifiés, les cris de terreur des demi-singes d’hier devant le feu qu’ils avaient capturé sans savoir s’en servir. La grandeur de leur destin ultérieur devrait être l’indice de notre sort futur et sa compréhension changer notre affolement meurtrier en sagesse et en paix.

Pas plus que nous ne pouvions être à jamais la horde ténébreuse et difforme de ces temps révolus, nous ne sommes plus et ne pouvons plus être la race douloureuse que nous avons été pendant tant de millénaires. Nous avons vaincu l’ombre qui nous dédoublait. Nous avons gagné. Nous sommes passés dans une autre sphère où il nous appartient de découvrir une vie nouvelle qui, à son rythme imprévisible, nous rapprochera sans cesse davantage de notre but ultime, où, en quelque sorte, la couronne de feu qui enclot l’univers ceindra notre front à tous.

Il est impossible, en effet, d’atteindre à une conception pareille de l’univers sans qu’en dérive, à plus ou moins longue échéance, une totale modification de notre être dans ses désirs, ses visées et jusque dans ses moyens de les accomplir. Car nous nous voyons désormais portés dans les entrailles cosmiques comme à l’intérieur du Soleil, non nés, invulnérables, immortels et donc impersonnels ainsi que Dieu lui-même. C’est cela, le pressentiment qui nous habite à l’heure actuelle et dont la réalisation nous changera fatalement en l’objet de nos poursuites.

Combien de temps y faudra-t-il ? La question devient futile une fois envisagée cette dimension dans laquelle nous sommes entourés par notre centre et où ce qui est le plus profond en nous est cela même au fond de quoi nous demeurons.

Comment, l’évidence nous envahissant progressivement, pourrions-nous encore penser dans les termes auxquels nous sommes habitués ? Comment le monde coutumier de nos idéaux ne s’effondrerait-il pas, désormais que nous nous découvrons différents de ce que nous avions imaginé ? C’est comme si le cosmos entier se trouvait retourné de l’intérieur à l’extérieur sans pour autant cesser de paraître le même intérieurement comme extérieurement — ou plutôt comme si ni dedans ni dehors n’existaient plus et que fût en train d’émerger en nous un plan nouveau qui contiendrait les deux à la fois et les excéderait en son infinitude.

La frontière que nous sommes en train de passer, nous ne la repasserons pas dans l’autre sens. Cette vision obtenue, nous ne pouvons retourner en arrière. Nous ne pouvons plus que vouloir l’élucider et l’assimiler. Et lors même que nous semblons déchaîner nos énergies en d’atroces dissensions et nous abîmer pour jamais dans le sang et la boue, nous nous élevons vers notre propre transparence.

Ainsi, l’ascète, tandis que sa chair souffre encore des pénitences qu’il lui a infligées, sent-il s’ouvrir enfin au-dessus de son front une immensité de lumière dont la seule existence suffit à tout justifier, tout expliquer et tout faire oublier. Et ses plaies guéries, ses forces réparées, sans plus besoin de se faire souffrir pour abattre les résistances qui l’en séparaient, il ne vit plus que dans l’atmosphère de cette clarté qui le nimbe de douceur et de compassion. Parfois même, il arrive que cette clarté s’avive et le dévore et qu’il s’élève plus haut, qu’à l’étape de la sainteté succède celle de l’union où il devient lui-même la lumière qui éclaire le monde.

Exsangues et sanctifiés, nous ne nous rendons pas compte que ces maux dont nous souffrons aujourd’hui et dont nous croyons devoir mourir demain ne sont en réalité que les derniers soubresauts de la Bête qu’il nous était demandé d’achever et qu’autre chose a commencé — que nous avons pénétré en une nouvelle strate de la réalité, dont la lumière ne peut cesser de croître en nous et de nous donner le pouvoir d’accomplir le prodige dont nous avons toujours rêvé. Car cette dimension où le contenu est le contenant, et inversement, où nous contenons l’immensité qui nous contient et où, dès lors, rien ne peut commencer ni prendre fin, est la dimension même de l’immortalité.

L’ère qui se déploie devant nous ne peut que développer en nous le don de le comprendre et de le réaliser, comme la phase du bonheur lumineux prépare l’ascète à devenir la lumière. Nous nous deviendrons les uns les autres et les murs de la personnalité derrière lesquels nous sommes enfermés et voulons enfermer autrui s’écouleront d’eux-mêmes. Nous serons des milliards, et il n’y aura qu’un Être, dont nous serons sans cesse plus pénétrés, agissant d’une façon transpersonnelle et possédant une conscience toujours plus subtile de l’Espace et du Temps qui nous fera passer finalement dans le plus- que-cosmos de l’Éternité.

Pour le moment, nous ne nous doutons encore de rien, ou presque. Comme au sein d’une matrice de ténèbres, nous grandissons, fœtus d’un avenir imprévisible. Mais au fond de l’obscurité cosmique, palpitent des lèvres, s’en- trouvent des portes. Une lumière point, vers laquelle, insensiblement, nous nous dirigeons. Ainsi qu’une nef chargée de millénaires, nous flottons parmi la Nuit et avançons vers le seuil éblouissant. Bientôt, nous franchirons en nous la lisière du corps sidéral tel que nous le connaissons. Nous passerons le mur de la Lumière et, jaillissant dans un nouvel Espace, où brilleront un ciel nouveau et une Terre nouvelle, nous naîtrons enfin à notre vérité.

Pondichéry, 11 avril-14 juillet 1988

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1 Marc I, 15 ; Matthieu 4, 17.

2 Au cours de cette phase de transition, ont été émis des photons qui, depuis, se propagent librement, porteurs du souvenir de l’origine. Ce sont eux qui constituent le rayonnement fossile grâce auquel nous avons pu vérifier la théorie de l’expansion de l’univers.