Pir Elias Amidon
Le mysticisme de la musique

Traduction libre « Si nous écoutons attentivement l’entrée et la sortie de chaque son, nous pouvons reconnaître que c’est là la création même et le renouvellement du cosmos ». Pir Elias Amidon explore le mystère de la musique. Que se passe-t-il lorsque la musique nous touche ? Qu’est-ce qui nous enchante dans ce mélange de sons ? Que se […]

Traduction libre

« Si nous écoutons attentivement l’entrée et la sortie de chaque son, nous pouvons reconnaître que c’est là la création même et le renouvellement du cosmos ».

Pir Elias Amidon explore le mystère de la musique. Que se passe-t-il lorsque la musique nous touche ? Qu’est-ce qui nous enchante dans ce mélange de sons ? Que se passe-t-il pour que nous soyons si émus ? L’objectif d’Amidon est de suggérer une autre façon d’expérimenter ce qui se cache derrière ces questions.

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Qu’est-ce que la musique ? Que se passe-t-il lorsque la musique nous touche ? Si nous pouvions, d’une manière ou d’une autre, flotter au-dessus de la planète Terre et entendre l’abondance et la diversité des musiques qui s’élèvent du monde entier — des moines chantant dans des cloîtres, des rappeurs faisant du hip-hop à Détroit, des mères fredonnant des berceuses en Chine, des quatuors à cordes jouant à Vienne, des amoureux éloignés chantant leur désir — de quoi serions-nous les témoins ? Qu’est-ce qui nous enchante dans ce mélange de sons ? Qu’est-ce qui se passe et qui nous émeut tant ?

Je ne suis pas sûr que ces questions aient des réponses fiables. Bien sûr, nous pourrions dire que la musique nous réconforte, ou nous calme, ou nous excite, ou nous inspire, mais nous ne serions pas plus près de répondre à ce qu’est la musique, ou à ce qui se cache derrière le mystère de sa capacité à nous toucher de tant de manières.

Mon but ici n’est pas d’imaginer des réponses à ces questions sur le mystère de la musique, mais de suggérer une autre façon d’expérimenter ce qui se cache derrière ces questions. Pour ce faire, je voudrais évoquer un autre mystère, que le grand mystique soufi du XIIIe siècle Ibn ‘Arabi appelait « le Souffle du Miséricordieux ». Il s’agit d’un mystère à l’échelle du cosmos et de ses origines. Pourtant, son impressionnante majesté peut être ressentie dans le mystère intime de la musique elle-même.

Le souffle du miséricordieux

Le Souffle du Miséricordieux est compris comme la dynamique cosmique qui vitalise le multiple dans l’Un. C’est le « Souffle » omniprésent qui permet à cet univers infini de dualité de voir le jour sans jamais être autre chose que l’essence non duelle de l’Un. Voir la nature de cette dynamique nous donne une chance de comprendre intuitivement comment il peut y avoir simultanément l’essence unique et indivisible du Réel et la prolifération infinie des phénomènes. Cette compréhension, si elle a lieu, n’est pas conceptuelle et n’est pas simplement une subtilité métaphysique. Comprendre la relation entre le relatif et l’absolu est au cœur de toutes les expériences d’éveil spirituel.

Il existe une tradition bien connue des paroles du prophète Mahomet dans laquelle Dieu dit : « J’étais un trésor caché et j’aspirais à être connu, alors j’ai créé le cosmos ». Cette phrase révèle que l’essence de Dieu (le trésor caché) contient en elle une aspiration fondamentale à la réalisation de soi. L’essence aspire à connaître l’essence. C’est cette aspiration qui imprègne toute l’existence. C’est elle qui vous appelle à lire cette phrase, à apprécier un matin de printemps, à aimer quelqu’un ou à vouloir connaître Dieu.

Ibn ‘Arabi suggère que ce désir primordial est « soulagé » par une vaste miséricorde cosmique — le Souffle du Miséricordieux. Nous pouvons imaginer que cette dynamique cosmique a deux aspects : une expiration et une inspiration. Grâce à la générosité infinie du Souffle miséricordieux, le cosmos s’écoule dans l’actualité. C’est l’expiration divine qui fait naître l’univers à chaque instant. C’est le principe même de la création qui manifeste les potentialités latentes « à l’intérieur » de l’Unité de l’Être. En donnant naissance aux polarités et à la multiplicité, à l’altérité, le Souffle rend possible la relation, et donc la connaissance et l’amour. L’aspiration primitive du trésor caché a maintenant une direction dans laquelle s’écouler.

Pourtant, comme nous ne le savons que trop bien, les dimensions de la dualité peuvent être un piège dans lequel l’altérité est vécue comme la seule réalité. La séparation règne. En tant qu’entités apparemment séparées, nous avons soif de connexion, mais avec quoi ? Comme l’a dit le Bouddha, notre soif, notre désir, devient la cause de la souffrance.

Ici, nous pouvons sentir comment le Souffle du Miséricordieux poursuit sa Miséricorde en ramenant l’existence de la multitude à l’union avec l’essence. C’est l’inspiration divine, le retour à l’unité, le retour chez soi. Dans un sens, cette inspiration se produit à chaque instant, alors que le cosmos tout entier disparaît pour laisser place au nouveau. Dans un autre sens, l’inspiration divine s’exprime dans l’appel à l’éveil, à la réalisation du trésor caché. La reconnaissance consciente de notre véritable identité est l’aboutissement du désir cosmique.

Mais si ce retour à l’Unité est un mouvement d’amour, il détruit aussi l’altérité, et donc la possibilité de la relation. L’union avec l’Aimé anéantit l’amant. Nous voyons ici le paradoxe universel du devenir et de l’être, et la tension nécessaire entre l’altérité et la non-altérité qui rend possible la réalisation divine de soi.

En résumé, les deux aspects du Souffle du Miséricordieux représentent, d’une part, la création du cosmos par l’expiration divine et, d’autre part, la résolution de la séparation implicite dans les polarités du cosmos par l’inspiration divine.

Nous pouvons apprécier la nature paradoxale de ce point de vue en reconnaissant que l’image du Souffle n’est pas séquentielle comme le souffle des animaux, mais que les deux aspects du Souffle miséricordieux coexistent éternellement, l’expiration incluant l’inspiration, et vice versa. Nous pouvons ainsi entrevoir le multiple dans l’Un et l’Un dans le multiple, ainsi que la simultanéité contradictoire du temps et de l’éternel, du créé et de l’incréé, de l’autre et du non-autre.

Le mystère de la musique

Après cette introduction, certes condensée et abstraite, au concept d’Ibn ‘Arabi sur le Souffle du Miséricordieux, revenons à notre contemplation de la nature de la musique. En gardant un instant à l’esprit cette reconnaissance de la fonction du Souffle divin, nous pouvons peut-être envisager la possibilité qu’en créant ou en écoutant de la musique, nous soyons en fait les témoins de la création du cosmos.

Par exemple, avant le début d’une mélodie ou d’un rythme, il y a un silence. Puis le premier son apparaît. D’où vient-il ? Où était-il avant de se manifester ? Nous pouvons remarquer que le premier son, le deuxième, le troisième, et ainsi de suite, sont tous donnés librement dans l’instant. Ils apparaissent à partir du silence, du non-être. Nous pouvons aussi remarquer que la note qui sera jouée dans quelques instants n’existe pas encore… et soudain elle est là ! Qu’est-ce qui lui donne son existence ?

On peut seulement dire qu’elle naît du potentiel infini du vide. Et ensuite, que se passe-t-il ? Elle disparaît ! Où va-t-elle ? Elle retourne dans le vide du silence, dans le non-être. Oui, elle peut s’attarder un moment ou deux dans la mémoire, car sa présence fugace touche la présence fugace des sons qui suivent, mais le silence la précède et le silence l’achève.

Si nous écoutons attentivement l’entrée et la sortie de chaque son, nous pouvons reconnaître qu’il s’agit de la création et du renouvellement du cosmos. Ce que nous appelons le Souffle du Miséricordieux rend possible l’arrivée de chaque son venu de nulle part. Et tout aussi miraculeusement, le Souffle résout l’arrivée à l’être du son en le ramenant instantanément au-delà de l’être, dans l’essence pure.

Lorsque nous écoutons ou créons de la musique fraîche et vivante, nous sommes frappés par le fait que ce qui est joué ou chanté est à la fois inattendu et inévitable. Chaque boucle de la mélodie, chaque accord non résolu ou syncope ludique reproduit le désir du trésor caché d’être connu. La mélodie s’élève, se rassemble, s’envole et appelle à sa résolution.

Serait-il possible que la musique, dans sa fonction la plus authentique, reproduise le premier drame cosmique de la création par sa propre création de la belle chose, le beau son (l’expiration), puis la réabsorption de cette chose-son dans le néant (l’inspiration), touchant ainsi notre cœur avec ce don du jeu entre l’existence et la non-existence ? Ou est-ce encore plus que cela ? Le fait que notre cœur soit touché par la belle chose ne rend-il pas possible l’événement cosmiquement attendu de la révélation du trésor caché ?

Et qu’est-ce que cette « connaissance » ? Peut-on connaître le trésor caché comme on connaît une chose ? Ou ne nous ouvrons-nous pas à l’essence du trésor caché en abandonnant complètement la connaissance, tout comme nous abandonnons chaque note de musique pour que son essence soit révélée ? Comme le disait Nagarjuna, maître bouddhiste du IIe siècle, « le Nirvana est le lâcher-prise de ce qui surgit et passe ». D’une certaine manière, c’est ce qui se passe lorsque la musique nous éveille.

Texte original à : https://www.sufiway.org/

Elias Amidon est le directeur spirituel (Pir) de la Voie Soufie. Il est initié à la voie soufie depuis 1970 et a été nommé Pir de l’ordre en 2004 par le Pir précédent, Sitara Brutnell. Son premier maître dans l’ordre est Pir-o-Murshid Fazal Inayat-Khan. Pir Elias a étudié avec des soufis qadiri au Maroc, des maîtres bouddhistes theravada en Thaïlande, des maîtres amérindiens des Assemblées de l’Étoile du Matin, des moines chrétiens en Syrie, des maîtres zen du White Plum Sangha et des maîtres contemporains de la tradition Dzogchen.

Elias a vécu une vie engagée aux multiples facettes. Fils d’un artiste et d’une militante sociale, il a travaillé comme instituteur, charpentier, architecte, professeur, écrivain, anthologiste, éducateur environnemental, militant pour la paix, guide de quête de la nature sauvage et enseignant spirituel. Il a fondé, cofondé ou aidé à développer plusieurs écoles : la Heartwood School, l’Institute for Deep Ecology, le Boulder Institute for Nature and the Human Spirit, le programme d’études supérieures en leadership environnemental de l’université Naropa et l’Open Path.

Parmi ses ouvrages, citons The Open Path— Recognizing Nondual Awareness; Free Medicine— Meditations on Nondual Awareness; Love’s Drum— Sufi Views, Practices, and Stories; The Book of Flashes; Munajat —Forty Prayers, et a édité, avec sa femme Rabia Elizabeth Roberts, les anthologies Earth Prayers; Life Prayers; et Prayers for a Thousand Years.

Elias a travaillé pendant de nombreuses années dans les domaines de la paix et de l’environnement au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est, et avec des tribus indigènes en Thaïlande et en Birmanie sur des questions de continuité culturelle et de droits fonciers. Il a contribué à la création du Masar Ibrahim Al Khalil (le chemin d’Abraham), un projet international visant à aider les pays du Moyen-Orient à ouvrir un réseau d’itinéraires culturels et de sentiers de randonnée dans toute la région. Il continue à voyager beaucoup pour enseigner la voie ouverte et d’autres programmes de la voie soufie.