Moreira soutient que Camus, aussi pénétrant fût-il, a manqué quelque chose de crucial : en défendant sa dignité face à un monde absurde, il est resté aveugle à une vérité émotionnelle. Ce qui peut finalement nous soutenir n’est pas la révolte courageuse de l’intellect, mais l’humilité et la vulnérabilité du doute et de l’incertitude. Car le soin apporté à l’autre ne commence ni dans la défiance ni dans la condescendance, mais dans le fait de permettre à l’autre d’être insuffisant, tout comme nous le sommes nous-mêmes.
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Sisyphe était un roi condamné par les dieux de l’Olympe au travail le plus inutile imaginable aux Enfers, pour l’éternité : pousser un lourd rocher en haut d’une colline, pour le voir redescendre, encore et encore, sans fin. Il avait trompé la Mort, défié les dieux, et vécu avec trop d’astuce et d’orgueil. Pour cette audace, ils choisirent un châtiment qui se moquait de toute ambition humaine : pas de victoire, pas de délivrance, pas de fin à la répétition. Juste la pierre, la pente, l’ascension ardue, et le rocher redescendant.
Pour Camus, cette image était l’essence de la vie humaine. Nous aussi, nous peinons sans signification, poussant contre un monde qui ne donne aucune réponse. L’univers s’en fout de nous et il n’y a aucun espoir de salut. Mais Camus insiste : nous devons imaginer Sisyphe heureux. La dignité réside dans le refus de plier. Dans le fait de pousser la pierre les yeux ouverts. Dans la révolte, debout, lucide, même lorsque tout sens s’est effondré.
Il n’y a pas de philosophe que j’admire plus que Camus. Personne n’a écrit avec plus de clarté et d’honnêteté. Personne n’a affronté le vide avec plus de courage. Et pourtant, je crois qu’il s’est trompé sur quelque chose d’essentiel.
Il croit que se tenir droit dans la révolte face à l’absurde confère la dignité à l’homme. Mais la dignité n’est pas une émotion brute. Ce n’est pas quelque chose qui jaillit des entrailles.
La dignité est quelque chose que l’on voit en soi de l’extérieur. C’est une posture. Un cadre. Un récit. On ne ressent pas la dignité, on la construit. Même quand on prétend la ressentir envers soi-même, elle est récit, émotion de second ordre, sublimation. Elle est déjà passée par le jugement. Elle imagine déjà la perspective de quelqu’un qui regarde de l’extérieur. Quelqu’un qui observe et juge.
Mais je ne veux pas vivre pour le jugement social. Pas même le mien. Je ne veux pas survivre au nom d’une cohérence narrative de seconde main. Quand j’étais au plus mal, je ne me demandais pas si j’étais digne. Je m’en fichais. Je me demandais seulement si j’étais encore utile. Si mes enfants pouvaient encore avoir besoin de mon aide et de ma présence. Si les gens que j’aimais pouvaient encore tendre la main vers moi, même si je ne pouvais plus rien leur donner en retour.
Ce n’est pas de la dignité. Ce n’est pas de la rébellion. Ce n’est pas une posture que l’on adopte devant le monde.
C’est quelque chose de plus proche d’un chien gémissant à la porte.
Un chien n’a pas de dignité. Et c’est pourquoi il peut encore vous aimer après l’avoir blessé. C’est pourquoi il se couche à vos pieds quand vous êtes malade. C’est pourquoi il gratte et gémit quand il entend votre voix. Non parce qu’il est noble, mais parce qu’il est lié à vous, émotionnellement, physiquement, et sans explication.
Camus admirait le rebelle qui méprise les dieux et accepte la mort. Je ressens une forte attirance pour ce récit.
Mais au fond, j’admire le chien qui gratte au mur pour quelqu’un qu’il ne peut pas voir.
Le chien ne sublime pas. Il ne convertit pas le besoin en histoire. Il ne masque pas la solitude sous forme de force. Il gratte à la porte parce qu’il désire. Voilà son honnêteté.
Il ne s’agit pas ici de romantiser la dépendance. Il s’agit de dire : l’émotion vient avant la structure. Avant la raison. Avant la résistance. Avant toutes les stratégies stoïques et existentielles qui rendent l’absurde supportable.
Et je ne veux pas minimiser le récit de révolte de Camus. Transformer le désespoir en résistance est parfois essentiel à la survie, et cela inspire au-delà de l’instinct. Mais ces récits sont construits sur la raison, la logique, non sur le besoin instinctif. Ce sont des sublimations, pas un besoin brut. Ils peuvent être beaux et élevés, mais toujours quelque peu performatifs.
L’émotion n’est pas performative. Ce n’est pas de la philosophie. Elle n’est pas orgueilleuse.
Dire : « Je veux encore que quelqu’un réponde » n’est pas noble. Ce n’est pas rebelle. C’est plus profond, plus urgent, plus primal.
C’est plus honnête que la dignité. Du moins au sens émotionnel. La révolte de Camus est honnête envers la raison, mais elle n’est pas honnête envers le besoin. Elle ne se laisse pas duper, mais elle ne se permet pas de rêver.
On peut accepter l’absurde les yeux grands ouverts, et pourtant encore permettre l’espoir, contre toute attente.
On peut accepter la vérité de la logique et trouver malgré tout une place pour ce dont on a besoin dans ce qui est possible. Ce n’est pas un mensonge, pas malhonnête ; c’est une bouée de sauvetage.
Quand Camus rejette Dieu, il le fait depuis un lieu de clarté, de défi, d’orgueil. Et cela peut être nécessaire. Même beau. Mais cela établit un précédent : ce qui ne peut être justifié par la raison doit être rejeté.
Cela commence par le rejet de Dieu, auquel je n’ai aucune objection, mais cela ne s’arrête pas là. Cela s’étend, silencieusement, mais inexorablement, à tous les espoirs. Aux autres personnes. Aux faibles. Aux compromis. Aux incohérents. Aux lâches. À ceux qui se brisent sous le poids de l’absurde plutôt que de rester debout face à lui.
Car comment peut-on se juger soi-même durement sans juger l’Autre ? Comment peut-on exiger de soi cohérence, rébellion et lucidité, sans commencer à attendre la même chose de ceux qui nous entourent ?
Et si l’on ne le fait pas, si l’on tolère que d’autres n’aient pas notre courage, notre honnêteté, notre dignité, n’est-on pas condescendant, les traitant comme inférieurs, indignes d’être jugés selon les mêmes critères que nous ?
Chez Camus, il y a toujours le risque d’une solitude digne qui préfère secrètement être seule, parce qu’en solitude seulement le moi peut rester intact.
Mais l’amour ne commence pas par le mépris ni même par la condescendance. Il commence par le fait de permettre à l’Autre d’être insuffisant, comme je suis moi-même insuffisant. Il commence par la douceur qui laisse quelqu’un d’autre s’effondrer et qui ne le mesure pas à l’aune d’une endurance que l’on exige de soi-même.
C’est ce que fait le chien. Il ne demande pas si vous le méritez. Il attend. Il suit. Il reste.
Camus m’a donné du courage, m’a aidé à transformer le désespoir en défi et en fierté, mais il a rendu difficile le pardon. Il a rendu difficile de rester avec les brisés, parce que son rebelle était trop pur.
Je ne veux pas être pur. Je veux être atteignable.
Il existe une forme de défi que j’honore. Non pas le rebelle qui cherche la fierté ou la pureté, mais celui qui se tient debout parce que d’autres ont besoin d’abri.
Dans l’Iliade, Hector et Achille se font face devant les murs de Troie. Achille, le plus grand guerrier des Grecs, combat pour sa propre gloire. Quand Agamemnon l’insulte, il se retire du combat, boude dans sa tente, tandis que ses camarades meurent. Quand Patrocle, son plus proche compagnon, est tué, Achille ne pleure pas comme quelqu’un qui a échoué à protéger ; il brûle de rage parce que sa fierté a été blessée. Sa vengeance n’est pas pour Patrocle, mais pour lui-même.
Hector est différent. Il sait que Troie est condamnée. Les dieux eux-mêmes l’ont décrété. Et pourtant, il continue à se battre. Non pour la gloire, non pour la vengeance, mais pour sa femme, son fils en bas âge, sa cité. Il défie non seulement la mort, mais l’inéluctable, parce que son amour le lie plus que le destin ne peut le briser.
C’est Hector, non Achille, qui est mon héros. Hector, qui défie non seulement la mort, mais la volonté des dieux. Qui sait que Troie tombera, et combat pourtant. Non pour la gloire. Non pour la vengeance. Mais pour l’Autre.
Achille combat pour sa dignité, sa fierté, même lorsque Patrocle meurt. Hector combat dès le début pour ce qu’il aime. Il résiste parce qu’il se soucie. Il défie non par orgueil, mais par responsabilité.
La révolte importe, si elle est l’amour en armure. Si elle est le soin avec une arme à la main. Non pour préserver la dignité, mais pour défendre ceux que vous aimez.
Soyons clairs. Je ne sanctifie pas l’émotion. L’émotion peut égarer. Elle peut vous lier aux mauvaises choses. Elle peut implorer des réponses de ce qui ne peut répondre. Laissée seule, l’émotion ne serait guère plus qu’une série de pulsions exigeant une satisfaction immédiate. Ce n’est qu’à la lumière de la raison que l’émotion devient vie. Mais je ne pars pas de la raison. Je pars de ce qui me secoue. De l’endroit où la douleur est ressentie avant d’être expliquée. Du moment où le soin n’est pas encore un devoir, mais une attraction, un frémissement, un signe que je ne suis pas scellé.
Je crois que l’émotion est la seule chose qui puisse me dire ce que je veux. Mais seule la raison peut me dire ce qui est possible. Seule la raison peut trier et hiérarchiser les besoins et les pulsions, et les façonner en un tout cohérent. Et je ne prétendrai pas que ce que je veux doit exister ou que c’est atteignable.
Voilà ce qui m’ancre : non pas la croyance, mais le doute. Le doute n’est pas la paralysie. Ce n’est pas la faiblesse. C’est l’humilité. Et l’humilité est ce qui rend le respect de l’Autre possible.
Si je ne sais pas qu’il existe, je ne peux pas parler pour lui. Je ne peux que tendre vers lui. Et tendre, dans le doute, est plus honnête que croire avec certitude.
C’est pourquoi je n’ai pas foi en l’Autre. Je ne crois pas qu’il répondra. Je ne sais pas s’il est réel. La foi dit : c’est certain. Tu peux douter, mais tu dois surmonter le doute. Mais je ne surmonte pas le doute. Je vis en lui. Et c’est là que commence l’espérance.
L’espérance n’est pas l’opposé du désespoir. Elle est l’opposé de la foi. La foi nie l’incertitude. L’espérance la porte, en accepte la logique, mais n’en est pas écrasée.
Je ne tends pas parce que je crois. Je tends parce que je ne peux supporter de rester enfermé en moi-même.
Camus se tenait droit devant un monde silencieux. Mais plus je restais là, plus je réalisais : le silence ne mérite pas mon attention. Il ne me blesse pas parce qu’il est absurde. Il me blesse parce que je veux encore quelque chose qui pourrait répondre.
Se révolter contre l’absurde, c’est gaspiller ses émotions sur une pierre.
Il faut imaginer le chien heureux.
Texte original publié le 29 août 2025 : https://www.essentiafoundation.org/the-myth-of-hector-and-the-reality-of-the-dog/reading/