Michel Random
Le réalisme symbolique: ses peintres viennois

Pourquoi sommes-nous ce que nous sommes ? Peut-on échapper à la course du temps, à la mort ? Comment mordre à ce qui est, à la nourriture d’une vie ou d’une renaissance infinie ? Avons-nous au fond de la poche la clef de l’immortalité sans le savoir ? Voilà en substance les interrogations qui définissent la peinture de l’Ecole de Vienne. Eros et Thanatos, oui, mais encore ?

(Revue 3e Millénaire. Ancienne Série. No 2. Mai-Juin 1982)

Dans un numéro ou science et tradition se mêlent il était logique de rechercher une école de peinture qui allie l’art et la tradition. C’est avec les peintres réalistes et symboliques de Vienne que nous avons donc choisi d’illustrer ce n° 2 du 3e Millénaire. Nourris de Kabbale et de Tradition, ils sont les voyageurs du temps présent, immuable et éternel.

Vienne est comme Prague une ville « chargée ». Chargée d’incongruités tout d’abord entre son centre où tout est luxe, sinon calme et volupté, et le passage sans transitions aux quartiers voisins qui évoquent l’univers de Kafka, avec leurs immenses bâtisses sordides d’une tristesse épouvantable. Enfin la proche banlieue cache de magnifiques propriétés enveloppées d’arbres, comme des châteaux enchantés.

Le plus célèbre de ces « châteaux » est sans conteste celui d’Ernst Fuchs. Le maître de cette « école de Vienne ». Il suffit de monter dans n’importe quel taxi et de prononcer le nom d’« Ernst Fuchs » pour qu’on vous y conduise aussitôt. Ses amis n’ont pas encore atteint cette renommée universelle. Mais la plupart des peintres de Vienne sont des « trésors nationaux », riches, célèbres, adulés. Leurs noms pourtant sont encore peu connus en France : Rudolf Hausner, Anton Lehmden, Eric Brauer, Wolfgang Hutter. Avec Fuchs, ce sont les cinq « grands ». Mais l’école s’est agrandie des peintres tels que Peter Proksch, Kurt Regschek, Koudenhove Kalergi, Manfred Ebster, Robert Ederer, et d’autres. Ils sont là pour montrer que Vienne est le centre d’une peinture qui, loin d’être réaliste, est parfois visionnaire, et le plus souvent « fantasmagique ». Ce mot, contraction de fantasme et de magie, dit bien ce qu’il veut dire : les peintres de Vienne ont évidemment de nombreuses dissemblances pour quelques aspects communs. Ces aspects sont cependant dominants : ésotérisme raffiné (Fuchs) rêves et inspiration biblique (Brauer) souvenirs de la création et force des archétypes (Lehmden) narcissisme et création surréelle de soi (Hausner) merveilleux, sensuel et mélancolique (Hutter) fantastique magique et allégorique (Proksch) surréalisme poétique et provocateur (Regschek). Contes et rêves fabuleux : Kalergi et Ebster — Fantastique et dérision (Ederer). Nous pourrions continuer à ajouter sel et piments. Les ingrédients de la fantasmagie sont là. « Le monde des rêves est extérieur à l’homme, dit Fuchs, il ne lui appartient pas. »

Mais il doit le rejoindre, il peut recréer de ce côté-ci ce qui lui apparaît de l’autre côté. Une symétrie qui n’est pas une copie, une analogie qui est correspondance et non une ressemblance. C’est en ce sens que ce monde est « magique » non pas au sens occulte du terme, mais au sens d’action et d’interaction sur des analogies qui se complètent. C’est pourquoi, de même qu’il existe un rêve caché chez les maniéristes italiens, il existe une efficacité secrète chez les peintres de Vienne. Le point focal des premiers est très loin dans l’intemporel. Le point des seconds est dans un présent présent. Quand Fuchs qui est aussi sculpteur s’acharne par exemple sur un bloc de basalte noir, il dit, « il y a une jeune fille dans la pierre, une jeune fille d’une beauté extraordinaire qu’il faut délivrer ». C’est cela le ciel intérieur à l’homme : c’est la présence cachée qui est là, le monde impliqué comme dirait le physicien David Bohm qu’on doit rendre explicite, non pas parce que la réalité est cachée, mais parce qu’il ne tient qu’à nous de vouloir, aussitôt que conçue, la délivrer. L’homme s’éloigne de ses origines. La mort apparaît. C’est un thème cher à Fuchs, le monde est dessus, dessous, une réalité en miroir comme chez Lehmden, il se cherche indéfiniment lui-même comme le point, qui cherche son propre centre, un centre infime et infini à la fois, dans lequel tout le macrocosme s’engloutit comme chez Hausner.

Pourquoi sommes-nous ce que nous sommes ? Peut-on échapper à la course du temps, à la mort ? Comment mordre à ce qui est, à la nourriture d’une vie ou d’une renaissance infinie ? Avons-nous au fond de la poche la clef de l’immortalité sans le savoir ? Voilà en substance les interrogations qui définissent la peinture de l’Ecole de Vienne. Eros et Thanatos, oui, mais encore ? Au-dessus, au-dessous, au-delà, en-deçà le monde fourmille de révélations, de paroles prophétiques, de messages, d’annonciations. L’invisible est acte de foi sans doute, mais Parole incarnée dans toutes les particules du visible. Encore une fois, à nous de voir. Etre présent. « Nous peignons, dit Brauer, non seulement pour susciter des développements spirituels, psychologiques ou politiques, mais parce que, à cause de ces développements, nous devenons capables de peindre. »

Nous sommes loin de « l’art pour l’art » ou même d’un art métaphysique. La réalité est. Elle existe en elle-même, indépendamment de moi. Mais si je donne ma « signature » si « ici » et « maintenant » j’habite mon univers, mon corps, mon esprit, mon art, si je rends présent en moi le mouvement de l’univers alors la « Jérusalem céleste » est réalisée en moi.

Si nous sommes dans un « réalisme symbolique », c’est parce que les sources originelles de l’art sacré sont, si j’ose dire, vues, revues et corrigées par la sensibilité, la mode et la « provocation » contemporaine qui fait éclater toutes les formes traditionnelles de l’art. Malgré quoi la genèse du temple, le temple de l’homme, ou le temple cosmique, est reprise. Nous sommes encore loin des « transfigurations spirituelles » et cependant elles apparaissent chez Fuchs ou Brauer comme des allusions au fruit de la Connaissance et au Corps Lumière.

Nous ne sommes pas dans l’art sacré, et pourtant il existe quelque chose de sacré dans cet art. Nous ne sommes pas dans la magie et néanmoins il existe chez eux une force magique, nous ne sommes pas dans la vision, et malgré tout une œuvre comme « Moïse », de Fuchs, est indéniablement visionnaire. Nous ne sommes pas dans l’alchimie ésotérique bien que l’alchimie de la Kabbale soit présente fréquemment.

On peut sans doute définir les peintres de l’Ecole de Vienne pour ce qu’ils ne sont pas, plutôt que par ce qu’ils sont. Ce qu’ils offrent c’est une relation, une force en mouvement, un mouvement sous forme d’images — force qui est en définitive, l’essence et le sel de toute réalité.

On pourrait dire des peintres de Vienne qu’ils sont les voyageurs de l’instant. Instant au sens de présent, d’infini présent du présent. Pourquoi ? Parce que probablement la tradition hébraïque est dominante chez eux. Elle l’est tout particulièrement pour Fuchs ou Brauer, qui sont l’un et l’autre nourris par la Kabbale. La Kabbale est une science secrète réservée aux Sages. Le mot lui-même signifie « tradition ». Elle exprime les rapports fondamentaux de l’univers physique et spirituel, les degrés de correspondances, les semblables, les hiérarchies existantes entre les astres et le monde, les êtres spirituels et célestes et les hommes.

Devant le voyageur, Fuchs dresse l’un de ses innombrables Kérub (ou Chérub). Un Kérub est, dans la Kabbale, un gardien. C’est celui qui protège la connaissance, celui qui, comme l’ange Gabriel, est le maître des maîtres, ou encore celui qui détient la clef et garde la porte. Fuchs a peint une bonne dizaine de Kérub comme pour affirmer que la connaissance est le prix d’une rencontre avec le gardien certes, mais ce gardien est œil, lumière, ombre et ténèbre. Il est homme ou lion, griffon ou autre animal mythique. Le Christ lui-même (dans le Triomphe du Christ, 1962-1965) devient un Kérub. Ernst Fuchs a, par ailleurs, illustré un livre clef du peuple juif, le Sepher Yetsirah, le Livre de la Création (Edition « Art et Valeur »). Le thème général de ce livre est que Dieu créa le monde par les 32 chemins de la sagesse symbolisant l’association des « 10 Sephiroth » et des 22 lettres de l’alphabet hébreu. Les « Séphiroth » sont les forces créatrices semblables à des vagues qui émaneraient de Dieu.

Le réalisme symbolique des peintres viennois a souvent été qualifié de réalisme fantastique. Le mot « fantastique » concerne, certes, quelques aspects de l’école de Vienne, au sens où les peintres viennois ont presque tous été fortement marqués, à leur origine, par la peinture surréaliste. Il est indéniable qu’un surréalisme fantastique existe bien chez Hausner par exemple, comme chez Fuchs ou Brauer. Mais désormais et surtout durant ces dix dernières années, c’est l’aspect symbolique qui est dominant. Un symbolisme prophétique au demeurant. L’art ici plonge ses racines dans le passé pour préfigurer l’avenir. Quittant l’anecdote pour se spiritualiser. C’est sans doute par là qu’il s’inscrit dans les questions qui nous concernent et qu’il imagine, souhaitons-le, un monde où les signes, et les symboles se soulèvent comme les grandes eaux annonciatrices : gardons-nous de dire annonciatrices de quoi. Car c’est précisément le rôle des Signes que de n’annoncer rien de plus qu’eux-mêmes, d’être les nouveaux pôles ou les nouveaux centres de cette Création qui porte toujours le message éternel, et l’éternelle présence de ce message.

Michel Random