Dominique Dussaussoy
Le souffle et le miroir

De la préhistoire la plus reculée à nos jours, jamais, dans aucune culture, cette foi en la puissance musicale ne s’est affaiblie. Les chamanes sibériens battent tou­jours le tambour sur cadre et les Indiens entonnent leurs chants du peyotl. Partout, on fait de la musique. Pour élever l’âme, exalter les émotions, bercer, charmer, mar­cher, danser, travailler, rêver. Et chacun saisit intuitive­ment que ce pouvoir musical est le plus grand qui soit, le pouvoir même du verbe : le pouvoir de créer.

(Revue Question De. No 54. Octobre-Novembre-Décembre 1983)

Un disque craque, comme une pierre qui crisse dans le silence minéral d’avant la créa­tion. Soudain, un souffle, une note de flûte qui grandit, qui s’enfle jusqu’à saturer l’espace, qui s’étire et crée le temps, qui pénètre le corps à la manière d’une vrille. La musique, même si on ne fait que l’écouter, porte en elle, au moment de son apparition, cette puissance créa­trice. En agissant sur notre corps et sur notre esprit, par ses sons, ses rythmes, ses mélodies, ses harmo­nies, elle nous transforme et nous recrée, modifie notre vision du monde et notre rapport à lui. De tous temps, les penseurs, et les hommes politiques, ont constaté ce pouvoir que recèle la musique ; les uns pour tenter de l’expliquer, tel Pythagore, les autres pour essayer de s’en emparer et de le mettre au service de leur cause, tels les théoriciens du réalisme musical en Union Soviétique.

En des temps plus anciens encore, avant l’apparition de tout langage écrit, sans doute même avant l’apparition du concept et de l’idée, des chamanes frappaient en cadence le grand tambour sur cadre, provoquant la transe ou la guérison. Musique originellement religieuse, son but étant de relier le sujet aux forces qui l’entourent et de lui ouvrir l’accès des mondes invisibles.

De la préhistoire la plus reculée à nos jours, jamais, dans aucune culture, cette foi en la puissance musicale ne s’est affaiblie. Les chamanes sibériens battent tou­jours le tambour sur cadre et les Indiens entonnent leurs chants du peyotl. Partout, on fait de la musique. Pour élever l’âme, exalter les émotions, bercer, charmer, mar­cher, danser, travailler, rêver. Et chacun saisit intuitive­ment que ce pouvoir musical est le plus grand qui soit, le pouvoir même du verbe : le pouvoir de créer.

Septembre 80. Sur le cadran du récepteur M.F., l’ai­guille glisse lentement de 88 à 108 mégahertz. Des musi­ques apparaissent puis disparaissent au fil de cette glis­sade : funky, chanson française, reggae, disco, classique (Bach), rock, reggae, disco, romantique (Liszt), musique africaine traditionnelle, musique du Maghreb, rock. Des sons parviennent de tous les horizons, familiers ou étranges, échos instantanés de multiples cultures, de multiples langages. Le poste de radio est une porte qui mène à la tour de Babel ; toutes civilisations et toutes langues s’y côtoient, à la fois très différentes et forcé­ment très proches. La musique s’y révèle miroir : miroir des chants et des aspirations spécifiques à chacun, mi­roir de notre monde contemporain, bouleversé par le progrès des communications, où les idées, les arts, les valeurs se confrontent et s’indifférencient.

Automne 1980. L’édition musicale est devenue une in­dustrie lourde : investissements énormes et chiffres de vente astronomiques. Ce développement a engendré l’uti­lisation du marketing et la généralisation du star-system. Cet aspect économique de la vie musicale modèle direc­tement notre univers sonore. La pratique du matraquage radiophonique, transforme l’auditeur en un consomma­teur de musique, le conditionne. Les techniques publici­taires s’étant emparées de la question, on vend de la musique comme n’importe quel autre produit, on innove en exhumant des œuvres ou des compositeurs oubliés, on soigne, plus que jamais le look des rock-stars. La mu­sique étant toujours déterminée par un certain besoin social, nous vivons aujourd’hui, avec la coexistence des musiques les plus diverses au sein de notre monde, un phénomène social sans précédent.

Musique-pouvoir ou musique-miroir, le mot vient du grec « muse » ; cette musa était à l’origine montia et signi­fiait : « qui fait sens », « qui veut dire ». « Dans le mot « musique », il y a déjà que le musical est un attribut fondamental de l’humain, que tout homme par nature fabrique en soi-même de la musique et par ailleurs est fécondé, sans y être pour rien, par de la musique qui lui est étrangère (les mots human, man, music, viennent d’une racine commune, men, en haut allemand moderne Mensch). Toute musique trouve sa source dans l’humain originaire ; s’il en était autrement, on expliquerait diffi­cilement qu’elle agisse sur les nourrissons et que les idiots la pratiquent. 1 » Que veut donc dire cette musique dont le fondement est autre chose que la raison et dont la force venue de l’inconscient agit sur l’inconscient ? Quelle est cette force et comment agit-elle ?

C’est pourquoi on l’appela du nom de
Babel car c’est là que l’Éternel confondit
le langage de toute la terre,
et c’est là que l’Éternel les dispersa
sur la face de toute la terre
.
GENÈSE 11.9

La musique d’une époque d’ordre est donc
calme et sereine et son gouvernement
équilibré. La musique d’une époque
inquiète est excitée et rageuse et son
gouvernement va de travers.

LU BOU WE
LE PRINTEMPS ET L’AUTOMNE

1 G. Groddeck, Écrits psychanalytiques pour la littérature et pour l’art.