Alan Watts
Le spectre de l'amour

Transcription d’une conférence Novembre 1969 Nous rencontrons, de temps à autre, des êtres humains qui semblent exsuder l’amour aussi naturellement que le soleil dispense sa chaleur. Ces gens-là, d’une puissance créatrice habituellement énorme, font l’objet de notre envie. Les religions humaines sont, en quelque sorte, des tentatives pour cultiver cette même puissance chez des gens […]

Transcription d’une conférence

Novembre 1969

Nous rencontrons, de temps à autre, des êtres humains qui semblent exsuder l’amour aussi naturellement que le soleil dispense sa chaleur. Ces gens-là, d’une puissance créatrice habituellement énorme, font l’objet de notre envie. Les religions humaines sont, en quelque sorte, des tentatives pour cultiver cette même puissance chez des gens ordinaires. Malheureusement, elles s’acquittent souvent de cette tâche à la manière de ceux qui voudraient que la queue fasse remuer le chien. Je me souviens qu’étant enfant je faisais très attention à la bonne présentation de mes devoirs d’écolier. Tout le monde me disait que je ne travaillais pas assez, mais quand je demandais : « Comment faites-vous pour travailler ? », tout le monde se taisait.

J’étais extrêmement intrigué. J’avais des professeurs qui savaient apparemment comment il fallait travailler et qui avaient acquis des connaissances particulièrement étendues. Je croyais que je pourrais peut-être, moi aussi, connaître « le secret » en copiant leurs maniérismes. J’imitai donc leur écriture ; j’utilisai le même genre de stylo ; j’affectai le même langage, les mêmes gestes et, autant que faire se pouvait, j’évitai de porter l’uniforme pour emprunter les mêmes tenues vestimentaires qu’eux (c’était une école privée anglaise, non un collège américain).

Rien de tout cela n’apporta de solution à mon énigme. Je ne faisais, en quelque sorte, que copier les symptômes extérieurs et ne savais rien de la fontaine intérieure du travail. La même chose est valable dans le cas des gens qui aiment. Quand nous étudions le comportement des gens qui ont cette force d’amour en eux, nous pouvons cataloguer leurs réactions en diverses situations, et énoncer certaines règles à partir de là.

Étrangement, nous nous apercevons que les gens qui possèdent cette étonnante capacité d’amour universel sont souvent capables d’être, sexuellement parlant, extrêmement tièdes. La raison est qu’une relation érotique s’instaure entre eux et le monde extérieur — entre ce monde et chacune de leurs terminaisons nerveuses. Leur organisme tout entier — physique, physiologique et spirituel — est une zone érogène. Leur puissance d’amour n’est pas exclusivement canalisée dans leur appareil génital, comme c’est le cas pour la plupart des êtres humains. Cela est surtout vrai dans une culture comme la nôtre, où pendant tant de siècles cette expression particulière d’amour a été si intensément réprimée au point de la faire passer pour la forme la plus désirable. Deux mille ans de répression nous ont mis « le sexe en tête ». Ce qui n’est pas toujours la place la plus indiquée.

Les personnes qui rayonnent d’amour sont tout à fait semblables à des rivières — elles coulent en abondance. Et, alors qu’elles rassemblent des effets et des objets, elles sont capables de les donner aux autres. (N’avez-vous jamais remarqué que lorsque vous vous défaites de choses, vous continuez à en amasser ? Ainsi, au fur et à mesure que vous faites le vide, d’autres choses vous arrivent en masse ?)

Ayant remarqué ce phénomène, les codificateurs du comportement amoureux écrivent que vous devriez donner aux pauvres, aux institutions déductibles de l’impôt, que vous devriez être bons avec les gens, que vous devriez agir avec vos parents, vos amis et, bien sûr, vos ennemis comme si vous les aimiez (même si ce n’est pas le cas). Aux Chrétiens, aux Juifs et à tous ceux qui croient en Dieu, une tâche extrêmement difficile est impartie, à savoir : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu », en ne te laissant pas seulement porter extérieurement par les courants, mais de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Et cela, bien sûr, est extrêmement astreignant.

C’est comme si nous admirions la musique d’un compositeur, que nous étudiions très soigneusement son style et que nous élaborions des règles de composition musicale fondées sur ses œuvres. Nous enverrions ensuite nos enfants dans une école de musique où ils apprendraient ces règles dans l’espoir de les voir devenir — au cas où ils les appliqueraient — des musiciens de premier ordre. Ce qui arrive rarement sinon jamais. Parce que ce qui pourrait être appelé la technique de la musique — comme la technique de la morale, celle du discours ou du langage — est hautement estimable. Elle vous permet d’exprimer quelque chose. Si vous n’avez rien à dire, la plus grande maîtrise de la langue anglaise elle-même ne vous sera d’aucun secours.

La question et l’énigme subsistent : vous ne pouvez pas imiter cette chose… Il n’existe pas de moyen pour 1’« acquérir », et il vous est cependant essentiel de l’obtenir. Visiblement, l’espèce humaine n’est pas sur le point de grandir et de s’épanouir harmonieusement, à moins que nous ne soyons tous capables de nous aimer les uns les autres. La question se pose alors ainsi : comment faites-vous pour acquérir cette technique ? Est-ce simplement quelque chose que l’on peut attraper, comme les oreillons ? Ou, comme le disent les théologiens, est-ce un « don de grâce divine » qui, d’une certaine façon, est offert à certains et pas à d’autres ? S’il n’existe pas, à travers mes actes, un moyen d’obtenir cette grâce divine, comme les calvinistes le déclarent, n’aurions-nous pas intérêt à nous asseoir et à attendre que quelque chose se produise ?

Nous ne pouvons pas avoir été abandonnés dans cette situation sans issue. Il doit exister un moyen pour acquérir la « grâce », la « charité divine » ou 1’« amour divin ». Un moyen grâce auquel nous pourrions, en quelque sorte, nous ouvrir et devenir ainsi des « canalisations » pour endiguer le flot.

Les prêtres les plus subtils essaient de savoir si nous pouvons nous ouvrir, et nous enseignent des méthodes de méditation et de discipline spirituelle dans l’espoir de nous voir entrer en contact avec cette puissance. Ceux qui font preuve de moins de subtilité disent seulement que nous n’avons pas assez la foi, pas assez d’estomac ou de volonté : « Si vous poussiez un peu à la roue, vous deviendriez un exemple et un saint. »

En fait, vous pouvez n’être qu’un hypocrite particulièrement adroit. Toute l’histoire de la religion est celle de l’échec du sermon. Le sermon, c’est la violence morale. Quand vous vous occupez du monde prétendument pratique et que les gens ne se comportent pas selon vos souhaits, vous lâchez la force armée, la police ou vous exhibez le « gros bâton ». Et si ces moyens vous paraissent brutaux et vulgaires, vous avez recours aux discours, aux conférences — « conférences » dans le sens d’adjuration solennelle et d’exhortation : « Je vous promets de mieux me tenir la prochaine fois. »

Plus d’une mère dit à son enfant : « Les bons enfants aiment leur mère. Et je suis sûre que tu es un bon petit. Tu dois aimer ta mère, non pas parce que moi, ta mère, je te le demande, mais parce que tu veux vraiment agir ainsi. »

Aucun d’entre nous, au fond de son cœur, ne respecte l’amour non librement consenti. Et là réside l’une des difficultés.

Vous avez, par exemple, un parent malade. Vous êtes l’un de ces fils ou l’une de ces filles qui ont le sens du devoir et qui savent qu’ils doivent s’occuper de leurs parents en échange de ce que ceux-ci ont fait pour eux. Mais le fait de vivre avec vos parents vous empêche en quelque sorte de vivre votre vie, d’avoir un « chez-vous » ; vous en éprouvez naturellement du ressentiment. Vos parents en sont bien conscients, même s’ils font semblant de l’ignorer. Ils se sentent coupables d’avoir imposé une charge à votre loyauté. Vous, à votre tour, vous n’acceptez pas l’idée de leur en vouloir d’être tombés malades. Ainsi donc, personne ne jouit de cette relation qui devient une corvée qu’il faut mener à son terme.

La même chose se produirait si, bien des années après avoir (devant l’autel) juré que vous aimerez votre mari ou votre femme quoi qu’il advienne et ce, « jusqu’à la mort », vous découvrez que vous n’avez plus vraiment envie de continuer à vivre ainsi. Vous vous sentez alors coupable et vous vous dites que vous devez aimer votre épouse et votre famille.

La difficulté est que vous ne pouvez, d’aucune façon, apprendre à une personne égoïste à devenir altruiste. Quoi qu’elle fasse —qu’elle se fasse incinérer, qu’elle donne tout ce qu’elle possède aux pauvres —, elle le fera toujours d’une manière égoïste et avec une habileté extrême en s’illusionnant elle-même et en trompant les autres. Mais les conséquences de l’amour simulé sont invariablement destructrices parce qu’elles font naître le ressentiment de la personne qui simule l’amour, et celui de ceux à qui il s’adresse. (Voilà peut-être la raison pour laquelle notre programme d’aide à l’étranger a été un échec aussi cuisant.)

Vous pourriez, bien sûr, dire que je ne suis pas réaliste et me demander en conséquence : « Eh bien, devons-nous simplement nous asseoir ? Attendre la conversion intérieure ? Apprendre, par la grâce de Dieu ou quelque autre tour de magie, à aimer ? Entre-temps, ne devons-nous rien faire ? Devons-nous nous conduire aussi égoïstement que nous le pensons ? »

Le premier problème qui est ici posé est l’honnêteté. Le Seigneur Dieu a dit, au commencement des temps : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. » Ce qui semble n’être qu’un commandement est en fait un défi, ou ce que le bouddhisme zen appelle un koan. Un problème spirituel. Si vous vous exercez avec acharnement et si vous essayez d’aimer Dieu et votre prochain, vous vous sentirez encore plus désorienté. Vous trouverez peu à peu la raison pour laquelle vous essayez d’obéir, comme vous obéiriez à un commandement : vous voulez être une personne parfaite.

Mais l’amour n’est pas une marchandise rare. Tout le monde en possède. L’existence est amour. Peut-être voyez-vous opérer en vous-même cette force d’amour sous forme d’un amour immodéré pour l’alcool, les glaces, les automobiles, les membres de l’autre sexe ou du même sexe. Mais il s’agit là d’amour. Les gens tendent, bien sûr, à faire des distinctions entre les différentes formes d’amour. Il en existe de « bonnes » comme la « charité divine » et de « mauvaises » comme la « luxure animale ». Mais ce sont toutes les formes d’une même chose. Elles sont apparentées comme les différentes couleurs d’un spectre produit en faisant passer la lumière à travers un prisme. Nous pourrions dire que, dans le spectre de l’amour, le rouge est la libido du Dr Freud, et que le violet est agape, l’amour divin ou la « charité divine ». Au milieu, les différents jaunes, bleus et verts sont l’amitié, les caresses et la considération.

On dit que les gens égoïstes « s’aiment ». Je dirais qu’il y a là un malentendu. « Soi-même » est quelque chose d’impossible à aimer. L’une des raisons évidentes est que votre moi, quand vous essayez de fixer votre attention sur lui pour l’aimer ou le connaître, est bizarrement insaisissable.

Laissez-moi vous expliquer pourquoi en prenant quelques exemples. Il y avait une fois un poisson qui vivait dans l’immense océan. Parce que l’eau était transparente et qu’elle glissait toujours à l’approche de son nez, au fur et à mesure qu’il se déplaçait, il ne savait pas qu’il se trouvait dans l’eau. Un jour, ce poisson fit une chose très dangereuse : il se mit à penser. « Je suis un être tout à fait remarquable puisque je peux me mouvoir ainsi au milieu de l’espace vide. » À force de penser à ses mouvements, à sa façon de nager, il ne sut plus du tout où il en était. L’angoisse se mit à le tenailler. En cet instant précis, il pensa qu’il avait tout oublié et qu’il ne savait plus nager. Il regarda au-dessous de lui et découvrit les gouffres béants des profondeurs océanes, et il fut pris de panique à l’idée d’y tomber. Puis il pensa : « Si j’arrivais à attraper ma queue avec ma bouche, je pourrais m’empêcher de tomber. » Il se mit donc à se contorsionner et à claquer des mandibules en direction de sa queue. Malheureusement, son épine dorsale n’était pas assez souple et il n’y parvint pas. Il redoubla d’efforts. Sous lui, les abysses obscurs se faisaient de plus en plus terrifiants, et il se trouva bientôt au bord de la dépression nerveuse.

Le poisson allait abandonner quand l’océan, qui avait observé la scène, tout en éprouvant des sentiments mélangés d’amusement et de pitié lui dit : « Que fais-tu ? — Oh ! dit le poisson, je suis terrifié à l’idée de tomber dans les profondeurs obscures et j’essaie d’attraper ma queue avec la bouche pour m’empêcher de tomber. » L’océan lui dit alors : « Ça fait un bon moment que tu essaies et tu n’y es pas arrivé. Et tu n’es pas tombé non plus. Pourquoi ? — Oh, oui, bien sûr, je ne suis pas encore tombé, dit le poisson, parce que… parce que…parce que je sais nager ! — Eh bien, répondit l’océan, je suis le Grand Océan dans lequel tu vis, où tu te meus et où tu es capable d’être un poisson. Je t’ai tout donné pour que tu puisses nager, et je te soutiens pendant tout le temps où tu nages. Et toi, au lieu d’explorer la longueur, la largeur et la hauteur de mon étendue, tu perds ton temps à poursuivre tes propres fins. »

À partir de ce moment-là, le poisson remit sa propre extrémité à sa place (là où était sa place !) et se mit en tête d’explorer l’océan.

Cela explique pourquoi il est difficile de s’aimer soi-même, car « notre épine dorsale n’est pas assez souple ».

Une autre raison est que « soi-même » au sens ordinaire de l’ego n’existe pas. Il semble exister de la même façon que l’équateur existe — en tant qu’abstraction. L’ego n’est pas un organe psychologique ou physique ; c’est une convention sociale comme l’équateur, l’horloge ou le calendrier, comme une coupure d’un dollar. Ces conventions sociales sont des abstractions que nous nous accordons à traiter comme si elles existaient réellement. Nous vivons en relation avec le monde extérieur de la même façon que l’extrémité d’un bâton existe en relation avec l’autre extrémité. Les extrémités sont assurément différentes, mais elles font partie du même bâton.

Il existe de même une relation « polaire » entre ce que vous appelez « ego » et ce que vous appelez l’« autre ». Vous ne pourrez pas faire l’expérience de votre « ego » sans faire l’expérience de l’« autre », et vice versa. Nous pourrions dire que notre « ego » et l’« autre » sont des pôles distincts. Bizarrement, nous utilisons cette expression « pôles distincts » pour exprimer une différence extrême. Mais ces choses qui sont des « pôles distincts » sont des pôles de quelque chose — comme d’un aimant ou d’un globe — et sont en fait inséparables. Qu’arrive-t-il si vous sciez le pôle sud d’un aimant ? La nouvelle extrémité, opposée au pôle nord originel, deviendra pôle sud, et le morceau enlevé développera son propre pôle nord. Les pôles sont inséparables et s’engendrent l’un l’autre.

Il en est ainsi dans la relation entre 1’« ego » et l’« autre ». Si vous examinez ce que vous voulez dire exactement quand vous déclarez que « vous vous aimez », vous découvrirez avec étonnement que ce que vous aimez est quelque chose que vous croyiez autre que vous-même — même si c’est une chose aussi ordinaire que la glace ou l’alcool. Au sens conventionnel, l’alcool n’est pas vous, pas plus que ne l’est la glace. Ils deviennent « vous », façon de parler, quand vous les consommez, mais vous ne « les avez » plus ensuite. Vous regardez autour de vous et cherchez à vous en procurer encore pour les aimer une fois de plus. Tant que vous les aimez, ce n’est jamais vous. Lorsque vous aimez les gens, aussi égoïstement que vous les aimiez (à cause des sensations agréables qu’ils vous procurent), c’est encore quelqu’un d’autre que vous aimez. Et si vous cherchez à comprendre et n’obéissez qu’a votre propre égoïsme, de nombreuses transformations intéressantes s’opèrent en vous.

L’une d’entre elles est que vous êtes directement et honnêtement « égoïste ». Vous cessez de leurrer les gens. Vous faites beaucoup de mal, dans la pratique des relations humaines, en disant que vous aimez les gens, alors que vous voulez dire que vous devriez les aimer (et vous ne les aimez pas, en fait.) Vous feignez, et les gens attendent de vous des choses que vous ne comptez absolument pas leur donner.

Vous connaissez des gens à qui vous dites : « J’aime bien un tel, ou une telle, parce qu’avec lui, ou elle, vous savez toujours où vous en êtes. » Il est impossible d’abuser ainsi des gens. Si vous dites d’autre part : « Puis-je venir passer la soirée chez vous ? » et que les gens ne désirent pas votre présence, ils vous répondront : « Désolé, mais nous nous sentons fatigués ce week-end. Nous préférerions que vous ne veniez pas. » Ou bien, ils vous diront : « Une autre fois. » C’est très embarrassant. Si je sens que la personne n’a pas été tout à fait honnête avec moi et que j’ai quand même accepté son hospitalité, je me demande toujours si elle ne préférerait pas me voir ailleurs que chez elle.

Mais on n’écoute pas toujours sa voix intérieure. Nous faisons souvent semblant de dire qu’elle n’est pas là. C’est dommage, car si vous n’écoutez pas votre voix intérieure, vous n’écoutez pas votre sagesse et votre amour. Vous y devenez insensible tout comme vos hôtes essaient de dissimuler le fait qu’ils ne désirent pas votre présence pour le moment.

Supposons de même que vous soyez marié et que vous attendiez un enfant que vous ne désirez pas. Il est extrêmement troublant pour un enfant de se sentir faussement aimé. Pour commencer, le lait n’a pas le goût qu’il faut. L’odeur n’est pas la bonne. Le geste extérieur est : « Chéri, je t’aime », mais l’odeur est : « Tu es un petit salopard et tu m’encombres. »

Peu d’entre nous acceptent l’idée que nous puissions ne pas aimer nos enfants, car cela ne semble pas naturel. Nous disons que l’amour maternel est la chose la plus naturelle et la plus belle du monde. Mais ce n’est pas vrai. C’est relativement rare, et si vous n’aimez pas votre enfant, vous le mettez dans un état de confusion extrême. En revanche, l’enfant vous respectera beaucoup si vous lui dites : « Chéri, tu es un vrai boulet, mais je vais m’occuper de toi parce qu’il est de mon devoir de le faire. » Au moins, les choses seront claires et nettes !

J’ai découvert dans les relations personnelles de ce genre une règle absolument merveilleuse. Vous ne devez jamais, jamais laisser paraître de fausses émotions. Vous n’avez pas à dire aux gens ce que vous pensez exactement, « en termes dépourvus d’ambiguïté », comme on dit. Mais feindre une émotion est destructeur, spécialement en ce qui concerne les problèmes familiaux et conjugaux, ou entre deux amants. Cela finit toujours mal. Ainsi, lorsque je suis témoin au mariage d’un couple d’amis, au lieu de dire : « Je vous demande et vous charge de répondre tous les deux au jour du Jugement dernier, etc. », je dis : « Je vous demande et vous charge tous les deux de ne jamais faire semblant de vous aimer si vous ne vous aimez plus vraiment. » C’est un risque. C’est également un risque de se faire confiance et de croire qu’on aimera éternellement.

Mais il n’existe pas vraiment de choix.

Se faire confiance et croire qu’on est capable d’amour ou de faire naître l’amour — en d’autres termes de fonctionner socialement et de manière créatrice —, c’est prendre un risque, un pari. Vous pouvez très bien ne pas réussir. De la même façon, quand vous tombez amoureux ou quand vous formez une association avec quelqu’un et que vous lui faites confiance, il peut très bien ne pas combler toutes vos espérances. Mais il faut prendre ce risque. Le choix du risque est bien pire que faire confiance et être par la suite trompé.

Quand vous dites : « Je ne ferai pas confiance aux autres, pas même à moi-même », que vous reste-t-il ? Vous devez avoir recours à la force. Vous devez avoir recours à des escouades d’agents de police pour vous protéger, et vous devez toujours avoir une arme sur vous et vous dire : « Non, non, ma nature est animale, dégradée, perverse, fondée sur le péché. » Qu’arrive-t-il ensuite ?

Quand vous refusez de prendre le risque de vous faire confiance, de vous sentir capable d’amour, vous devenez, si vous voulez bien pardonner cette métaphore extrêmement imagée mais néanmoins de mise, semblable à cette personne qui ne peut faire confiance à ses intestins, à leurs mouvements. Bien des enfants l’apprennent de leurs parents qui ne leur font pas confiance et qui voudraient les voir réglés comme des horloges. Mais le rythme des horloges est bien différent de celui de l’organisme. Les gens qui ne peuvent pas se faire confiance pour cela prennent sans cesse des laxatifs, ce qui a pour résultat de détraquer complètement leur organisme.

De même pour ceux qui ne se font pas confiance quand ils vont se coucher. Il leur faut prendre des tas de cachets et de pilules. De même pour ceux qui ne se font pas confiance en amour et qui doivent prendre toutes sortes de mesures artificielles et chirurgicales pour simuler l’amour et ainsi sauver la face. Ils deviennent peu à peu incapables d’aimer et engendrent le chaos, le malentendu en eux-mêmes, chez les autres et dans la société.

En d’autres termes, vous devez prendre des risques pour vivre et pour aimer. Vous connaîtrez des déceptions, des échecs, des désastres, mais, à long terme, vous réussirez.

Je pense que si vous ne prenez pas de risques, les résultats seront encore pires que n’importe quelle anarchie imaginable.

En compliquant les choses de l’amour ou en devenant incapable d’aimer, vous ne pouvez pas détruire cette énergie. Quand vous n’aimez pas ou que vous ne laissez pas s’exprimer cet amour qui est en vous, il émerge de toute façon sous la forme de l’autodestruction. L’alternative est la suivante : ou l’égoïsme, ou l’autodestruction. Si vous ne prenez pas le risque de vous aimer convenablement, vous serez contraint de vous détruire.

Quelle solution préférez-vous ? Préférez-vous une race humaine qui n’est pas toujours très bien contrôlée et qui parfois va de travers, mais qui continue malgré tout, avec un bon fond d’honnêteté et de bonheur, quand celui-ci est disponible ? Ou préférez-vous que toute la race humaine soit détruite et effacée de la planète, réduisant ainsi le problème à un gentil rocher stérile, entaché d’aucune maladie honteuse, ayant nom de vie ?

Le point essentiel est de considérer l’amour comme un spectre. Il n’y a pas, en quelque sorte, d’amour charmant d’un côté, d’amour malsain et nocif de l’autre, d’amour spirituel et d’amour matériel, d’affection mûre d’une part, et d’engouement d’autre part. Ce ne sont que différentes formes d’une seule et même énergie. Vous devez la prendre et la laisser se déployer, là où vous la trouvez. Si vous ne trouvez que l’une de ces formes et si vous l’arrosez, le reste s’épanouira également. Mais la condition préalable est de laisser faire les choses, dès le début.