Michel Random
Le visage ou le mystère de l'être

C’est le propre du poète de prendre le risque de révéler en se révélant. Nous avons sans doute perdu la magie profonde au profit d’une magie apparente. Et pourtant le fait est là, la drogue de l’image est là. La hantise de voler l’instant et l’instant de l’instant est là pour cristalliser malgré et contre tout ce mystère. On le fait avec répugnance, avec mauvaise conscience, l’ina­vouable mystère se trouve imprimé et publié pour être touché et vu par les yeux de tous, et malgré tout le sacrilège est commis. Qu’on me pardonne ce sacrilège au nom de l’amour qui lui aussi existe hors du temps et de l’espace.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 13. Mars-Avril 1984)

Quand je regarde un visage, c’est un miroir inaccessible qui m’apparaît. À travers le temps, l’objectif, le regard, à chaque instant le visage est le miroir des eaux qui reflètent l’être insondable. Et jamais je ne puis approcher cet être qui se révèle par son image au moment même où il m’échappe et devient autre.

Au fil des ans et du temps le visage d’Anne-Marie a été comme ce mystère tout au long de ma vie. Aujourd’hui qu’elle n’est tragiquement plus, ces images figées dans le temps sont à la fois proches ou lointaines, mais avant tout terrible­ment cruelles. Je comprends pourquoi il est interdit de révéler son image, pourquoi la magie de l’image est opérante et comme définitive à travers l’espace et le temps. Par delà la vie rien d’autre ne nous survit que ce reflet de nous-mêmes. Et pourtant nous sommes contemporains de nos temps modernes. L’appareil photo à la main nous sommes anxieux de cette image volée ou surprise au centième de seconde, pour que précisément subsiste ce reflet, cette incarnation à la fois présente et déjà posthume.

C’est le propre du poète de prendre le risque de révéler en se révélant. Nous avons sans doute perdu la magie profonde au profit d’une magie apparente. Et pourtant le fait est là, la drogue de l’image est là. La hantise de voler l’instant et l’instant de l’instant est là pour cristalliser malgré et contre tout ce mystère. On le fait avec répugnance, avec mauvaise conscience, l’ina­vouable mystère se trouve imprimé et publié pour être touché et vu par les yeux de tous, et malgré tout le sacrilège est commis. Qu’on me pardonne ce sacrilège au nom de l’amour qui lui aussi existe hors du temps et de l’espace.

En 1961, mon ami Louis Lorelle organisait le premier Salon international du portrait à la Bibliothèque nationale. Mais il fallait aller plus loin. Je lui proposai de demander à trente grands photographes de photographier un seul et même visage. Le choix tomba sur Anne-Marie car à notre grande surprise son visage était parfait, beau et parfaitement symétrique du côté droit comme du côté gauche, ce qui est un cas extrêmement rare. Je dois citer ces trente photo­graphes : Marcel Amson, Raymond Cauchetier, Paul de Cordon, Loomis Dean (Life), Robert Doisneau, Franck Horvat, Garofalo (Match), William Klein, Lucien Lorelle, Man Ray, Daniel Masclet, Patrice Molinard, Henry Moncet, Harry Meerson, Jeanne Robert, Rudomine, Agnès Varda, Sabine Weiss, Yureck (Match), Edouard Boubat, Roger Catherineau, Jean Lattes, Thé­rèse Le Pratt, Sam Levin, Claude Michaelides, André Papillon, Willy Ronis, Régis André, Jane Robert, Maurice Tabard, André Thévenet. Beaucoup de ces photographes, dont certains ne sont plus, font partie de l’histoire de la photogra­phie. L’exposition eut un succès extraordinaire. Tous les grands journaux, y compris Life, publiè­rent un choix de ces photographies. Les télévi­sions et les actualités du monde entier révélèrent le visage multiplié d’Anne-Marie.

L’extraordinaire est que, par la suite, Anne-Marie qui était née avec les sept fées au berceau, mais aussi avec quelques fées noires, voulut, comme se jouant de sa profusion de dons, devenir pour un temps elle-même photographe. Elle exerça ce métier durant cinq ans, puis après avoir elle-même brillé de tous ses feux et constitué une œuvre photographique remarquable décida un jour de s’arrêter, et détruisit presque la totalité de ses négatifs jugeant sans doute qu’il était im­portun de laisser des traces derrière elle, ce qu’elle n’a depuis jamais cessé de faire. Elle était comme un être trop précieux, venu d’une autre planète, et qui ne voulait appartenir à celle-ci qu’avec la pointe des pieds.

D’autres circonstances ont voulu qu’un grand nombre de ses portraits soient également perdus. Moi-même je n’ai jamais cessé, chaque fois que je le pouvais, de surprendre ce visage qui était comme un continent, toujours autre, toujours étrange et toujours merveilleusement vivant. Je ne rendrai jamais assez hommage à son souvenir, à cet être doué de tant de qualités, et qui avait choisi avant tout d’être mère et de se consacrer, quoi qu’il lui en coûta, à ses cinq enfants.

C’est donc un mystère dans une vie elle-même vécue avec mystère. Sans doute serait-il préfé­rable de ne point toucher à cette richesse qui était aussi bien celle du visage que de l’esprit et de l’âme. Tous ceux qui l’ont connue en gardent un inoubliable souvenir. Et je suis persuadé que c’est désormais plus qu’un attachement personnel, une vision de l’esprit et du cœur que de témoigner pour elle et par elle.

Cette aventure n’est sans doute que vie, et son reflet se continue dans le visage même de Patricia, qui elle aussi habite ces terres où existent la fraîcheur et la beauté. De la mère à la fille c’est à travers l’image la porte ouverte sur la naissance infinie des formes qui est le mouvement même de la Création. Mais dans ce regard il n’existe plus qu’une interrogation seule. L’acte à la fois sacré et impersonnel du photographe est peut-être plus voyeur que voyant, mais il reste voleur d’image et voleur de temps. Nous servons en fait un dieu terrible, que nous comprenons mal, et que nous tentons d’exorciser au moment même où l’appareil photo en main nous faisons tout pour le servir. C’est toute la subjectivité, la passion amoureuse de l’image qui est ainsi posée. C’est le mystère toujours fuyant de l’être qui tente d’être asservi par le deus-machina de l’appareil photo. Je ne connais pas de photo­graphe qui ne soit son plus cruel ennemi. Je n’en connais pas qui se résolvent à ne plus « jouer ». Le dérisoire et le sacré servent sans doute une autre cause, nous avons substitué à l’être, l’attente de l’être. Mais cette attente est malgré tout une prodigieuse interrogation. Qui es-tu ? Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Voilà le vrai mystère au-delà de la vie et de la mort. Et qu’on me pardonne de poser une fois de plus cette universelle et fascinante question.

Michel RANDOM