Archaka
La naissance de la Mort

Il y a soixante mille ans, un phénomène s’est donc produit dans la conscience terrestre : le brusque arrêt du souffle dans une poitrine étrangère, l’ataraxie intérieure qu’en dépit de la raideur navrée des membres le visage détendu traduisait, le silence irrémédiable de celui qui, un instant avant, criait ou riait, tout cela s’est mué en ce qui nous prosterne et à quoi nous n’avons pas encore trouvé de réponse. Toutes nos cultures découlent de cette découverte d’une Amérique que nous appelons la Mort. Toutes nos philosophies, toutes nos religions sans aucune excep­tion sont issues de cette brusque ouverture sur notre anéantissement…

(Extrait de Alexandre Kalda: Le Dieu de Dieu. Flammarion 1989) 

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Nés au bord d’une tombe, c’est avant tout la Mort que nous rêvons de vaincre.

Pouvons-nous l’oublier ? Alors, rappelons-nous aussi que, creusant des fosses dont il teignait d’ocre les parois et où il déposait de la nourriture, des trophées ou des fleurs, l’homme de Néandertal a, le premier, célébré des rites funéraires.

Un être dont la silhouette nous emplirait de crainte, et pourtant notre très proche parent, s’est ainsi penché le premier sur une forme immobile et transie. Au lieu de s’enfuir, ou de presser le cadavre contre lui sans comprendre ce qui s’était passé ni ce qu’il fallait faire, ou de le redresser comme font les éléphants qui appuient les leurs sur leurs défenses, il a rêvé l’inconcevable, imaginé d’offrir une couche d’argile à cette dépouille et de la recouvrir complètement afin, sans doute, que les bêtes ne puissent la dévorer.

Pourquoi ? Pourquoi ce respect du mort ? Pourquoi ce besoin de le préserver ? Parce qu’il avait mieux taillé la pierre qu’un autre ou que ses prouesses de chasseur méri­taient que l’on en conservât l’instrument physique ? Mais on enterrait aussi les enfants, les femmes, les infirmes. Parce qu’il n’était mort qu’apparemment et que quelque chose continuait de vivre, qui requérait le support de cette carcasse inhumée sur un lit de fleurs ?

Cela se passait il y a soixante mille ans. Quel pressenti­ment a soudain habité l’homme ? Quelle évidence inéluc­table s’est fait jour en lui ? Quel voile s’est déchiré, qui, depuis quarante mille ans qu’il était apparu, n’avait cessé de s’érailler ?

La Mort, qui jusque-là n’était qu’un phénomène natu­rel, est peu à peu devenue surnaturelle. Le sens du sacré s’est introduit dans les coutumes humaines, avec ses premiers rituels : gestes, paroles propitiatoires pour guider, peut-être, le voyage du disparu, ou peut-être pour protéger le clan contre son retour ou contre de nouvelles attaques de la Mort ou bien pour retenir la force qui s’était mani­festée dans celui qu’elle avait abattu.

D’où venait cet instinct qui ouvrait les portes de l’au-delà ? D’où cette vision d’un autre monde, cette perception d’une autre réalité que la Matière ? Le plus agnostique d’entre nous, aujourd’hui, ne supporterait pas d’aban­donner n’importe où le cadavre d’un ami, d’un parent, ni même d’un inconnu. Qu’il le brûle, ou lui donne sépulture, il tient à lui manifester du moins cette marque de respect — qui ne voudrait strictement rien dire si être mort signi­fiait ne plus exister. Pourquoi enterrer le néant ou lui dres­ser un bûcher funéraire ?

Ni l’hygiène ni la coutume ne fournissent une réponse suffisante. S’il ne s’agissait que de se débarrasser des cadavres, il serait facile de le faire avec moins de pompe, et si la tradition seule dictait notre conduite, il serait sans doute aussi facile de la dépasser : nous avons piétiné d’autres tabous. Mais notre révérence pour les morts a une autre origine. Elle prend sa source dans le mystère jadis subodoré par l’homme de Néandertal et qui semble avoir fait de lui le premier prêtre de la création terrestre.

Depuis combien de temps l’énigme cognait-elle au van­tail de son âme ? Et quels autres secrets avait-il déjà déce­lés autour de lui qui, peu à peu, l’avaient préparé à accueillir ce plus grand mystère ? Il n’avait jamais cessé, ni lui ni personne avant lui, d’être escorté par la Mort. Mais jamais elle ne l’avait jusqu’alors initié à une percep­tion différente de l’univers. Quel animal, ou même quel hominien pouvait se douter que, derrière la Mort, se dissi­mulait l’au-delà, se dessinait la sphère mystique de la réa­lité, se tenait ce que nous nommons Dieu ?

De même sommes-nous environnés de choses dont l’habitude que nous en avons nous cache peut-être la révé­lation qu’elles nous apporteront demain sur d’insondables dimensions. Qui, parmi nous, se doute en effet des ultimes tarots de ce monde qui se transforme à mesure que se modifient les organes de la perception ?

Il y a soixante mille ans, un phénomène s’est donc produit dans la conscience terrestre : le brusque arrêt du souffle dans une poitrine étrangère, l’ataraxie intérieure qu’en dépit de la raideur navrée des membres le visage détendu traduisait, le silence irrémédiable de celui qui, un instant avant, criait ou riait, tout cela s’est mué en ce qui nous prosterne et à quoi nous n’avons pas encore trouvé de réponse. Toutes nos cultures découlent de cette découverte d’une Amérique que nous appelons la Mort. Toutes nos philosophies, toutes nos religions sans aucune excep­tion sont issues de cette brusque ouverture sur notre anéantissement.

Or, dans cette prime saisie d’un autre monde, il n’est pas question de ciel ou d’enfer, mais de bien autre chose, que les images d’Épinal de toutes les confessions ont mas­qué sous des ornements d’effroi, des récits de supplice et de béatitude qui ne font qu’indiquer combien nous sommes encore enfantins. Au nom de la morale — qui n’a rien à voir avec le fait de mourir —, nous jouons à nous faire peur avec nos dieux-garous et à nous consoler avec nos déités auspicieuses, sans jamais savoir, au fond, jusqu’à quel point nous pouvons croire à leur existence, ni, surtout, ce qui nous arrivera au-delà, où les masques tom­beront, les nôtres et ceux de nos idoles.

Mais l’au-delà demeure, autrefois deviné par une brute dont la conscience obtuse fut alors crevée d’une lueur inexplicable et qui remettait tout en question. Par exemple, il y avait ce regard du mort. Il était couché là, sur le sol, et ses yeux grands ouverts ne cillaient pas, regardaient fixement sans rien voir à l’extérieur. Peut-être considéraient-ils quelque chose au-dedans. Mais où, au-dedans ? Et son souffle, qu’en était-il advenu ? Aucune haleine ne sortait par sa bouche ni par ses narines, et pour­tant il était toujours là. Mais était-il vraiment là. Ou bien son corps n’était-il pas tout ce qu’il était ? Et quelle était la chose qui était partie, l’abandonnant à jamais dans sa caverne ou la forêt ? Et pour aller où ?

Emplis d’incompréhension, il y a eu ces hommes pour contempler ainsi la mort avec des yeux nouveaux. Et le sens a germé lentement, d’une vie qui se prolongeait plus loin que l’apparence. Mort après mort, la vie, ainsi, a changé de visage, s’est approfondie et parée de couleurs inconnues. Combien de temps a-t-il fallu ? Combien d’années ou de siècles, ou plutôt de millénaires, pour que la prescience magique de nos ancêtres se codifie et puisse un jour enfanter en nous la foi religieuse et l’angoisse métaphysique ?

À la suite de Descartes, les matérialistes croient régler la question en décrétant que l’âme, à supposer qu’elle existe, se situerait dans la glande pinéale. Mais ils ne voient pas que les mécanismes de son apparition sont beaucoup plus complexes et plus anciens que nous et que, peut-être, tout simplement, nous employons le mot à tort et à travers, que la chose, elle, ne concerne qu’à peine les religions, qu’elle est une efflorescence aussi bouleversante que le serait l’apparition d’un rosier en pleine banquise.

Quel plus grand miracle, en effet, que cette fleur sou­dain éclose au cœur de l’homme monstrueux d’il y a soixante mille ans ? Non, il ne s’agit pas de religion : la religion est née de cette émergence, et non pas le contraire. Il s’agit de nous, de notre vraie genèse, de ce qui s’est alors exprimé et qui nous fait aujourd’hui gravir les degrés de la connaissance.

Depuis lors, nous n’avons cessé de nous ouvrir à d’autres mystères, d’autres inquiétudes, d’autres souffrances. Depuis lors, sans espoir de retour, nous avons quitté le paradis sauvage où nous vivions.

Or, en cet Éden brutal, obscur et grossier de notre préhistoire, il n’y avait pas de Dieu. Que nous l’appelions Yahvé, Elohim, ou encore autrement, dans ce monde pareil à un jardin, il ne pouvait y avoir de Dieu, puisqu’il n’y avait pas de conscience pour le saisir. Nul n’adorait personne. Il n’y avait que la vie. Prodigue. Plantureuse. Protéiforme et insensible. Et il y avait des êtres si frustes que, pour eux, la Mort n’existait pas.

Ils mouraient et voyaient mourir autour d’eux, mais sans que cela suscitât de leur part la moindre réaction, la moindre interrogation, le moindre geste. Ils ne possédaient pas les outils intérieurs pour se rendre compte de l’ampleur formidable du mystère. Leur individualité n’était sans doute pas suffisamment développée pour le percevoir, encore moins pour concevoir quoi que ce soit d’autre. La Mort faisait partie des choses, n’en rompait même pas la continuité, car la continuité n’existait peut-être pas. Le Temps n’existait pas. L’être était incapable de l’appréhender. Homo sapiens n’avait pas encore vu le jour.

Où est hier, pour l’animal ? Et où demain ? Le Temps est immobile. Ou fragmentaire. Échappe à notre idée du Temps. Peut-être les événements y apparaissent-ils sans vraiment se succéder, sans que les enchaîne une finalité quelconque. Rien ne nous interdit de supposer qu’ils se profilent dans la conscience comme des îlots à la surface de la mer. Ou comme des planètes dans l’espace. Rien ne les relie. Rien n’en fait un flot unique et ininterrompu. Il est possible que, pour le psychisme animal, les choses se présentent un peu comme des photographies, alors qu’elles se déroulent pour nous comme un film.

Que savons-nous au juste des mécanismes de la percep­tion ? Nous définissons volontiers l’homme comme « le seul être conscient d’être conscient » — recul prodigieux que nous prenons pour nous inscrire personnellement dans l’univers où nous nous mouvons, qui lui donne tout son relief et en assure la continuité en lui attribuant un centre, qui n’est autre que nous.

Tant que le monde ne possède pas ce centre, nous ne pouvons sans doute en voir le visage continu ; tant que nous ne percevons pas notre perception elle-même, le temps ne peut se réfléchir en rien ; tant que nous n’exis­tons pas pour nous-mêmes, tant que nous ne sommes pas ­si peu que ce soit — distincts et du monde et de nos sem­blables, l’univers spatio-temporel ne peut s’articuler autour de nous. Il faut que nous commencions par nous découvrir et nous individualiser pour que l’Espace et le Temps prennent naissance autour de nous et qu’alors s’esquisse peu à peu le sens d’une causalité.

À quel moment de l’évolution s’est produit ce qui, à la fois, a séparé l’être de la Nature en lui en donnant une autre appréciation et lui a permis d’établir avec elle de nouveaux rapports, plus libres et plus profonds ? Il y a deux millions et demi d’années, époque des premiers outils d’os ou de pierre ? Il y a huit cent mille ans, lors de la conquête du feu ? Plus tôt ? Plus tard ?

Lentement, souterrainement, s’est amplifié le rythme, s’est enrichie la préhension. Au fil des dizaines de milliers d’années, la personnalité humaine s’est laissé tailler dans un matériau inerte et, de l’insensibilité à l’écoulement temporel, est passée à la faculté de mesurer le Temps. De l’indifférence aux causes de ses actes, elle est passée au sens du péché. Et ce sens n’est, en réalité, qu’un effet de cette perception du Temps qui, s’écoulant, enchaîne l’un à l’autre des événements qui, autrefois, étaient distincts, existaient en soi, n’étaient produits par rien.

C’est là, peut-être, la charnière de notre métamorphose, l’axe de notre passage de la conscience animale à la conscience humaine, de l’ignorance au savoir, de l’incapa­cité de discerner la Mort au respect de nos morts et à l’idée de leur survie. Une différence de qualité dans la perception du Temps nous a graduellement tirés de notre hébétude. Une nouvelle altération pourrait, demain, nous extraire du clair-obscur où nous nous débattons.

Nous avons tendance à nous imaginer que l’univers tel que nous le voyons est l’univers en soi, qu’il n’en existe aucune autre représentation possible. Mais comment les animaux le verraient-ils du même regard, qui ne possèdent pas les mêmes instruments de vision ? La manière d’occuper l’espace, l’habitat, la morphologie, autant de caractères qui peuvent varier d’une espèce à l’autre et tout faire varier à leur suite.

Dans quel univers vit l’oiseau, qui n’est celui ni du che­val, ni du serpent, ni encore moins du poisson ? Tous sont des expressions de la vie sur la Terre, et aucun, cependant, ne voit la Terre de la même façon, ne se meut, dirait-on, sur la même planète. Nous comprenons sans mal qu’il y a une relation entre l’apparence physique et les pouvoirs moteurs qu’elle recouvre, qu’il faut avoir la forme et les caractéristiques d’un oiseau pour voler, celles d’un cheval pour galoper, celles d’un serpent pour ramper, celles d’un poisson pour vivre au fond des eaux.

Mais nous nous arrêtons là et ne déduisons pas le plus important : ces pouvoirs physiques sont associés à des facultés plus subtiles qui déterminent la perception du monde. Ou bien faut-il dire qu’une certaine perception du monde nécessite certains instruments pour s’exprimer et qu’elle les met au point au fil de l’évolution ?

Selon qu’à notre avis l’essence précède l’existence, ou le contraire, nous privilégions l’une ou l’autre explication. Mais le résultat demeure le même : chaque espèce voit différemment l’univers, y participe d’une autre manière, est régie par des lois qui lui sont propres, selon des valeurs, physiques ou non, qui changent de l’une à l’autre, celle-ci étant aveugle à ce qui est élémentaire pour celle-là, pouvant ce qu’aucune autre ne peut, et impuis­sante à seulement ébaucher ce que toutes les autres accomplissent d’instinct.

La conscience de l’oiseau perçoit le monde de telle façon qu’il peut voler dans l’espace et que son corps s’adapte naturellement aux exigences du vol — ou bien, son corps pouvant voler, sa conscience perçoit le ciel d’une manière qui permet à ce pouvoir de s’exercer. Cela, nous le comprenons et l’admettons, sans pour autant savoir de quelle manière, justement, l’oiseau voit le ciel. Firmament bleu ? Désert transparent ? Océan fluide ? Ou autre chose encore, qui, étranger à notre conscience, n’appartient pas à notre vocabulaire ?

Depuis le plan de notre mentalité humaine, nous étudions l’oiseau tel qu’il apparaît à nos sens, et qui n’est pro­bablement pas ce qu’épie la convoitise du chat. Et cet oiseau que nous seuls voyons sous cet aspect, nous le proje­tons dans un azur que nous seuls aussi, sans doute, voyons sous l’aspect de l’azur. Nous enfermons la réalité dans une formule que nous croyons indiscutable : l’oiseau vole dans le ciel. Mais qu’en savons-nous? En fait, ce n’est là que notre réalité.

Tout ce que nous considérons et dont nous admettons que chaque être humain peut déjà l’interpréter à sa façon s’échappe de surcroît dans le multiple chatoiement de la conscience des autres espèces. Une chose n’est pas seule­ment modifiée, dans un cadre donné, par la subjectivité de chaque observateur, comme l’a démontré la science moderne. Elle est simultanément connue — quand elle n’est pas ignorée totalement — par des observateurs appar­tenant à des ordres différents, revêt pour chaque espèce une forme, un sens, une texture — une matérialité — qu’elle n’a pas pour les autres.

Dans quel « monde » vivent les bêtes qui nous entourent ? Et les plantes, et les pierres ? Les immenses forêts balsamiques qui charment nos errances et les cimes éperdues qui s’effilent dans le vertige bleu des glaciers ? Tout est-il donc conscient ? demanderont certains. Mais justement, s’il est des choses qui ne sont pas conscientes d’une manière ou d’une autre, où existent-elles, en quel plan où rien de ce que nous connaissons n’a d’apparence ? Et faut-il alors déclarer qu’existe un Inconscient gigan­tesque, ténébreux, aveugle et sourd, immobile et muet où rien ne paraît de ce qui est pourtant ? Un coma du monde ? Et qu’est, au fond, cet inconscient de la Matière que nous savons décomposer jusqu’à ne plus capter que de l’Éner­gie ? L’Énergie est-elle inconsciente, qui, aboutissant à la multiplicité de la conscience, en contient donc dès le début la graine ? Ou au contraire, comme l’affirment cer­tains, est-elle conscience à l’état pur ? Franchi le seuil du scientifiquement décelable, du mentalement analysable, les choses ne s’inversent-elles pas, le cœur de la cécité matérielle se muant en abîme de voyance, la ténèbre en lumière, le néant en absolu de l’être ?

« Sans effort, les mondes se meuvent l’un en l’autre », dit le Rig Véda. Là où, en ce moment précis, nous nous trou­vons, hommes doués de pensées, sensibles à l’écoulement du Temps et à la profondeur de l’Espace, mais indiffé­rents à ce que les ordres inférieurs perçoivent ou à ce que percevraient des espèces supérieures, là se situe une infi­nité de mondes. Ce ne sont pas seulement les mondes de l’imaginaire et du rêve, ni les mondes subtils dont parlent les occultistes et où, disent-ils, s’élèvent les demeures des dieux et des démons, ce sont les autres mondes matériels, ceux où circulent les bêtes, où croît l’herbe et fleurissent les arbres, où sommeillent les pierres.

À l’endroit même où nous vivons, et que nous percevons d’une manière qui nous est propre, se trouve une multi­tude de lieux qui n’ont rien à voir entre eux, ni avec ce que nous appelons le monde. Et tous sont matériels. Ou bien tous sont les innombrables visages d’un seul monde qu’aujourd’hui nous disons matériel, mais qui, pour pos­séder ce pouvoir d’afficher à la fois tant d’aspects, est peut-être, fondamentalement, autre chose.

Les sphères de la création s’enchâssent les unes dans les autres. Ou plutôt elles s’évanouissent les unes dans les autres. Sans s’annuler, elles existent simultanément au même endroit. Et cette simultanéité dans l’Espace et le Temps abolit toute notion d’Espace et de Temps.

L’Espace et le Temps ne sont d’ailleurs que des façons de mesurer une chose qui nous échappe et qui nous consti­tue. Ont-ils une réalité en soi, séparément ou en tant que bi-unité einsteinienne ? Comment apparaîtrait l’univers à une intelligence plus vaste que la nôtre et fonctionnant différemment ? Comment apparaîtrait-il effectivement au jour de la mutation annoncée par tant de savants et de mystiques ? Volatilisés en leur transcendance que l’on nomme éternité et où l’immortalité, ultime continuité de l’être, est le principe des choses ?

Peut-être. En tout cas, il semble que la courbe de notre destinée aille dans ce sens et que, si nous regardons à nou­veau en arrière pour nous incliner, il y a soixante mille ans, sur la dépouille d’un homme de Néandertal, c’est à cela que semblera désormais aboutir cette première inhu­mation, origine de notre instinct du sacré.

Et à cet être dont l’intelligence était la plus haute de l’époque, comment le monde apparaissait-il ? Sans doute le vortex avait-il acquis, à peu près, la structure que nous lui connaissons aujourd’hui. Non pour l’emplacement des constellations — leur voyage et celui de la Terre le modi­fient sans cesse —, mais simplement pour l’aptitude, chez un être conscient, à en pressentir l’immensité, à en saisir la profondeur, à s’extasier devant sa beauté. Ciel ruisse­lant d’étoiles ou à peine éclairé, selon les latitudes, ciel enveloppant les hordes de chasseurs et n’étant peut-être pour eux que ténèbres, la nuit, ou peut-être autre chose, et que la lumière bleue ou grise, le jour, au gré des régions innommées, ou peut-être autre chose — qu’était le firma­ment pour l’homme de Néandertal ?

Et encore avant lui, comment s’offrait-il aux sens des australopithèques ? Ce que nous appelons la Lune, le Soleil, les étoiles, quelle vision en avaient nos ancêtres d’avant l’homo sapiens ? Voyaient-ils seulement les corps célestes ? Se doutaient-ils seulement qu’il y eût quelque chose comme un ciel séparé de la Terre, eux qui, néan­moins, étaient capables de tailler des outils, d’apprivoiser le feu, de construire des huttes ? Pouvons-nous affirmer que ce qui constitue notre monde — l’azur, la nuit, les arbres, les fleuves, les pierres, le sol où nous marchons et où ils marchaient longtemps avant nous — leur soit apparu de la même manière qu’à nos yeux d’êtres dotés de réflexion ?

Quel fut le temps des mutations au terme desquelles le monde se manifesta aux hommes en sa splendeur présente qui, lors même qu’elle comble l’être, l’éveille à de nou­veaux besoins et à d’invisibles perspectives en lui donnant envie d’adorer ?

L’âge de Néandertal commence il y a cent mille ans. Les plus anciens tombeaux que l’on ait retrouvés ont soixante mille ans. Quarante mille ans, est-ce le temps qu’il a fallu à cette race pour s’extirper, sensation après sensation, geste après geste, de la matrice des races précédentes ? Pour qu’un fil coure d’une image à l’autre et crée la durée de l’acte, de l’homme et du monde et rende aussitôt conscient de leur caractère transitoire, qu’a-t-il fallu, qui a donné à la créature le pouvoir magique de déchiffrer le Temps et a transmué homo erectus en homo sapiens ?

Silex taillés, flammes conquises, branches disposées en toitures — si grandes qu’aient été les conquêtes pré­cédentes, elles n’étaient que mécaniques et enfermées dans le cadre d’un monde uniquement matériel. Tandis que, là, d’un seul coup, la Matière s’est trouvée dépassée : Dieu est né au cœur des jungles et au fond des cavernes. Le Temps s’est mis à couler. Il y a eu un passé, un avenir et il y a eu un temps hors du Temps, parce que la Mort a représenté quelque chose que nul n’avait capté jusque-là.

Autrement, les êtres d’avant Néandertal auraient éprouvé le besoin d’inhumer leurs semblables. Ils auraient deviné le mystère et l’auraient entouré d’offrandes et d’incantations, eux qui savaient se réunir autour d’un feu, l’entretenir et le transmettre. Mais justement, le feu existe indépendamment de l’homme. Il se manifeste dans la Nature extérieure. Il suffit de le conquérir et de le domp­ter. De même n’est-il pas nécessaire d’être capable d’intel­lection pour construire des abris de branchages dans un monde où les oiseaux et les insectes, pour ne parler que d’eux, nous donnent à chaque instant des leçons d’archi­tecture. Quant à tailler des pierres pour en faire des armes, n’est-ce pas obéir au primordial instinct de survie du mieux adapté ?

Depuis toujours, la survie dépend de ce qui, chez nous, prend la forme de guerre, et peut-être en sommes-nous arrivés au point où, toutes valeurs s’inversant, la survie va dépendre d’une paix établie pour toujours. Mais lorsque, pour la première fois, un être taillait des cailloux afin de se défendre ou de chasser, il ne s’agissait pas d’une action réfléchie, plutôt d’une impulsion confuse, d’une nouvelle expression d’une chose déjà existante.

L’inhumation des morts, en revanche, est un phéno­mène entièrement nouveau et qui requiert une participa­tion totalement différente au monde, un appareil sensoriel tel qu’il n’en a encore jamais existé avant et qui va sus­citer tout un comportement individuel, clanique et reli­gieux inauguré, pense-t-on, par l’anthropophagie [1].

Or, l’anthropophagie même, dès le début, atteste le sens du sacré, et non une animalité aveugle et répugnante [2]. Tenter d’acquérir pendant une cérémonie magique — ou sacrifice — les qualités du disparu en consommant, lors d’un banquet — ou communion —, telles parties de son enveloppe physique dont on croit qu’elles sont le siège de ses vertus les plus hautes, cela se trouve à la racine de la plupart des manifestations religieuses, grandes ou petites. Et cela implique des relations très élaborées entre les membres d’une collectivité, non pas seulement des rap­ports mécaniques, mais des liens psychologiques : on pense que l’homme de Néandertal prenait soin de ses infirmes [3].

S’il a de quoi nous émerveiller, ce respect du semblable ne doit cependant pas nous surprendre chez les néandertaliens cannibales. C’est le plus ancien héritage terrestre, avec l’instinct de survie auquel il est d’ailleurs lié tout en s’exprimant dans le sens contraire — celui-ci exigeant la mort d’autrui, celui-là la protection des autres. Mais chez l’homme de Néandertal, ce respect se colore d’une nuance nouvelle que son anthropophagie révèle tout autant que l’assistance prêtée à ses invalides.

La Vie est devenue sacrée parce que la Mort a changé de visage. Et la Mort est devenue autre parce que le Temps a été saisi autrement. Parce que l’homme s’est mis à entretenir des rapports non plus seulement avec son environnement immédiat, pour en tirer sa subsistance ou afin de s’en protéger, mais avec lui-même. Parce qu’en lui s’est fait jour une conscience qui l’a dissocié de son milieu, avec lequel, sans doute, il était jusque-là en osmose, mû, pour tous ses actes, par l’instinct de son espèce, soumis aux commandements de la Nature et les exécutant sans avoir besoin de réfléchir, possédant un savoir brut, une science innée de la chose à faire et ne pouvant déroger à l’ordre établi.

Il avait fallu annoncer l’homme ? Un primate était né en Afrique, il y a plusieurs millions d’années, et nous l’appel­ions australopithèque. Il avait fallu se redresser ? Homo erectus était apparu. Comment désobéir ?

Les créatures qui nous précèdent n’ont pas cherché à enfreindre les décrets terrestres, elles n’ont pas résisté à ce qui, aveuglément, établissait en elles le mécanisme de la mutation. Celles qui n’ont pas fait l’affaire ont été détruites ou figées dans leur statut. Les autres ont évolué. Les unes n’ont pas plus désobéi que les autres n’obéis­saient. Toutes ont été soumises à une Volonté visionnaire qui a rejeté les unes et transmué les autres.

Comment auraient-elles fait obstacle à ce viol divin qui les fouaillait ? Ont-elles souffert de la torture imposée à leurs membres pour devenir des jambes et des bras, et aux os de leur crâne pour contenir un plus grand cerveau ? Et plus tard, ont-elles de nouveau souffert pour ne plus être seulement animales ? Par quelles apocalypses leur a-t-il fallu passer pour devenir des hommes ? Combien de fins du monde jalonnent le chemin qui a conduit à notre appa­rition ?

Tant de morts ont nourri de leurs échecs physiologiques le triomphe de notre forme. Tant de nefs d’argile vivante se sont brisées avant que ne nous soit donnée cette peau si douce à la caresse des amants. Où aurait pu être la déso­béissance ? Et où pourrait-elle être aujourd’hui ? Comment aurions-nous pu l’introduire ? Une force dont nous ne sommes pas les maîtres nous a mis au monde et continue de nous façonner en ce moment même où nous croyons commander au destin qui nous entraîne. Simplement, il fait partie de la nouvelle phase de la manifestation que l’être se prenne pour l’auteur de ce qui lui arrive.

Jusque-là, en sa conscience, rien, sans doute, n’était organisé pour qu’il fût autre chose que le support de ce pouvoir répandu dans le monde : instrument parmi les instruments, aveugle parmi les aveugles, somnambule parmi les somnambules et, pour cela même, rendant vaine cette création que rien encore n’était parvenu à connaître.

On dirait qu’en conséquence la Nature, qui avait voulu les primates et l’australopithèque, voulut l’homme, d’abord homo erectus, puis homo sapiens, afin de connaître le monde qu’elle avait créé, de le découvrir peu à peu par ses yeux, de l’interroger, de le déchiffrer — de le regarder tout simplement. Et docilement, l’homme appa­rut donc. Modelé par les influx dont elle pétrissait la matière de son cerveau, dont elle suscitait la pensée, il naquit peu à peu, se dégageant des téguments obscurs qui l’enveloppaient, s’ouvrant aux influences plus subtiles du monde.

Le résultat est si évident, chaque étape semble à ce point inéluctable, même si certains détails nous échappent encore, un plan paraît si rigoureusement s’accomplir depuis l’origine qu’il faut peut-être parler d’une Volonté consciente dans la Nature et consentir à l’existence de ce que d’aucuns appellent Dieu.

Mais encore une fois, il s’agit alors d’un Dieu si réelle­ment omnipotent et omniscient que rien de ce qui est fait, sur la Terre, ou ailleurs, ne lui échappe, que tout est l’expression parfaite et inaltérable de sa volonté, que ce qui nous est, à nous, le mal lui est, à lui, autre chose, qui participe de sa grandeur.

Car s’il a maintenu la création cosmique depuis quinze milliards d’années, si tout a concouru à l’efflorescence du système solaire depuis sept milliards d’années, si tout ce qui, depuis quatre milliards et demi d’années que s’est for­mée la Terre, a exprimé sa volonté, comment celle-ci pour­rait-elle être soudain contrecarrée par aucun de nos actes ? Quoi que nous fassions, cela ne peut être que l’expression de ce vouloir qui manifeste les myriades de galaxies.

La somme de nos actes, même les plus étourdissants, dans le Bien comme dans le Mal, ne peut rien changer au cours cyclopéen des astres. En quoi y contreviendrait-elle ? En quoi y aiderait-elle ?

Faute d’une conscience cosmique, nous nous croyons les seuls maîtres et les auteurs uniques de nos entreprises. Et pourtant, nous savons que notre naissance, ni en tant qu’espèce ni en tant qu’individus, ne dépend de nous, qu’elle s’insère dans un immesurable ensemble — qui serait imparfait si nous n’y apparaissions et n’y faisions exacte­ment ce que nous y faisons, bien que notre influence sur lui soit nulle : simplement, nous en participons, et il n’est pas complet sans nous, notre finitude est essentielle à son infinitude.

Nous savons aussi que toute notre histoire, en tant qu’espèce et en tant qu’individus, est liée à une multitude de circonstances dont nous ne pouvons décider. Il nous faut nous contenter de ce qui nous est donné, en tirer le meilleur parti possible, nous ne pouvons décider qu’existe ce qui ne doit pas exister : nos découvertes ne font que dévoiler des choses qui préexistent. Même celles qui, demain, peuvent nous affranchir de la sphère où nous tré­buchons et nous introduire dans une vision plus juste et plus complète de notre réalité, même celles qui peuvent non pas changer notre destinée mais nous changer, nous, pour nous placer sur la prochaine orbite de notre destinée, même celles-là ne feront que révéler ce qu’à l’origine contenait la semence de vie sur la Terre — et la semence solaire avant que ne se formât notre système, et la semence de la prime matière cosmique, il y a quinze mil­liards d’années, avant que le Big Bang ne retentît, que le Verbe ne s’incarnât et ne donnât forme au vertigineux jar­din d’étoiles qui resplendit au-dessus de nos fronts et dont nous faisons partie.

Nous savons tout cela, l’admettons, le discutons, le reje­tons pour l’accepter encore. Nous le savons, mais nous ne le vivons pas. Intellectuellement, nous pouvons comprendre cette idée d’une vie unique pour tout l’univers, mais dès lors que nous revenons à nous-mêmes, à notre personnalité encastrée dans ce théâtre d’ombres que l’existence quotidienne est à nos yeux, nous nous replions peureusement sur de très anciennes perceptions qui nient notre nouveau savoir. Et tout semble alors nous dire qu’en vérité nous sommes distincts du monde que nous étudions.

La pensée philosophique et scientifique peut bien nous enseigner que nous en sommes des éléments constitutifs dérisoires et néanmoins capitaux, nous nous en sentons néanmoins séparés.

Nous ne sentons pas qu’une seule vie se répand à tra­vers l’univers, que l’onde qui anime les plus lointains soleils se traduit dans les battements de notre cœur, que la Volonté qui multiplie les galaxies est celle même qui détermine le moindre de nos actes. Tout au contraire, nous nous sentons enfermés dans les limites de notre corps, retranchés du monde où, pourtant, nous vivons ; nous avons l’impression de ne pouvoir le comprendre et qu’il ne nous comprend pas davantage.

Mais si, réellement, il n’y a qu’une vie dans tout l’uni­vers et que, depuis le début, une volonté en organise l’expression, cela que nous sommes représente une étape dès le premier instant décidée par ce qui meut les plus for­midables galaxies aussi bien que l’atome le plus impondé­rable. Depuis toujours, nos erreurs sont voulues, qui, dès lors, n’en sont plus. Nos crimes et nos gouffres, nos épou­vantes et nos carnages, notre supplice et nos bassesses, tout est d’avance pardonné, effacé, transmué en ce qui doit suivre et qui ne pourrait sans cela se manifester.

Nous devons nous accommoder du corps qui nous a été attribué, et de ses instruments qui ne nous permettent que de mesurer notre ignorance, et jamais de saisir définitive­ment les fruits de notre science, puisqu’elle est élusive, et de les savourer. C’est ainsi que nous avons été voulus, ainsi qu’il nous faut vivre : dans cette perpétuelle dépos­session de ce à quoi nous atteignons, dans cet arrachement de nos espoirs, de nos efforts et même de nos credo, dans ce continuel anéantissement, signature de notre conscience. Car pour elle, le Temps s’écoule, linéaire comme un fleuve où tout nous échappe, au lieu d’être en entier déployé comme un océan où nous posséderions tout.

Course fantomale derrière des images fugitives, notre vie, du premier instant au dernier, se définit par ce flux incessant que nous appelons le Temps et que, peut-être, nous sommes seuls à percevoir ainsi dans tout l’univers — ou du moins que, seule, une forme de conscience sem­blable à la nôtre peut percevoir comme nous.

Or, cette perception qui nous condamne à n’être jamais satisfaits s’accompagne aussi de pouvoirs particuliers. Certes, elle nous spolie du couronnement de nos œuvres mais elle nous permet de pressentir que ce monde où nous nous trouvons a un sens, même si, lassés de ne pas le trouver encore, il nous arrive d’affirmer qu’il est le produit du Hasard. Et si nous le jugeons absurde et monstrueux, combien de fois n’avons-nous rêvé néanmoins que ses tour­billons d’étoiles s’achèveront en une apothéose ?

Qui le pouvait avant nous ?

Quelle espèce, avant nous, a pu soulever suffisamment le voile qui recouvre l’univers pour deviner ce sens et cette fin? Qui s’est même douté, avant nous, qu’il y avait un univers ?

Ainsi, dès les premières fosses funéraires, l’inhumation ne fit-elle pas que reconnaître la fin des êtres : elle proclama aussi la naissance du Temps — fil sans trêve dévidé qu’en aveugles conduits par des voix de mystère nous sui­vons à travers un paysage jamais vraiment vu et qui, en nos songes, prend l’aspect de l’univers.

Penchés sur une dépouille et lui offrant des fleurs — ce cadeau, à l’aube de nos jours, de quoi n’est-il pas la promesse ? de quelle douceur ne témoigne-t-il pas ? de quel amour n’est-il pas le balbutiant messager ? —, les hommes d’alors, lourds et frustes, dans leurs pagnes ou leurs tuniques de fourrure qu’ils savaient déjà coudre, le corps et le visage tatoués, suppose-t-on, de dessins ocrés, contemplaient de tous leurs yeux la Mort repliée dans la terre. Ils avaient abandonné la chasse à l’aurochs ou à l’ours des cavernes. Et ils « se recueillaient », ils s’abî­maient dans leur stupeur.

Y avait-il auprès d’eux un chaman pour organiser des rites, un sorcier pour lancer des imprécations ? Des possé­dés qui dansaient ? Absorbaient-ils une décoction qui les hallucinait afin de leur permettre de retrouver, au-delà, la trace du mort et de l’accompagner jusqu’à sombrer dans l’abrutissement ?

Nous ne savons rien. Seulement qu’ils enterraient leurs morts et que cela signifie qu’ils étaient sensibles à l’écou­lement du Temps, que, les premiers, ils reconnaissaient le début et la fin des choses et se dégageaient de l’indifféren­cié, du chaos versicolore de la Vie, de l’hypnose de la Nature où tout est un.

Césure irréparable, ils ne pourraient jamais revenir en arrière, dans le non-Temps amorphe de leurs ancêtres. Mais le souvenir confus qui, peut-être, leur en demeure­rait, la nostalgie qu’ils en pouvaient avoir allait se muer en rêve d’éternité. Eux, seraient toujours dans cette zone d’éveil douloureux où chaque instant entaille les paupières et fait du regard une plaie jamais guérie dont, sans cesse, s’écoulent les images et où, seule, la Mort peut fixer enfin les choses pour que l’œil contemple alors ce qui, immuable, les meut.

Auparavant, aux époques sans langage, sans durée, sans univers, il y avait eu la stupeur des yeux fascinés. Cela ressemblait, peut-on croire, à notre petite enfance où, tout ensemble présents et absents, nous ne savons rien et contemplons les choses sans les différencier. Pas plus que pour le nourrisson, il n’y avait eu besoin, pour les pré-Néandertaliens, de discrimination. L’instinct suffisait, pur de toute intelligence mentale. Et si une pensée avait pu s’exprimer, qui traduisît le contenu du regard, elle aurait peut-être été le plus souvent : « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que je regarde ? » mais sans entraîner le désir ni susciter la force de savoir vraiment. Comme pour l’esprit du nourrisson, tout était en quelque sorte identique, en une idiotie suprême et bienheureuse, et rien n’avait de valeur particulière. Seules, la faim et la nécessité de se reproduire et de se protéger provoquaient peut-être des sensations différentes. Mais cela n’est ni certain ni indis­pensable. Et en dehors de ces états, l’être retombait à sa léthargie où rien n’avait de sens et où tout était une seule merveille hypnotique.

C’est cette hébétude qui, au long des millénaires, a été forée du dedans, comme si un insecte rongeur avait été logé au cœur de la créature et avait peu à peu mis en pièces cette narcose où le monde apparaissait en une majestueuse inertie, où la Mort et la Vie n’étaient pas dis­tinctes, où nul n’avait vraiment conscience d’être vivant, où nul ne s’apercevait non plus de la mort d’autrui, où, comme pour les petits enfants que nous avons été au début de notre vie, tout était puissante amnésie de l’âme sous le masque plombé de la Matière.

Le Temps n’existait pas. Tout vivait dans l’instant. Ce que nous appelons les millions et les milliards d’années n’avait aucune existence. Et c’était comme si la Terre n’avait jamais commencé et qu’elle n’eût jamais dû finir. Comme si elle avait été un éternel paysage crépusculaire, indistinct du ciel qui l’enveloppait et n’avait, lui non plus, ni fin ni commencement.

Le Temps n’existait pas. Et ce qu’en notre langage nous appelons ainsi et mesurons comme nous le faisons n’existe peut-être que pour nous, il faut le répéter — non pas seule­ment parce que notre Temps est relatif à la position et au mouvement de la Terre par rapport au Soleil, mais parce que, sur cette même Terre vue autrement, par une forme d’intelligence supérieure à la nôtre, il serait autrement perçu et vécu : il se peut d’ailleurs que la conquête de l’Espace soit d’abord conquête du Temps, dépassement de la dimension temporelle où nous sommes et naissance à une autre où, nécessairement, l’univers s’offrira sous un nouveau visage.

Mutation dont il est aussi impossible de prédire les modalités qu’il était, autrefois, impossible de prévoir à quoi ressemblerait l’entrée dans un royaume défini par l’Espace et le Temps. Simplement, il y a eu un stade où, sans même s’en apercevoir, la création terrestre, se concentrant en une espèce, atteint un seuil invisible et qui, pourtant, ayant toujours existé, franchi une étape à partir de laquelle chaque chose a été différenciée, et chaque être séparé de ce qui, toutefois, ne cessait de le contenir. Et peu à peu, ce qui était sommeil enchanté dans les entrailles intemporelles et a-spatiales du monde est devenu notre déchirant éveil à l’Espace et au Temps, notre fié­vreuse nostalgie de l’état sans conscience où nous dor­mions dans les replis de la Nature.

De même, s’éveillant peu à peu à la raison et au sens de lui-même, l’enfant naît-il une seconde fois, et tout aussi irréversiblement que la première. De la nuit amniotique au sein de sa mère, il naît d’abord en la lumière physique avant d’entrer dans la lumière de l’intelligence : les pre­miers temps de notre vie sont hors du Temps, de la mémoire, de la causalité, probablement très semblables aux premiers temps de l’homme sur la Terre. Puis, nous savons qui nous sommes, ou croyons le savoir, et tout nous devient souffrance, comme si l’on nous avait chassés d’un paradis où la souffrance existait sans doute aussi mais sans se distinguer vraiment du plaisir et de toutes les autres formes de sensation.

Le parallèle vaut, bien sûr, dans les deux sens. Notre enfance en tant qu’individu élucide notre enfance en tant qu’espèce qui, simultanément, l’explique. Chacun de nous est la réplique et le résumé de l’humanité entière, possède, en quelque sorte, un archéoconscient qui l’anime et lui permet de raconter, au fil des jours, ce qui, au fil des mil­lénaires, ne cesse de s’écouler.

Et nous ne pouvons pas plus revenir en arrière — à l’âge qui précède celui de la mémoire et de la raison, ou à celui, encore plus intemporel, où nous étions dans les flancs de notre mère — que nous ne pouvions, en cette ère lointaine, rebrousser chemin et, quittant le statut d’homo sapiens, redevenir homo erectus, redevenir ces crétins merveilleux qui se tenaient droit, taillaient des outils, capturaient le feu et dont notre nostalgie, depuis lors, a fait les habitants d’Éden.

Trop tard. La Nature nous avait expulsés de son sein en nous initiant à notre propre mort, en donnant un sens, véri­dique ou fallacieux, à ce qui nous entourait, en rattachant chaque geste à un autre geste avant et à un autre après, en tissant la continuité des choses, en les faisant paraître iné­luctables, les unes entraînant fatalement les autres, jusqu’à la Mort.

Pour mieux comprendre et ce qui s’est passé et le symbole que nous en avons tiré, remontons à l’époque où, inter­minablement, tombait la neige, où le niveau des océans baissait — dans certains cas de cent soixante-dix mètres —, où des terres apparaissaient et des montagnes disparais­saient sous les calottes glaciaires et où, çà et là, la croûte terrestre s’effondrait : les hordes des premiers hommes marchaient alors droit devant elles, chassées du monde opulent et généreux où elles avaient toujours vécu.

Ce n’étaient même pas encore les néandertaliens, car cela se passait il y a deux cent mille ans — et cela dura environ soixante-quinze mille ans, au cours desquels la malédiction poursuivit les créatures et les contraignit à se développer. À cette glaciation, succéda une période de réchauffement, qui dura quelque cinquante mille ans et que suivit, il y a soixante-quinze mille ans, une nouvelle glaciation, de quarante mille ans encore. Aiguillonnés à leur tour par la malédiction qui les chassait de leurs régions paradisiaques, les néandertaliens, cette fois, émi­grèrent dans des pays dédaignés par leurs ancêtres, qui s’étaient confinés en Europe. Ainsi gagnèrent-ils l’Afrique et le cœur de l’Asie.

Toujours, et de plus en plus précise, se retrouve cette image de l’homme chassé de lieux enchanteurs et devant, pour survivre, s’adapter aux conditions d’une Nature sans merci, imposées par le ciel sous cette forme de tempêtes de neige où la Terre semble mourir et où tout disparaît. Quel plus grand châtiment imaginer que cette blanche apocalypse ? La faute a dû être bien grande, dont nul ne sait pourtant ce qu’elle a été, pour qu’il fût infligé, anéan­tissant tout dans son silence et son gel.

Mais sous cette Terre assassinée, dans ses flancs enseve­lis sous les glaces, a grandi l’embryon d’un nouveau monde. Et au moment du Dégel, dans l’hymne de la Terre délivrée, au cœur des forêts ressuscitées, parmi l’herbe reverdie, dans le paradis restitué, l’homme a découvert en lui de nouveaux yeux qu’avait ouverts la rigueur du « châ­timent » et de nouveaux pouvoirs qui s’étaient alors déve­loppés : il pouvait parler, il pouvait sentir couler le Temps comme l’eau des glaciers qui fondaient autour de lui, il pouvait deviner l’Espace cosmique que lui révélait le ciel dénudé de ses nuages de neige et, peut-être, de ses nues de poussières cosmiques que certains croient être à l’origine des glaciations.

Et du dedans, parce qu’il avait tant lutté contre elle afin de ne pas disparaître, il pouvait reconnaître la Mort, comparer le gel silencieux où elle immobilisait le corps des vivants à celui qui avait régné sur la Terre et qu’il avait fallu traverser pour être sauvé. Alors, il pouvait peut-être imaginer pour le défunt une autre vie en une région plus clémente, semblable à celle, giboyeuse et fleu­rie, qu’il avait atteinte à force d’épreuves, et il pouvait croire en Dieu.

Les quatre découvertes sont liées et figurent les attri­buts spécifiques de l’homme : le langage cohérent [4], le sens de l’Espace et du Temps, le sens de la Mort, le sens de Dieu.

Interdépendants, ils se contiennent même réciproque­ment. Mais le sens de Dieu est sans doute ce que l’esprit moderne, abusé par l’idée qu’il se fait des religions, a le plus de mal à accepter. Or, il n’est pas question d’évoquer les églises, leurs erreurs et leurs gloires. Il s’agit d’un mou­vement où l’être reconnaît l’existence de ce qui n’est ni lui ni le monde — et à quoi le religieux peut donner un nom et l’athée un autre nom sans que ni l’un ni l’autre l’aient défini, sans qu’ils parviennent à s’en rapprocher ou à le nier. Tout ce que l’on peut dire, en effet, n’empêche Dieu ni d’exister ni d’être différent de ce qu’imagine le croyant.

Car il s’agit en réalité de dimensions, ainsi que le sug­gèrent les autres découvertes de cette ère lointaine où la pensée a vu le jour. Tout comme ce qui, à nos yeux, donne apparence à l’Espace et tout comme le Temps, Dieu est une dimension de l’univers. Ce qu’aujourd’hui nous appe­lons Dieu est le visage sans traits de l’univers — ou l’uni­vers est, avec ses traits innombrables, le visage de Dieu.

Dès lors, la conquête de l’Espace à laquelle œuvre aujourd’hui notre fougue, et qui ne peut se faire que le Temps ne soit lui-même conquis, correspondrait fatale­ment à une conquête de la Mort, laquelle équivaudrait pour sa part à une découverte, en nous, d’une Divinité dont nul, parmi nous, ne se doute.

Jusqu’au bout, doivent être unis en un faisceau les fils de notre destinée. Liés tandis que faisaient rage les oura­gans de neige, il y a des dizaines de milliers d’années, rien n’est encore parvenu à les séparer. Nécessairement la maî­trise de l’un nous accordera celle des autres. Ce qui a per­mis que survivent, dans les toundras européennes ou au seuil des jungles africaines, des troupeaux effarés d’hommes archaïques, de petits clans de cannibales écra­sés par la toute-puissance des éléments, ce qui leur a donné, physiquement et psychologiquement, les moyens de s’élever au-dessus de la Nature ordinaire, cela est aujourd’hui en nous, en cet archéoconscient évoqué tout à l’heure, et, à notre insu même, cela doit nous guider vers d’imprévisibles issues.

Nous croyons volontiers que, jamais, la vie sur la Terre ne fut plus menacée qu’à notre époque d’armement nucléaire. Or, elle le fut autrefois au moins autant, sinon, peut-être, davantage : lors de ces formidables glaciations qui, pendant des dizaines de millénaires, ont fait périr les créatures.

De cette ordalie, nous sommes nés, fils de la douleur de vivre et voulant la douceur d’exister. Nous sommes les fils de ceux qui, ayant remporté la science de dimensions jamais perçues auparavant, le prouvaient par ces fosses creusées à coups de silex pour y déposer, dans l’attitude de l’enfant non né encore, le cadavre replié des êtres à qui un nouveau regard avait été donné.

Nulle révolution, depuis, n’a été plus grande que celle-là, qui consistait à coucher les morts dans l’argile. Nul enseignement spirituel n’a davantage ouvert les portes de la conscience que cette intrusion irréversible d’une autre manière de sentir la réalité. Au bord de ces tombes où le défunt va pour jamais s’enfoncer et déployer les racines du sacré, dans cette acceptation de l’immobi­lité de la Mort, le Temps s’est mis en marche, qu’après bien des cycles, propulsant des vivants dans le ciel, nous rêvons aujourd’hui d’arrêter à son tour, ou bien de dépas­ser.

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 1 Témoin, à Java, sur les berges du fleuve Solo, un « ossuaire datant de cent mille ans et ne comportant guère que des crânes. Sur neuf des onze crânes mis au jour, le trou occipital avait été élargi — probablement pour qu’il fût possible d’extraire la cervelle et de la manger.

2 Il est probable qu’auparavant et encore à la même époque les hommes se sont entre-dévorés à la manière des animaux. Mais ce dont il s’agit ici est dif­férent, l’anthropophagie dont on a retrouvé les traces s’accompagnant d’une inhumation qui en révèle le sens véritable.

3 On a retrouvé en Irak le squelette d’un homme qu’une malformation de naissance empêchait de se servir de ses membres supérieurs et qui dépendait donc entièrement des autres pour se nourrir et se défendre.

4 De nombreux paléontologues considèrent que le langage daterait de l’homme de Néandertal et, à l’appui de leur théorie, font valoir sa dextralité : d’après le sens des stries laissées dans l’émail des dents par des couteaux de pierre ayant pu servir, comme chez les Esquimaux, à couper la viande déjà par­tiellement mise en bouche, on a pu établir, en effet, qu’il préférait se servir de sa main droite — ce qui est le propre de l’homme, toutes les autres espèces utilisant indifféremment les deux.

D’autre part, il est possible que l’évolution de la voûte arquée du pharynx ait affecté la structure globale du cerveau humain. La formation d’un pharynx sus­ceptible de produire toute la gamme des sons émis par l’homme actuel se serait produite il y a environ soixante mille ans, à l’époque dont datent les premières tombes connues.

De récentes observations ont, par ailleurs, permis d’établir que l’homme de Tautavel, il y a quatre cent mille ans, était déjà capable d’un langage articulé. Une petite saillie de l’encéphale au niveau de la tempe gauche trahissant l’exis­tence de la zone de Broca, motrice du langage, a mis les chercheurs sur la piste. L’étude de son tractus vocal a révélé qu’il était, comme l’homme de Néandertal, incapable de prononcer les voyelles a, i et u, tandis que le relief interne et osseux de sa mâchoire lui interdisait les consonnes k, g, s, z, j et ch.

Il va de soi que l’émission de sons variés n’est pas nécessairement le signe d’un langage intelligent. De même qu’avant de pouvoir s’exprimer le petit enfant passe toute une période à former des sons qui n’ont aucun sens, de même est-il probable que le langage de l’homme de Tautavel n’était que phonique et non pas signifiant. De surcroît, il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui l’enfant reproduit les sons qu’on lui enseigne et reçoit donc son langage surtout de l’extérieur, alors que, dans le cas des premiers hommes, le langage s’est lentement manifesté de l’intérieur : il a fallu tout créer, et l’on se doute que cela a pu prendre des dizaines de milliers d’années pour arriver au stade visionnaire des Néandertaliens capables de nommer la Mort.