Le zen et les arts : Le théâtre No

Introduction Dans l’ancien théâtre japonais, toujours d’une extraordinaire vitalité, trois grandes formes de l’art dramatique ont résisté au temps : le Kabuki ou théâtre populaire, le Bunraku, plus distingué, avec ses admirables marionnettes, enfin le mystérieux et classique Nô. Le Kabuki et le Bunraku datent du XVIIe siècle ; le répertoire du Nô appartient aux […]

Introduction

Dans l’ancien théâtre japonais, toujours d’une extraordinaire vitalité, trois grandes formes de l’art dramatique ont résisté au temps : le Kabuki ou théâtre populaire, le Bunraku, plus distingué, avec ses admirables marionnettes, enfin le mystérieux et classique Nô. Le Kabuki et le Bunraku datent du XVIIe siècle ; le répertoire du Nô appartient aux XIVe et XVe. C’est le Nô, moyenâgeux et symbolique, qui a le plus séduit l’imagination des grands écrivains tels que Paul Claudel, Ezra Pound, William Butler Yeats et Arthur Waley.

Celui qui assiste à un spectacle Nô ne l’oublie jamais, même s’il s’avoue incapable d’exprimer la nature de son enchantement. Le Nô explore le temps et l’espace selon des voies très différentes de celle de notre esthétique occidentale et sans aucun doute par des moyens très éloignés de notre conception de la dramaturgie. Même si l’on ne peut suivre le « livret » ou utai, comme font les intellectuels et esthètes japonais éclairés, l’envoûtement de la représentation demeure, indépendamment de l’« histoire ». Quelques-uns des éléments traditionnels qui contribuent à créer la magie particulière du Nô sont : l’utilisation étrange de la voix humaine, comme libérée des lois de la respiration normale ; les cris aigus et les espèces de miaulements du chœur ; l’intervention occasionnelle de quelques notes de flûte tristes et solitaires ; le cliquetis des bâtons et les tonalités variées de trois sortes de tambours ; les danses fantomatiques auxquelles participent les corps, les éventails, les vêtements, évoquant des bateaux dans le vent ou des oiseaux suspendus dans les airs ; le mouvement du pied de l’acteur principal, dans son tabi blanc, et la façon dont il frappe soudain le plancher nu et sonore de la scène ; les costumes d’une variété et d’une couleur étonnantes ; le « réalisme fantastique » des masques de bois ; enfin et pardessus tout l’utilisation subtile du vide et du silence, celui-ci n’étant brisé parfois que par le bruit de la grenouille sautant dans la mare du célèbre haïku de Bashô…

Dans son livre sur la littérature japonaise, Donald Keene nous propose un commentaire et une interprétation plus complètes du Nô, tant de ses formes extérieures que de ses simplifications. Les voici :

« A beaucoup d’égards, le Nô ressemble à la tragédie grecque. Nous y retrouvons d’abord la même combinaison du texte, de la musique et de la danse. Ensuite, tous deux utilisent le chœur, bien que dans le Nô celui-ci ne prenne jamais part à l’action, se bornant à intervenir lorsque le danseur principal entre en jeu. Enfin, le Nô, comme la tragédie grecque, utilise des masques, même s’ils sont réservés au danseur principal et à ses compagnons, notamment lorsqu’ils jouent des rôles féminins. La sculpture des masques a toujours été considérée au Japon comme un art de premier plan et ces masques comme les costumes luxueux ajoutent beaucoup à la beauté visuelle du Nô. Par contraste, le décor est à peine esquissé, consistant d’ordinaire en une simple évocation impressionniste des principaux objets suggérés. La musique, du moins pour un auditeur occidental, n’est pas très recherchée, dépassant rarement le niveau de la mélopée et se bornant le plus souvent à souligner le texte. À certains moments importants de l’action (si l’on peut dire), on joue de la flûte et de plusieurs tambours, pour exprimer la tension du drame. Les théâtres où se déroulent les spectacles Nô sont petits. Ils sont constitués pour l’essentiel par le hashigakari, un praticable surélevé conduisant du vestiaire des acteurs à la scène à travers le public, et la scène elle-même, un carré de bois poli. Le public est assis de trois côtés de la scène (parfois deux seulement), laquelle est couverte d’un toit rappelant celui d’un temple. Les acteurs font leurs entrées à travers le public mais au-dessus de lui et disent leurs premières répliques avant d’avoir atteint la scène, ce qui est un moyen très efficace de présenter leur personnage.

« Les représentations durent environ six heures. Cinq drames Nô sont présentés au cours d’un même programme, selon un ordre fixé depuis le XVIe siècle. Le premier est une histoire de dieux, le second celle d’un guerrier, le troisième celle d’une femme, le quatrième celle d’un fou, et le dernier met en scène des démons ou parfois une fête ou un festin. Chaque pièce du répertoire Nô est classée dans une de ces catégories. Le but de ce programme fixe est de constituer un ensemble artistique complet, avec une introduction, un développement et une « chute ». La troisième pièce, celle qui a pour protagoniste une femme, est la plus populaire, mais présenter un programme complet composé uniquement de pièces de cette catégorie détruirait l’effet de l’ensemble, un peu comme si l’on représentait un opéra italien composé de cinq grandes scènes chantées successivement par cinq soprani différents…

« Le ton des drames Nô est grave, souvent tragique. Pour alléger l’atmosphère, on a adopté le principe d’entrecouper le programme de farces, qui sont parfois des parodies de la pièce qu’elles suivent. On pourrait croire que ce passage de la tragédie à la farce et vice-versa met à l’épreuve la sensibilité du public, mais il ne s’agit pas simplement d’intermèdes comiques dans le goût shakespearien, car les farces durent presque aussi longtemps que les pièces « sérieuses » et en sont souvent une dérision concertée. Il semble en fait que le public japonais goûte fort cet effet de contraste très appuyé.

« En général pourtant, le sel des farces japonaises nous laisse assez froids et lorsqu’un lecteur occidental pense au théâtre Nô, c’est surtout à ses tragédies. Quelles sont leurs qualités les plus remarquables ? D’abord et surtout, la forme poétique. Le texte se compose de vers alternés de 7 et 5 syllabes, comme presque toute la poésie japonaise, mais il atteint des hauteurs extraordinaires. Ces vers courts sont parfois étonnamment suggestifs et aigus, même si, pour un Occidental du moins, ils manquent de la puissance et de l’ampleur de la « grande poésie ». Le Nô constitue un cadre magnifique pour un poète dramatique. Il est en quelque manière un équivalent amplifié du haïku, mettant seulement en lumière les moments de plus grande intensité du drame et se bornant à suggérer le reste. Comme le haïku encore, il se compose de deux parties, l’intervalle entre les deux apparitions du principal danseur correspondant à l’interruption entre les deux thèmes du haïku — le soin de les relier entre elles étant laissé au spectateur. On y constate parfois aussi, comme dans beaucoup de haïkus, la rencontre de l’accidentel et de l’éternel. Ainsi, par exemple, dans la première partie du Nô intitulé Kumusaka, un prêtre voyageur rencontre le spectre du voleur Kumasaka, qui lui demande de prier pour l’âme d’une personne qu’il refuse de nommer. Plus tard, le même soir, le prêtre voit le voleur tel qu’il était de son vivant, et celui-ci « revit » les circonstances de sa mort dans une tirade passionnée qui s’achève par les mots :

« — Oh ! aide-moi à naître au bonheur !

« A ce moment, Kumasaka supplie le prêtre en joignant les mains, le coq chante, une blancheur brille dans la nuit. Kumasaka se cache le visage derrière la manche de sa robe et le récitant dit :

« — Il s’est retiré dans l’ombre des pins d’Akasaka…

« La rencontre du prêtre et du voleur est fortuite, c’est un simple incident, mais l’effort désespéré du voleur pour fuir son passé sur le chemin du salut se poursuit éternellement.

« Dans le Nô comme dans le haïku, on retrouve l’enseignement du bouddhisme zen — et notamment dans la forme même de ce théâtre, le dépouillement de ses thèmes dramatiques et la simplicité de leur mise en scène. L’influence du Zen sur le Nô est probablement due pour une grande part à Kanami et à Seami, dont on sait les liens avec la cour des shoguns où les maîtres du Zen jouaient un rôle important. L’utilisation des idées du Zen prend dans le Nô divers aspects. Dans la plupart des pièces, le second protagoniste (le waki) est un prêtre qui utilise parfois le langage même du bouddhisme zen. Dans la pièce de Sotoba Komachi (qu’on va lire), l’une des plus célèbres, c’est la poétesse Komachi qui formule les doctrines du Zen plus encore que les prêtres. »

N. W. R.

***

Sotoba Komachi par Kwanami

Voici en quels termes Arthur Waley présente sa traduction anglaise de Sotoba Komachi :

« Selon la légende, Komachi avait eu dans sa jeunesse de nombreux amants, mais elle était cruelle et se moquait d’eux. L’un d’entre eux, Shii-no-Shosho, venait de loin pour lui faire sa cour. Elle lui dit qu’elle ne l’écouterait pas tant qu’il ne lui aurait pas fait cent visites nocturnes. Il vint donc la voir quatre-vingt-dix-neuf nuits de suite malgré la pluie, la tempête, la neige et le vent — mais la dernière nuit, il mourut.

« Un jour, alors qu’elle vieillissait, le poète Yasuhide lui demanda de l’accompagner à Mikawa. Elle lui répondit par ce poème :

Je suis solitaire

comme un roseau déraciné.

Si la rivière m’entraînait

alors, sans doute, j’irais.

« Lorsqu’elle fut tout à fait vieille, ses amis l’abandonnèrent et elle perdit la raison. Elle se mit à errer, déchue, mendiant et tenant des propos dépourvus de sens.

« La pièce nous montre que sa folie était une conséquence de sa « possession » par l’âme de l’amant qu’elle avait tourmenté. Elle fut délivrée de cette possession par la vertu d’un Stupa [1] sacré, un tronc d’arbre creusé de cinq trous, symbolisant les cinq Éléments, sur lequel elle s’était- assise pour se reposer.

« Dans son débat avec les prêtres, Komachi défend les doctrines du Zen, qui n’a besoin ni d’écritures sacrées ni d’idoles ; les prêtres, eux, défendent les doctrines de la secte Shingon, qui promet le salut par la prière et l’adoration d’images saintes.

« Nous savons par Seami lui-même que l’auteur est son propre père, Kwanami Kiyotsugu. Kwanami écrivit une autre pièce, Shi-no-Shosho [2], dont le héros est l’amant malheureux de Komachi et celle-ci le tsure ou personnage secondaire.

« Seami a lui aussi utilisé le personnage de Komachi dans sa pièce Sekidera Komachi, où il nous conte comment, alors qu’elle était très vieille, les prêtres de Sekidera l’invitèrent à danser à la fête de Tanabata et comment, en dansant, elle redevint jeune pour un instant.

« Les personnages de Sotoba Komachi sont : un prêtre de Koyasan, Ono-no-Komachi, un second prêtre et le chœur. »

PREMIER PRÊTRE. — Nous qui avons bâti notre demeure sur de modestes collines [3], nous cherchons la solitude dans les profondeurs de notre cœur.

(Il se tourne vers le public.)

Je suis un prêtre de Koyasan. Je suis tenté de me rendre dans la capitale pour visiter ses temples et ses sanctuaires.

Le Bouddha du Passé est mort, et celui qui sera le nouveau Bouddha n’est pas encore né.

SECOND PRÊTRE. — Nos vies se sont passées comme dans un rêve trompeur. Tout ce qui nous entoure est illusion et néant.

Pourtant nous avons eu la chance rare de recevoir à notre naissance forme humaine et, don plus précieux encore, plus difficile à mériter, nous fut donnée la doctrine de Bouddha, semence de notre salut.

Aussi une seule pensée m’occupe-t-elle : Comment faire fleurir cette graine, pour pouvoir enfin arracher de mon dos cette sombre soutane ?

Sachant les vies qui ont précédé ma naissance, je n’ai aucun amour pour ceux qui m’ont donné celle-ci, et n’attends pas de l’enfant que j’ai engendré (n’ai-je pas désavoué ces liens vides de sens ?)

Mille lieues sont peu de chose pour les pieds du pèlerin.

Un champ est son lit et les collines sa demeure jusqu’à la fin du voyage.

PREMIER PRÊTRE. — Nous avons marché si vite que voici les pins d’Abeno, au pays de Tsu. Reposons-nous.

(Ils s’asseyent.)

KOMACHI. Tel un roseau déraciné si le flot m’entraînait sans doute avancerais-je [4], Mais aucune vague, aucun courant ne m’emporte.

Jadis j’étais pleine d’orgueil : couronnée de tresses, ô liens heureux, j’allais, tel un jeune saule, doucement portée par les vents du printemps.

Ma voix était celle d’un rossignol qui a bu la rosée.

J’étais plus adorable que les pétales épanouis de la rose sauvage juste avant qu’elle se fane.

Mais à présent je suis un objet de dégoût même pour les prostituées et les hommes se détournent de moi.

Les mois et les jours se suivent, ajoutant à mon malheur, je suis vieille, vieille de plusieurs siècles.

Dans la ville, je fuis le regard des hommes et, à l’aube, craignant qu’ils me reconnaissent, je fuis avec la lune la haute Cité des Cent Tours.

Aucun garde ne m’interroge, personne ne se soucie d’un si triste pèlerin.

Pourtant, je dois me cacher dans l’ombre des pins, au-delà du Tombeau des Amants et de la Colline de l’Automne ; au bord de la rivière Katsura, évitant les bateaux et le clair de lune.

(Elle dissimule son visage, effrayée par l’idée qu’on pourrait la reconnaître.)

Qui sont ces voyageurs ?

Oh ! je suis lasse. Je vais m’asseoir un instant sur ce tronc d’arbre et me reposer.

PREMIER PRÊTRE. — Viens ! Le soleil se couche, il faut nous hâter.

Regarde cette mendiante !

Elle s’est assise sur un Stupa sacré !

Je dois lui dire de ne pas s’asseoir là…

Écoute, là ! N’es-tu pas assise sur un Stupa sacré, le Corps même de Bouddha ?

Lève-toi et va te reposer plus loin.

KOMACHI. — Le Corps vénérable de Bouddha, dis-tu ? Mais je ne vois aucune inscription sur cette souche…

PREMIER PRÊTRE. — Même le petit arbre noir sur la colline ne peut se cacher quand il est en fleurs.

Et tu voudrais que cet arbre-ci, entaillé cinq fois, à la manière de la sainte forme de Bouddha, ne manifestât pas son pouvoir ?

KOMACHI. — Je suis moi aussi un pauvre rameau fané.

Mais il y a des fleurs dans mon cœur [5] qui ont peut-être la valeur d’une offrande ?

… Mais pourquoi appellent-on Corps de Bouddha ce tronc d’arbre ?

PREMIER PRÊTRE. — Écoute ! Ce Stupa est le Corps du Seigneur de Diamant [6]. C’est le symbole de son incarnation.

KOMACHI. — En quels éléments a-t-il choisi de s’incarner ?

PREMIER PRÊTRE. — L’eau, la terre, le vent, le feu et l’espace.

KOMACHI. — L’homme aussi est fait d’eux. Quelle est donc la différence ?

PREMIER PRÊTRE. — Les formes sont les mêmes mais non la vertu.

KOMACHI. — Et quelle est la vertu du Stupa ?

PREMIER PRÊTRE. — « Celui qui a posé son regard une fois sur le Stupa évitera à jamais les Trois Chemins du Mal [7] ».

KOMACHI. — « Une seule pensée peut semer le salut dans le cœur [8]. » Cela est-il d’un moindre prix ?

SECOND PRÊTRE. — Si ton cœur a vu le salut, comment se fait-il que tu te traînes ainsi dans le monde ?

KOMACHI. — C’est mon corps qui se traîne ; mon cœur l’a quitté depuis longtemps.

PREMIER PRÊTRE. Tu n’as pas de cœur du tout, car tu aurais reconnu le Corps de Bouddha.

KOMACHI. — C’est parce que je le connaissais que je suis venue le voir !

SECOND PRÊTRE. — Et sachant ce que tu sais, tu t’es assise sur lui sans un mot de prière ?

KOMACHI. — Il était déjà sur le sol. Quel mal pouvais-je lui faire en me reposant sur lui ?

PREMIER PRÊTRE. — C’est un geste de discorde [9].

KOMACHI. — Le salut naît parfois de la discorde.

SECOND PRÊTRE. — Ou de la malice de Daiba [10]…

KOMACHI. — Comme du pardon de Kwannon [11].

PREMIER PRÊTRE. — De la sottise de Handoku [12]…

KOMACHI. — Comme de la sagesse de Monju [13].

SECOND PRÊTRE. — Ce qu’on appelle le Mal…

KOMACHI. — … est le Bien.

PREMIER PRÊTRE. — Et ce qu’on appelle Illusion…

KOMACHI. — … est le Salut [14].

SECOND PRÊTRE. — Car le Salut…

KOMACHI. — … ne peut être planté comme un arbre.

PREMIER PRÊTRE. — Et le Miroir du Cœur…

KOMACHI. — … est accroché dans le vide.

LE CHŒUR, parlant tour Komachi. — « Rien n’est réel

Entre Bouddha et l’Homme

il n’y a qu’une différence apparente

conçue pour le bien des humbles, des mal-instruits,

que Bouddha a fait vœu de sauver.

Le péché lui-même peut être l’échelle du salut »

Ainsi parla-t-elle avec passion et les prêtres dirent :

« Cette âme déchue est une sainte »

En s’inclinant devant elle

par trois fois ils lui rendirent hommage.

KOMACHI. — À présent, enhardie, je vais vous poser une plaisante énigme :

« Si j’étais dans le Ciel, ce Stupa serait un siège peu indiqué.

Mais ici, dans le monde extérieur, quel mal ai-je fait [15] ? »

LE CHŒUR. — Les prêtres l’avaient d’abord réprimandée, mais ils avaient trouvé à qui parler.

PREMIER PRÊTRE. — Qui es-tu ? Dis-nous ton nom et nous prierons pour toi après ta mort.

KOMACHI. — La honte m’envahit quand je dis mon nom, mais si vous voulez prier pour moi, j’essaierai…

Voici mon nom, inscrivez-le sur vos tablettes : je suis ce qui reste de Komachi, fille de Ono-no-Yoshizane, gouverneur du pays de Derva.

LES PRÊTRES. – Oh ! quelle pitié !

Est-ce donc là Komachi, qui jadis fut une fleur éclatante, la belle Komachi dont les sourcils noirs ressemblaient à deux jeunes lunes, dont le visage était toujours fardé de blanc, et dont les innombrables robes damasquinées emplissaient des salles entières parfumées de santal ?

KOMACHI. — Je faisais des poèmes dans notre langue et dans celle de la Cour étrangère.

LE CHŒUR. — La coupe qu’elle tenait à la fête

versait un peu de sa lumière lunaire sur sa manche…

Oh ! Comme elle est tombée de haut !

À présent la blancheur de l’hiver

couronne sa tête.

Où sont ses tresses adorablement nouées

et ses rouleaux de jais ?

À présent ses cheveux sont pareils au foin

et ses rares boucles blanchissent

sur sa peau flétrie.

(Il parle pour Komachi.)

« Oh ! ne m’éclaire pas, lumière de l’aube !

O nuit, laisse-moi tacher ma honte !

(Komachi se couvre le visage.)

LE CHŒUR, parlant pour le prêtre. — Que portes-tu dans ce sac pendu à ton cou ?

KOMACHI. — La mort peut venir aujourd’hui, ou la faim demain. Ce sont quelques baies et un gâteau de mil.

LE CHŒUR. — Et dans ce sac que tu as sur le dos ?

KOMACHI. — Une robe souillée de poussière et de sueur.

LE CHŒUR. — Et dans ce panier à ton bras ?

KOMACHI. — Des flèches blanches et noires.

LE CHŒUR. — Son manteau est en loques.

KOMACHI. — Mon chapeau déchiré…

LE CHŒUR. — Elle ne peut nous cacher son visage

et comme elle boite !

(Il parle pour Komachi, tandis qu’elle mime ses propos.)

Comment tarir les larmes qui coulent de mes yeux ?

À présent, errant sur les routes,

je demande l’aumône aux passants.

Et lorsqu’ils ne veulent rien me donner,

une rage mauvaise, une vraie folie me possède.

Ma voix change…

Oh ! quelle chose terrible !

KOMACHI, tendant son chapeau aux prêtres avec des glapissements menaçants. — Grrr! Vous, les prêtres, donnez-moi quelque chose… Aaah !

PREMIER PRÊTRE. — Que veux-tu ?

KOMACHI. — Laissez-moi aller retrouver Komachi [16].

PREMIER PRÊTRE. — Mais tu nous as dit que tu étais Komachi ! Quelles sornettes nous débites-tu là ?

KOMACHI. — Non, non… Komachi était très belle

Elle recevait beaucoup de lettres épaisses comme des gouttes de la pluie d’été, mais elle ne répondait jamais, pas un seul mot.

Et à présent, pour sa punition, la voici vieille de cent années…

Oh ! je l’aime, je l’aime !

PREMIER PRÊTRE. — Tu aimes Komachi ? Mais quel esprit te possède donc ?

KOMACHI. — Beaucoup lui ont voué leur cœur, mais de tous c’est Shosho qui l’aimait le mieux, Shu-no-Shosho, de l’Herbe Profonde [17]

LE CHŒUR, parlant tour Komachi, c’est-à-dire pour l’esprit de Shosho.

La roue tourne à l’envers,

je revis le cycle de mes épreuves…

Quelle heure est-il ? C’est le crépuscule.

Seul au clair de lune, je dois poursuivre ma route

malgré les veilleurs aux barrières.

Ils ne m’arrêteront pas !

(Les serviteurs habillent Komachi avec les vêtements de Shosho.)

LE CHŒUR, parlant pour Komachi tandis que, vêtue comme Shosho, elle mime son voyage nocturne. — Au clair de lune, dans l’obscurité,

sous la pluie nocturne j’allais,

dans le vent, sous les feuilles qui tombaient,

dans la neige épaisse…

KOMACHI. — … et quand l’eau s’égouttait des toits.

LE CHŒUR. — Sans cesse, allant et revenant, allant et revenant,

une nuit, deux nuits, trois nuits,

dix nuits — et c’était la nuit de la moisson…

Jamais je ne la voyais, et j’allais sans fin, fidèle, fidèle comme le coq qui annonce chaque aube…

Je devais faire cent fois le voyage,

il n’en restait plus qu’un…

KOMACHI, revivant l’agonie de Shosho. — Mon regard se trouble ! Oh ! quelle souffrance, quelle souffrance !

LE CHŒUR. — Oh ! quelle souffrance et quel désespoir !

Avant la centième nuit

il est mort, Shii-no-Shosho le soldat…

(Parlant pour Komachi qui est à présent délivrée de la « possession ».)

Était-ce son esprit qui me possédait ?

Était-ce sa colère qui m’a fait perdre l’esprit ?

Si c’est ainsi, laissez-moi prier pour obtenir la vie qui suivra celle-ci,

où je connaîtrai enfin la paix,

entassant le sable

jusqu’à ce que je sois polie comme l’or [18].

Voyez, j’offre mes fleurs [19] à Bouddha

de mes deux mains jointes.

Puisse-t-il me conduire sur le Sentier de la Vérité !

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1 Mot sanscrit dont l’équivalent japonais est sotoba.

2 Plus connue sous le titre de Kayoi Komachi.

3 Le temple de Koyasan est moins retiré que la plupart des temples de montagne.

4 Voir plus haut.

5 Les « fleurs du cœur », hokoro no hana, sont synonymes de poésie.

6 Vajrasettva, lui-même incarnation de Vairodhana, le premier Bouddha de la secte Shingon.

7 Nirvana Sutra.

8 Avatamsuka Sutra.

9 Littéralement : « un karma discordant ».

10 Un disciple pervers, également appelé Datta, qui atteignit finalement à l’illumination.

11 Déesse de la Pitié.

12 Un disciple dont l’ignorance était telle qu’il ne pouvait réciter un seul verset de l’Écriture.

13 Dieu de la Sagesse.

14 Nirvana Sutra.

15 Cette question repose sur un jeu de mots entre Stupa (en japonais sotoba) et soto-wa, qui signifie « extérieur ».

16 À partir d’ici, Komachi est « possédée » par l’esprit de Shosho, son amant malheureux (cette scène, à la représentation, est beaucoup plus longue que ne le suggère le texte).

17 Fukagusa, le lieu où Shosho était né, signifie « herbe profonde ».

18 La couleur des saints.

19 C’est-à-dire : « mon talent de poète ».