Vieux texte dont les idées restent actuelles
(Revue Spiritualité. No 1. Décembre 1944)
Qui n’aspire aujourd’hui à la paix ? Le mot est dans toutes les bouches, dans tous les cœurs. Combien réalisent toutefois ce que représente vraiment la paix, la paix véritable ? Sans doute, au sortir de l’horrible tourmente, l’immensité des souffrances créera-t-elle chez tous un besoin, un désir de paix, lequel semblera devoir bannir à jamais désormais tout esprit guerrier. Mais ce, serait se bercer d’une folle illusion que de croire à la pérennité de ces sentiments. Ce serait, s’abuser sur les causes profondes qui ont amené l’effroyable cataclysme actuel que de penser qu’il suffit de désirer ardemment, universellement même, la paix, pour la voir refleurir aussitôt et régner définitivement sur le monde. Ce serait d’ailleurs une non moindre erreur que de croire que la paix future dépendra uniquement d’une meilleure forme d’organisation politique et économique mondiale et que les seules garanties internationales et les précautions militaires que les nations libres semblent décidées à instaurer pour l’avenir, suffiront pour détourner à jamais le spectre de la guerre. Certes, l’organisme international et les moyens que l’on projette pour prévenir les agressions et assurer la paix future ne doivent pas être sous- estimés : de plus, ils sont perfectibles. Néanmoins — et on l’a dit bien souvent les institutions, quelles qu’elles soient, ne valent qu’autant que valent les hommes qui s’en servent, c’est-à-dire que par l’esprit même qui préside à pleur création et à leur fonctionnement. C’est ainsi que la démocratie ne vaut pas mieux que le despotisme exécré, si ces hommes représentatifs abusent de ce bien précieux, la liberté, pour laisser s’épanouir la licence, le désordre, la violence, maux que le dictateur prétend réduire, en supprimant au contraire toute liberté individuelle. La liberté est un bien dont l’homme doit se montrer digne elle doit ennoblir l’individu et non pas l’avilir.
De même, la paix véritable est pareillement le fruit d’une conquête spirituelle, un bien qu’il nous faut mériter. Faute de le comprendre, nous sombrerons à nouveau dans la guerre, en dépit du progrès, même des institutions par lesquelles nous prétendons l’éliminer. Guerres et révolutions sont moins des événements venant fondre sur nous de l’extérieur, engendrés par des causes, extérieures à nous-mêmes, que l’expression d’un état psychologique intérieur et, généralisée qui les détermine. Guerres et révolutions ne sont pas des fléaux de Dieu : ce n’est là qu’une image symbolique. Mais elles sont le fait de l’homme et ne sont déchaînées par leurs agents responsables (dictateurs, monarques ou conquérants) que parce qu’elles répondent à un complexe de forces intérieures, à un déterminisme de tendances généralisées dans l’élite ou dans les masses populaires. Toute une gamme de sentiments obscurs, avoués ou dissimulés, tels l’orgueil, l’ambition, la jalousie, la cupidité, etc… fomentent sourdement l’antagonisme entre les races, les classes, les individus et c’est cette psychologie secrète, souterraine, qui détermine finalement les événements mêmes qui ne sont plus dès lors que la traduction matérialisée du psychisme collectif sur le plan physique de notre monde. L’homme récolte la guerre quand il en a laissé fructifier la semence dans son cœur.
Ceci n’est certes pas dit pour minimiser la culpabilité des chefs criminels qui ont déclenché la guerre. Chacun en ce monde demeure responsable de ses propres actes. Mais le destin des peuples orgueilleux ou avides est tel qu’ils trouvent toujours à point nommé un chef qui, par son caractère et ses propres tendances, personnifie ou concrétise en sa personne les fausses doctrines et les mauvais sentiments qui se sont propagés dans leur sein. Ces fausses doctrines pourtant nous étaient présentées comme des vérités absolues, indiscutables : droit absolu des peuples de disposer d’eux-mêmes, racisme et espace vital, légitimant l’agression et la conquête, dynamisme des peuples jeunes s’opposant au statisme des peuples décadents, avec comme indices de référence leurs institutions respectives, le totalitarisme, d’une part, la démocratie, de l’autre, etc… toutes doctrines délétères, sophismes dangereux, parce qu’ils méconnaissent le principe (fondamental de l’unité humaine et de l’étroite solidarité de tous qui en résulte avec les devoirs qui s’ensuivent pour chacun. Tout homme en effet est un être à la fois individuel et social. Si chacun de nous est un être individuel qui a ses droits propres, il est également un être social, ce qui entraîne pour lui des devoirs corrélatifs a ses droits. Si donc cette double caractéristique implique pour chaque individu de respecter le droit égal à son voisin, elle implique au même titre pour chaque nation la nécessité de remplir ses devoirs sociaux, autrement dit de respecter ses obligations internationales.
Pas de droits donc sans devoirs correspondants.
Comment des vérités aussi élémentaires ont-elles pu être méconnues par des peuples dits civilisés ? La faveur extrême des idéologies fausses et dangereuses qui ont prévalu de nos jours s’explique en partie par le fait qu’elles encourageaient l’égoïsme et les passions multiples qui gouvernent l’âme collective des nations comme elles gouvernent l’âme particulière des individus ; par le fait aussi qu’elles s’appuyaient sur une conception pseudo-scientifique de la vie, celle-ci devant s’interpréter, nous dit-on, comme une lutte féroce, sans merci, entre les intérêts et des appétits rivaux, et cette lutte nous étant présentée dès lors comme une nécessité vitale et une loi de progrès pour l’humanité. Ce n’est là, affirmaient les sophistes, que l’application à la sociologie humaine de la loi naturelle de la concurrence vitale, découverte par Darwin. Comme si cette loi de férocité, le « struggle for life » était une loi fatale absolue, même dans le règne animal, où se rencontre aussi l’entraide, la coopération ; comme si surtout l’homme ne se distinguait précisément de l’animal par ses facultés supérieures d’intelligence, d’amour et de volonté.
Ce prétendu déterminisme rigoureux, gouvernant la biologie et l’histoire naturelle, on prétendit donc l’appliquer à la sociologie et à l’histoire de l’humanité. On affirma doctoralement que, de même que les espèces animales, l’espèce humaine avait son existence et son devenir conditionnés par ses seuls besoins économiques et ses ressources alimentaires en rapport avec l’accroissement de la population ; que dans ces conditions la lutte pour la vie, le droit du plus fort ou la survivance du plus apte, devait être considéré comme une loi inéluctable de sélection applicable aux rapports entre les différents groupes humains, cette primauté de la force conditionnant seule le développement progressif des peuples comme des individus. La force créait donc le droit. Les valeurs spirituelles étaient méconnues, sacrifiées. De tels sophismes furent ainsi propagés comme vérités premières justifiant des impérialismes agressifs et conquérants. Que l’on relise « Mein Kampf ».
Quoiqu’il en soit, il est clair que jamais la paix du monde, la paix entre les nations, et, au sein de chacune d’elles, la paix sociale entre les classes et les différents groupes ethniques qui forment la nation, ne pourra résulter de ces principes de lutte et de compétition égoïste que l’on nomme le droit du plus fort. La paix véritable ne pourra être, le fruit que d’un ordre nouveau où le droit de chacun ne s’établirait qu’en fonction de ses devoirs envers la communauté nationale ou internationale. On conçoit que pour cette réalisation même bien des progrès devront être accomplis, bien des préjugés redressés, bien des injustices sociales réparées, bien des égoïsmes surmontés, l’indigence et son exploitation supprimées. Bref, qu’un étroit esprit de coopération et d’entraide devra remplacer dans l’intérêt de tous l’ancien esprit d’antagonisme et de rivalité qui prévalait partout dans l’ordre périmé. Les organisations sociales ou syndicales ne seront plus dès lors des instruments de lutte, mais de coordination des intérêts particuliers dans l’intérêt général. Le sentiment de la solidarité de tous, gage de la paix, se substituera à cet esprit de méfiance, d’hostilité, de prévention, qui était une perpétuelle menace pour chacun. Quand cet esprit de paix régnera, les différends, apparemment irréductibles, qui opposent aujourd’hui les unes aux autres les classes, les races et les nations, les intérêts qui les divisent, les mentalités qui les séparent, trouveront facilement un terrain d’entente et de conciliation, parce qu’on comprendra mieux que l’intérêt général le commande et que cette diversité même des races, des nations, des cultures constitue par leur union et leur fécondation mutuelle un enrichissement pour l’humanité toute entière. Quand un membre de la communauté souffre, comment le corps tout entier ne s’en ressentirait-il pas ? Utopie, dira-t-on ! Mais l’utopie d’aujourd’hui est la réalité de demain, si elle est proposée fermement aux esprits comme le but à atteindre, le noble idéal à réaliser.
Mais encore, diront quelques-uns, comment dans l’ivresse et l’exaltation causées aux uns par la victoire, dans le désespoir causé aux autres par la défaite, dans ce flot tumultueux et contradictoire de passions, de haines, de rancunes, soulevées partout, comment découvrir les assises spirituelles nécessaires pour établir les fondations d’une paix stable et définitive? Le problème qui nous retient ici en effet est surtout d’ordre spirituel, sans que nous méconnaissions d’ailleurs l’importance des problèmes politiques, économiques et sociaux dont une juste solution doit contribuer à assurer la paix du monde. La guerre n’a pas eu que les causes économiques, et démocratiques, qui lui ont servi de prétexte apparent : elle a été déterminée également par des mobiles intérieurs, psychologiques, qui demeurent plus voilés au fond des consciences. C’est ce qu’il faut bien comprendre si l’on veut aboutir à une paix véritable. Il semble toutefois que la solution du problème spirituel qui s’impose à nous se heurte à une double loi contradictoire. D’une part, en effet, il y a la loi religieuse, que traduisent les préceptes des grands maîtres « La haine ne s’éteint pas par la haine, mais par l’amour », nous dit le Bouddha. « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, rendez le bien pour le mal », telles sont les paroles de Jésus. D’autre part, il y a également une loi naturelle, de Justice immanente, une loi stricte de cause à effet, le « Karma ». Cette loi naturelle est sans pitié. D’après elle, tôt ou tard, le bien est toujours récompensé, le mal toujours puni de façon adéquate ; œil pour œil, dent pour dent, Seulement, comme les sanctions divines ne sont pas toujours à notre échelle, qu’elles échappent souvent à nos regards, qu’elles sont souvent à échéances différées, cette loi impersonnelle de Justice immanente se traduit aussi dans notre conscience intime sous la forme d’un besoin immédiat de Justice sociale lequel exige, sans délai, la punition des crimes qui révoltent la conscience humaine. Soulignons ici que ces exigences de la conscience, représentant en nous une nécessité intérieure, un sursaut moral, une révolte contre le crime, ne peuvent être blâmées ni condamnées. Mais comment alors les concilier avec l’amour des hommes et le pardon des offenses, que nous enseignent les grands Instructeurs ? Cette conciliation demeure possible mais à la condition que nos exigences de justice demeurent impersonnelles à l’égard du crime et qu’elles ne se muent pas en nos propres désirs de vengeance personnelle, en assouvissement de nos rancunes, de nos préventions et de nos haines contre les individus. Car l’homme n’a pas le droit de haïr l’homme, ce dernier fut-il le plus grand des criminels. Mais nous pouvons poursuivre et demander le châtiment des coupables parce que des raisons supérieures et impersonnelles de justice sociale, d’ordre national ou international postulent de telles sanctions, adéquates aux actes que commettent les hommes.
L’impersonnalité de nos mobiles purifie alors notre attitude et la justifie. Bref, pour résumer, la paix véritable fleurira sur le monde quand les sentiments mauvais qui opposent aujourd’hui passionnément, aveuglément, les unes aux autres, classes, races ou nations, auront cessé, non pas d’exister — car nous ne sommes pas des anges — mais de prévaloir avec assez de force dans les mentalités pour réussir à diriger la conduite des hommes.