(Revue Question De. No 34. Janvier-Février 1980)
Les Grecs ont conservé le souvenir du labyrinthe sous la forme d’un mythe crétois, qui tire son origine d’une promesse non tenue faite par le roi Minos au dieu Poséidon. A ce dernier, Minos avait demandé de lui envoyer un présage qui confirmerait la faveur des dieux pour ses sujets. Poséidon avait répondu qu’il enverrait ce présage, à la condition que Minos s’engageât à sacrifier le premier être fabuleux qui lui serait envoyé. Peu après, un extraordinaire taureau blanc surgit de la mer. Minos, frappé par sa beauté, se repent de l’engagement qu’il a pris et décide de passer outre ; il sacrifie un autre animal et garde le taureau pour lui. Pour le punir de son parjure, Poséidon fait en sorte que Pasiphaé, l’épouse de Minos, tombe amoureuse du taureau et finisse par s’unir à lui. De cet étrange accouplement naît le Minotaure, être monstrueux à forme mi-animale mi-humaine. Minos s’adresse alors à l’architecte Dédale, et lui fait construire un palais aux mille salles, le Labyrinthe dans lequel il fait enfermer le Minotaure.
Le deuxième épisode du mythe a pour figure centrale Thésée, dont la tradition fait un héros hellénique par excellence. (D’où le proverbe athénien : « Rien sans Thésée »). Ayant déjà réalisé plusieurs exploits, Thésée décide de libérer les Grecs de la servitude dans laquelle le roi de Crète, Minos, les a réduits. Tous les neuf ans, Athènes devait en effet livrer à Minos un tribut constitué de sept jeunes gens et de sept jeunes filles. Ceux-ci, à leur arrivée dans l’île, étaient enfermés dans le Labyrinthe, où le Minotaure les dévorait. Aidé par la fille de Minos, Ariane, qui lui donne son célèbre fil, Thésée, qui s’est glissé parmi les victimes désignées, parvient à tuer le Minotaure et à ressortir du Labyrinthe. Dans la version du récit la plus répandue, Thésée part avec Ariane, qu’il abandonne dans l’île de Naxos ; dans une autre version, Athéna lui fait remettre la jeune fille à Dionysos. Par la suite, Thésée devint roi d’Athènes, qu’il gouverna avec sagesse, et participa avec les argonautes à l’expédition de la Toison d’Or. Le mythe d’Ariane et de Thésée contient visiblement des éléments très différents. En premier lieu, il conserve le souvenir d’une dualité de peuplement du monde grec et de la façon dont fut éventuellement réglée, au bénéfice des premiers, une opposition entre les Hellènes et les Crétois. Le thème du Minotaure, comme celui du taureau envoyé par Poséidon, renvoie très certainement à un culte autochtone bien attesté par ailleurs. Par contre, le thème central, celui du Labyrinthe, possède, lui, des racines beaucoup plus anciennes.
Le labyrinthe de Minos était-il, tout simplement, le palais de Cnossos ? Cette idée, qui eut ses partisans, n’est plus guère soutenue aujourd’hui. Les fouilles entreprises à Cnossos n’ont révélé aucune trace d’une telle construction. Par ailleurs, l’étymologie souvent avancée, qui rattache le nom du labyrinthe à celui de la « double hache » crétoise (labrys), est elle-même très contestée. L’hypothèse était évidemment séduisante : le labyrinthe aurait été la « maison de la double hache » et, dans ce cas, l’assimilation au palais de Cnossos s’imposait. (On trouve ce symbole de la double hache profondément gravé sur des piliers de l’aile occidentale du palais. On peut également voir aujourd’hui nombre de doubles haches cultuelles au musée de Héracléion, en Crète). Il s’est en effet avéré qu’à l’époque de la construction probable du Labyrinthe, la « hache » ne se disait pas labrys, mais peleku (pe-le-ky dans les tablettes mycéniennes).
Sur les tablettes en linéaire B, le labyrinthe est mentionné sous la forme la-pu-ri-ni-to. La première représentation que nous en possédions pour le monde grec se trouve sur une poterie mycénienne retrouvée à Pylos. C’est le labyrinthe classique, à configuration générale rectangulaire, qui déploie, autour d’un chemin d’« accès », une double volute à symétrie plus ou moins parfaite. Le même dessin, à configuration cette fois circulaire, se retrouve sur un grand nombre de monnaies frappées à Cnossos.
Mais le labyrinthe n’est ni spécifiquement grec, ni spécifiquement crétois. « Le labyrinthe, écrit Paolo Santarcangeli, est l’un des thèmes les plus constants de l’art rupestre européen de la Méditerranée jusqu’à la mer du Nord. Il apparaît gravé sur la pierre en Europe vers le IIe millénaire av. J.-C. et de là s’est répandu sur tout le continent » (le Livre des labyrinthes, Gallimard, 1974). Le fait est intéressant, dans la mesure surtout où cette figure est d’un graphisme assez élaboré. Les premiers labyrinthes apparaissent en Europe septentrionale. On les trouve sur les gravures rupestres de la Scandinavie méridionale. On les retrouve ensuite en Irlande, en Angleterre, en Islande, en Allemagne, en Russie. Des labyrinthes se trouvent dans des chambres funéraires celtiques du Pays de Galles, aussi bien que dans le sanctuaire irlandais de Newgrange. On peut en voir, taillés dans le rocher, à Tintagel, cité de Cornouailles qui passe pour avoir donné le jour au roi Arthur. On en voit également sur le célèbre site protohistorique de Val Camonica, dans les Alpes italiennes. Décrivant ces gravures, datées du milieu du second millénaire avant notre ère, Emmanuel Anati écrit : « Ces labyrinthes sont parfois identiques à des figures de monstres, semblables à ceux de l’ancienne Grèce. La légende du Minotaure trouve là sans doute ses origines » (La civiltà preistorica della Val Camonica, Milano, 1964). Le labyrinthe est également présent à Pompéi — dans la célèbre « maison du labyrinthe ».
Par la suite, il semble que l’on n’ait jamais cessé de tracer cette énigmatique figure. La place manque pour énumérer ici les centaines de labyrinthes trouvés dans le Nord de l’Europe, depuis l’Irlande jusqu’aux pays baltes. L’un des plus remarquables se trouve à Wisby, dans l’île de Gotland. En Allemagne, il en existe encore deux aujourd’hui, à Steigra et Graitschen, en Thuringe. Certains de ces labyrinthes ne sont pas gravés ou dessinés sur des roches, mais figurés sur le sol par des galets, des tranchées ou des haies. En Angleterre, il existe même d’assez nombreux labyrinthes ou dédales de gazon. Et l’on se souvient de ces vers du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare : « La boue a envahi la cour où s’assemblaient nos joueurs de marelle, et l’herbe folle efface les fins lacets du labyrinthe abandonné. »
Troie : un « château spirale » ?
Comme on le voit, c’est surtout dans les pays du Nord européen que les labyrinthes apparaissent, à date ancienne, avec une belle régularité. Or, dans ces pays, le nom commun du labyrinthe est « château (ou ville) de Troie ». En Allemagne, le labyrinthe se dénomme Trojaburg ; en Angleterre, Troy Town ; en Suède, Tröjebord ; en Hollande, Trojaburchten. On trouve aussi les formes Walls of Troy, Tröburg, Troiborg, Treiborg, Trojin, Trojenburg, etc. Au pays de Galles, les bergers dessinaient encore au siècle dernier des labyrinthes qu’ils dénommaient caerdroia (de caer, gaélique carn « ville, cité, maisons », et droia). Ces dénominations renvoient toutes à une racine indo-européenne évoquant l’idée de tournoiement, de tourbillon, de spirale. C’est cette racine que l’on trouve dans le vieil-allemand draja ou drajan, le gotique thruaian ou thraian, le celtique trian, le moyen-anglais trowen ou throwen, le gallois troi, avec le sens de « tourner, tournoyer, tourbillonner, faire le tour de », mais aussi de « ruser, tromper, jouer un mauvais tour » (cf. l’allemand moderne Dreh, « tour, truc »). Le Trojaburg, le labyrinthe, serait donc un « château spirale » — ce qui n’est pas pour étonner quand on en regarde le dessin.
Le problème d’un éventuel rapport entre le labyrinthe et la ville de Troie se trouve du même coup posé ou, plus exactement, confirmé. Chez les auteurs anciens, ce rapport semble en effet avoir été clairement perçu. Dans l’Enéide, Virgile dit que le berceau de la race troyenne et la source de sa religion nationale fut la Crète ; et, à cette occasion, il évoque le Labyrinthe. « Jadis, écrit-il, dans la Crète montagneuse, le labyrinthe, dit-on, déroulait entre ses murs aveugles les entrelacements de ses chemins et la ruse de ses mille détours… Ainsi, les fils des Troyens entrecroisent leur trace et entremêlent dans leurs jeux la fuite et la bataille ». Dans un autre passage de l’Enéide, Virgile indique qu’il existait autrefois à Rome des « jeux de Troie », ludus Trojae ou lusus Trojae (ou encore Trojae decursio), qui auraient été introduits en Italie par Enée et son fils, Julus. A l’origine, ce « jeu » aurait correspondu au point culminant des célébrations de la mort d’Anchise. Virgile (qui, par ailleurs, mentionne un labyrinthe crétois gravé sur les Portes Cuméennes donnant accès à l’Hadès) précise même que, dans la célébration du ludus Trojea, Julus montait à cheval dans une figuration labyrinthique.
C’est peut-être une représentation de ce « jeu de Troie » que l’on peut voir sur un célèbre vase à vin en terre cuite, retrouvé en Italie, à Tragliatella. La frise peinte sur ce vase met en scène un cortège de trois personnages, suivis par sept jeunes gens portant un bouclier décoré d’un sanglier. Viennent ensuite deux guerriers à cheval. Sur leur bouclier se trouve l’image d’un oiseau. Le dernier de ces deux cavaliers tire derrière lui un labyrinthe parfaitement dessiné, qui, dans ses méandres, porte l’inscription truia. Ce mot a suscité diverses explications. La plus simple (et la plus logique) conduit évidemment à y voir une déformation de Troja, « Troie ».
Par sa configuration générale, la ville de Troie, cité obstinément close dont les Grecs font le siège pendant dix ans, et où ils ne parviennent à pénétrer qu’au moyen d’une ruse, d’un tour (le fameux « cheval de Troie »), rappelle elle-même un labyrinthe. La comparaison, on vient de le voir, s’impose d’emblée à Virgile. Jackson Knight écrit : « Considérer que toutes les Troie, celle d’Homère et les autres, ont reçu leur nom du mot qui désigne le labyrinthe nous semble l’hypothèse la plus sûre. Troie fut donc appelée Troie parce qu’elle présentait une certaine qualité labyrinthique. Cette qualité est définie clairement par le constat d’évidence suivant : le labyrinthe est un instrument matériel ou magique de clôture. Or, la ville de Troie était bien une ville fermée » (Cumaean Gates. A Reference of the Aeneid to Initiation Pattern, Oxford, 1935).
Poséidon, le constructeur trompé
Dédale avait construit le labyrinthe de Minos. Qui donc a construit la ville de Troie ? Homère nous le dit, et son récit nous permet de retrouver le dieu Poséidon, ainsi que le thème de la promesse non tenue. Selon l’Iliade (21, 445), c’est Poséidon, « le puissant Ebranleur de la terre », qui, accompagné d’Apollon Phoebos, est venu proposer à Laomédon, roi de Troie, de construire les remparts de sa ville. Laomédon a accepté, convenant d’un salaire qui serait versé. Mais une fois le travail achevé, le roi des Troyens s’est dérobé et n’a pas donné le salaire qu’il avait promis. Furieux, Poséidon envoie alors un monstre dévaster la campagne environnante. Désespéré, Laomédon s’adresse à un oracle, qui lui affirme que la situation ne sera établie que par le sacrifice de la propre fille du roi, Hésioné. Après quoi, le monstre est finalement tué par Héraklès. Comme on le voit, il y a là des affinités avec le mythe du Minotaure qui dépassent largement la coïncidence.
Ce thème associant une construction royale et une promesse non tenue se retrouve, dans le domaine germanique, avec l’épisode de l’Edda où les dieux Ases acceptent la proposition des Géants de construire la forteresse d’Asgard, avec, pour prix de ce travail, la déesse Freyja. Là encore, une fois la construction achevée, les Ases refusent d’acquitter le salaire convenu (Gylfaginning, 42), ce qui a pour effet de déclencher tout un processus catastrophique. Le parallèle est évident — d’autant plus que, dans l’Edda, Asgard est appelé une fois Troja : Asgardr, that Kollum ver Troja. Comme dans l’affaire de la construction des murailles de Troie, comme dans le cas du roi Minos et de son labyrinthe, le refus de l’un des contractants d’honorer le contrat sur lequel il s’est engagé produit des opérations de représailles. Et, à chaque fois, une femme ou une déesse se trouve directement mêlée à la suite des événements : Ariane en Crète, la belle Hélène à Troie, Freyja dans le récit germanique. Voyons maintenant de plus près qui est ce Poséidon, qui, en Crète comme à Troie, se trouve lésé par une promesse non suivie d’effets. A l’origine, il semble avoir détenu chez les Hellènes un pouvoir assez considérable. Il est le seul qui ose protester contre certains « abus de pouvoirs » de Zeus. Au début, il paraît avoir été surtout associé aux chevaux (M.P. Nilsson, Schachermeyr). Ce n’est que dans un second temps qu’il aurait été mis en relation avec l’élément maritime. Les Doriens lui rendaient un culte tout particulier. Peut-être a-t-il eu aussi son homologue chez les Philistins. (C’est lui qui apparaîtrait dans la Bible sous le nom de Dogon.) Les Romains feront de lui l’équivalent de Neptune. Se déplaçant à la surface des eaux avec un char d’or, Poséidon est en fait moins un dieu marin qu’un dieu de la « terre en folie », un dieu des tremblements de terre, des secousses sous-marines. Il est l’« ébranleur du sol » (ennosidas ou ennosigaios). Ce trait explique la vigueur avec laquelle il dévaste les terres de ceux qui l’ont trompé. Il renvoie également, une fois encore, aux grandes catastrophes naturelles — raz-de-marées et tremblements de terre — dont l’Europe du Nord fut le théâtre. Plusieurs auteurs n’hésitent d’ailleurs pas à rapprocher son nom de celui de Fosite (Forseti), qui fut à l’époque historique le dieu des Frisons. Dans l’Edda, le Grimnismal précise que le temple de Fosite s’appelle Glastheim, la « demeure de l’ambre ». Et, dans le récit platonicien de l’Atlantide, Poséidon est donné comme l’époux de Clito, née sur l’« île de l’ambre » (Critias, 113-114). Platon dit aussi que Poséidon, qui, ne l’oublions pas, est le père d’Atlas, a été associé à la construction de l’Atlantide (Critias, 113 d) — tout comme il l’a été à celle de Troie et, indirectement, à celle du Labyrinthe. Platon dit enfin qu’au centre de l’île sainte des « Atlantes », se trouvait la colonne d’Atlas entourée de cinq cercles concentriques « comme mesurés au compas ». Description qui, comme l’avait remarqué Willy Pastor dès 1906, évoque d’assez près une forme de labyrinthe. Et ce, d’autant plus que « l’association du labyrinthe avec la mer et les marins revient presque toujours » (Paolo Santarcangeli, le Livre des labyrinthes, op. cit.).
La « dame du labyrinthe »
On a proposé bien des interprétations du labyrinthe : représentation rituelle d’une épreuve initiatique, figuration de l’univers, de la terre, des enfers, symbole des entrailles humaines liées à la divination, « maison » où la Terre-Mère accomplirait chaque année son union sacrée (hieros gamos) avec le Père céleste, etc. On a souligné aussi le fait que le labyrinthe reprend et amplifie le thème de la caverne, qui semble avoir joué un rôle dans la religion depuis le paléolithique.
D’autres auteurs ont vu — à plus juste raison — dans le labyrinthe l’« aboutissement » d’un dessin de spirale. Cette interprétation, on l’a vu, paraît justifiée par l’étymologie. Dans certaines gravures rupestres ouest- et nord-européennes, le passage de la spirale au labyrinthe est d’ailleurs indéniable. On a aussi démontré que, par une très légère modification, il est possible de transformer des cercles concentriques (tels qu’on en trouve, par exemple, dans le thème germanique des « sept soleils ») en un labyrinthe du type le plus classique.
Le sens symbolique de la spirale est celui du devenir. La spirale représente un univers — physique et spirituel — en constant développement : symbole qui pose l’infini comme perfection dans l’inachèvement ; la création, comme un donné qui n’en finit jamais de se faire. La spirale implique une conception cyclique de l’histoire : tout revient éternellement, mais avec une « dimension nouvelle. Parfaite contradiction de la ligne — de la conception unilinéaire du temps. La spirale fait partie surtout des graphismes communs à toute l’Europe septentrionale. C’est elle que l’on trouve le plus fréquemment sur les objets (plats, disques, armes, etc.) du bel âge de bronze nordique — et notamment sur le char du soleil retrouvé à Trundholm. Peut-être même devait-elle « naître » dans le Nord de l’Europe, là où l’on peut le mieux observer le mouvement « hélicoïdal » du soleil — le dessin se développant à partir du cycle des plus petits arcs (solstice d’hiver) jusqu’à celui des plus grands (solstice d’été).
Parmi les innombrables ouvrages consacrés aux labyrinthes, le plus intéressant est probablement celui publié au siècle dernier par Ernst Krause : Die Trojaburgen Nordeuropas. Ihr Zusammenhang mit der indogermanischen Trojasage (Carl Flemming, Glogau, 1893). Selon Krause, le mythe du labyrinthe renvoie directement à un thème indo-européen commun, mettant en scène une « fiancée solaire », enlevée et emprisonnée par le démon de l’hiver, qui, au printemps, est délivrée par un héros lumineux au terme d’une course labyrinthique représentant les mois sombres. C’est de cette façon que pourrait effectivement s’interpréter le geste de Thésée et d’Ariane, qu’il faudrait alors rapprocher de la délivrance de Brünnhilde par Siegfried (Sigurd), épisode bien connu de la mythologie germanique, prolongé par la chanson danoise de Sivard et Bryniel (où il est précisé que Sivard « s’empare fièrement de Bryniel sur la montagne d’ambre »), et, plus récemment, par le conte de la Belle au Bois-Dormant (Dornröschen dans le légendaire allemand).
De nombreux faits vont à l’appui de cette thèse. Nous avons rapporté l’existence à Visby, sur l’île de Gotland, d’un célèbre labyrinthe. Une légende locale raconte l’histoire d’une fille de roi, retenue prisonnière dans une caverne dénommée « château de Troie ». Chaque jour, la jeune détenue enfonce dans la terre une pierre jusqu’au jour où, le printemps étant survenu et le « château de Troie » étant terminé, elle se trouve enfin libérée.
Dans un essai récent, Janet Bord et Jean-Clarence Lambert rapportent un récit analogue : « On a relevé l’usage singulier que les paysans suédois vivant en Finlande faisaient des labyrinthes de pierres. Ils y organisaient des courses dont l’enjeu était la jeune et jolie fille qui se trouvait au centre (…). Il est certain que des courses de ce genre avaient lieu dans tous les autres pays scandinaves, car de semblables labyrinthes existaient également en Norvège, en Suède et au Danemark » (Labyrinthes et dédales du monde, Presses de la Connaissance, 1977).
Pour le domaine celtique, on peut évoquer la délivrance de Guenièvre par Arthur — mais aussi différentes données archéologiques et mythologiques. La colline artificielle de Maiden Castle (le « château de la jeune fille »), dans le Dorset, semble bien être un ancien labyrinthe. Un autre labyrinthe se trouvait à Glastonbury Tor, en plein centre du célèbre site « arthurien ». Enfin, le labyrinthe pourrait être utilement comparé au Caer Sidi celtique, « Château Spirale » qui était le séjour de la déesse Ceridwen.
En Grèce, il n’est peut-être pas sans intérêt de noter que, sur les tablettes mycéniennes, le nom du labyrinthe (da-pu-ri-to-jo) semble associé à celui d’une divinité, la dame ou maîtresse (du labyrinthe) », Potnia (po-ti-ni-ja). De même qu’il est bon de rappeler que c’est pour délivrer la belle Hélène, enlevée par Pâris, que les héros achéens attaquèrent la cité « labyrinthique » de Troie, où ils ne purent pénétrer que par ruse, après dix ans d’un siège difficile et fertile en événements.
Les danses et les jeux
Dernière pièce de ce puzzle: les « danses du labyrinthe », attestées depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. D’après les Scolles, Thésée, après avoir vaincu le Minotaure, aurait célébré son exploit en exécutant une danse à lui enseignée par Dédale, en compagnie des jeunes gens qu’il venait d’arracher à la mort. Selon une autre version, dorienne cette fois, Thésée aurait exécuté pour la première fois cette danse dans l’île de Délos — l’île « solaire » qui, précisément, passe pour le lieu de naissance d’Artémis et d’Apollon. De fait, les habitants de Délos pratiquaient une danse sacrée, dont le pas semble avoir reproduit les méandres labyrinthiques et le parcours à suivre pour y pénétrer. Plutarque, citant Dicéarque, dit que les Déliens appelaient cette danse géranos, c’est-à-dire la « danse des grues » (Thés., 21). L’Iliade (18, 590) cite, elle aussi, une danse du labyrinthe : elle « est toute pareille à celle qu’autrefois, dans la vaste Cnossos, Dédale fit pour Ariane aux belles tresses. Là dansent des garçons et des filles, valant un grand nombre de bœufs, en se tenant par le poignet les uns les autres (…). Tous, tantôt pleins d’aisance, à pas savants, tournoient comme un tour de potier que l’artisan, assis, et l’ayant bien en main, essaie et met en marche — et tantôt, sur deux rangs, ils courent face à face ». La danse en question semble donc avoir été une ronde à plusieurs mouvements, dont les participants, garçons et filles, se poursuivaient d’abord symboliquement avant de se « retrouver ». Il n’est pas impossible, par ailleurs, qu’il ait également existé à Délos des labyrinthes formés de cercles de pierre ; ce seraient les tropai Helioio que Homère décrit comme les « merveilles de Délos ». De son côté, Lucien, dans un passage du De saltatione, mentionne certaines danses en indiquant explicitement qu’elles avaient pour thèmes « Ariane », « Dédale » et « le Labyrinthe ».
A ces antiques « danses du labyrinthe » correspondent sans aucun doute un certain nombre de danses et de jeux folkloriques, que l’on trouve dans différents pays d’Europe associés aux coutumes de printemps (fête de Pâques, fêtes de Mai, etc.) : « danses des grues » helvétiques, danse labyrinthique de Traunstein, Trojaspielen et Trojatänze en Allemagne, Hobby Horse festivals et Morris Dances en Angleterre.