Pierre Vial
Les judéo–chrétiens ont-ils assassiné le monde antique

C’est sans doute le plus grand mérite de Gibbon d’avoir clairement aperçu en quoi les chrétiens, apportant une échelle des valeurs, une vision du monde inconciliable avec celle de l’Antiquité païenne, ont été amenés à constituer une contre-société, refusant la société romaine dont ils étaient théoriquement membres et même attendant avec impatience, dans leur logique propre, la fin d’un monde qui n’était, selon eux, qu’apparence et vaine agitation.

(Revue Question De. No 16 : La fin du monde. Janvier-Février 1977)

Au Ve siècle, l’Empire romain disparaît en Occident — C’est une fin du monde — Saint Augustin écrit « la Cité de Dieu » : peu importe la mort des cités terrestres — Mais qui fut responsable de l’effondrement ? — Une lignée d’historiens répond : le judéo-christianisme — Si ces historiens ont raison, ceux qui, aujourd’hui, attendent et souhaitent une apocalypse ressemblent étrangement aux chrétiens des origines.

« Vous aimez les spectacles ? Attendez le plus grand de tous les spectacles, le Jugement dernier, jugement universel de l’univers. Oh ! combien j’admirerai, combien je rirai, combien je me réjouirai, combien je triompherai lorsque je contemplerai tant de superbes monarques et de dieux imaginaires, poussant d’affreux gémissements dans le plus profond de l’abîme, tant de magistrats, qui persécutaient le nom du Seigneur, liquéfiés dans des fournaises mille fois plus ardentes que celles où ils ont précipité les chrétiens, tant de sages philosophes rugissant au milieu des flammes avec les disciples qu’ils ont séduits, tant de poètes célèbres tremblant devant le tribunal non de Minos, mais de Jésus-Christ, tant d’acteurs tragiques élevant la voix avec bien plus de force pour exprimer leur propre douleur [1] ! » Ainsi jubile Tertullien, « honneur de l’Église d’Afrique » avant de devenir, au IIIe siècle de l’ère chrétienne, le chantre exalté de la fin d’un monde — le monde romain —, un monde où il est né mais qu’il refuse de reconnaître comme sien et sur lequel il appelle la colère divine. Il exprime ainsi un état d’esprit largement répandu chez les sectateurs des religions orientales qui ont entrepris la subversion idéologique de la société romaine, en jouant avec succès sur la tolérance traditionnelle qu’ont toujours eue à l’égard des religions étrangères les citoyens de l’Urbs [2]. Cette tolérance était partie intégrante d’un système de valeurs, d’une certaine conception du monde. C’est une remise en cause globale, un refus total de cette conception du monde qu’apporte avec lui le christianisme. C’est donc en droite logique que les chrétiens des premiers siècles ont pu appeler de leurs prières la fin d’un monde auquel ils refusaient d’appartenir.

Le sens chrétien de l’histoire

La fin du monde antique a été un tournant décisif de l’histoire universelle. Le traumatisme qu’elle a provoqué dans l’inconscient collectif des peuples européens a été ressenti durablement. Il s’est traduit, au plan mythique, par une nostalgie lancinante de l’« imperium » — de l’Empire — tout au long de l’histoire de l’Occident. Et il explique largement, d’autre part, que toute réflexion sur la vie et la mort des civilisations doive comporter une interrogation sur la disparition d’un empire dont le souvenir hante les imaginations : « La crise de l’État romain, note Santo Mazzarino, a toujours été considérée comme une référence pour la compréhension de l’histoire mondiale [3]. » Mais la réflexion historique a été bloquée pendant plus d’un millénaire par le conformisme intellectuel que l’Église imposa : tout événement, dans la perspective chrétienne, s’expliquant obligatoirement par la volonté divine, ce sont les jugements de Dieu qui font la trame de l’histoire. Prêtre espagnol et fidèle disciple de saint Augustin, Orose, témoin de l’agonie du monde romain [4], écrit une œuvre historique, achevée vers 418, qui explique en quoi l’observateur est légitimement désarmé devant les vicissitudes de l’histoire : « Puisque les jugements de Dieu sont ineffables, que nous ne pouvons ni les connaître tous ni expliquer ceux qui nous sont connus, je dirai en bref que la violence du Dieu de justice, sous quelque forme qu’elle se manifeste, s’abat justement sur ceux qui ne savent pas. » Tout le Moyen Age a été dominé par cette « eschatologie historique » — pour reprendre l’expression de Santo Mazzarino — qui voit l’histoire d’un regard augustinien et orosien. Au temps de Frédéric Barberousse encore, Alexandre le Minorite énumère, dans un traité qu’il consacre à la fin de Rome, les différentes catastrophes qui ont frappé la ville aux Ve et VIe siècles avant de conclure avec satisfaction : « Cela n’empêcha que persistât et se multipliât sur la terre le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et son règne n’aura pas de fin dans l’éternité. » Alors même que la Renaissance redécouvre la liberté de l’esprit et du corps, certains humanistes ne parviennent pas à se libérer vraiment du déterminisme historique chrétien. Flavio Bondo, s’intéressant en 1453 à l’inclinatio — le « déclin » — du monde antique [5], y voit avant tout un châtiment qui vient de Dieu, en punition des persécutions infligées aux chrétiens jusqu’à Constantin, le premier empereur chrétien. La lumière cependant fait peu à peu son chemin. La réflexion historique pouvant désormais s’affranchir du réductionnisme chrétien, elle a le loisir de se tourner vers des explications moins stériles que la seule volonté divine. Ainsi Guichardin voit-il dans l’abandon des coutumes anciennes la principale raison de l’affaiblissement de l’Empire, alors qu’elle réside pour Machiavel dans l’extinction de la force d’âme, de la virtus, extinction liée au règne de l’argent, au triomphe de la société marchande.

La démarche intellectuelle d’un Guichardin ou d’un Machiavel annonçait l’œuvre de Löwenklav. Pour la première fois depuis la disparition de l’Empire romain, un auteur s’interroge sur la valeur des témoignages chrétiens concernant cette disparition et il refuse le manichéisme primaire qui, depuis dix siècles, répartissait les acteurs du drame en chrétiens vertueux et païens vicieux : « Si l’on veut faire le récit des événements du siècle de Constantin, on a le devoir de rappeler non seulement les choses louables, mais aussi celles qui ne le sont pas ; la loi de l’histoire l’exige. » Il est révélateur que Löwenklav ait pris soin d’écrire une Apologie pour la défense de Zosime [6], dans laquelle il montre comment deux grandes personnalités opposées ont dominé l’histoire du Bas-Empire : celle du révolutionnaire Constantin, qui a donné droit de cité à l’idéologie subversive des chrétiens et l’a élevée au rang de nouvelle religion d’État, et celle de Julien, neveu de Constantin mais défenseur désespéré de la tradition et dernier rempart de la liberté de conscience. Löwenklav brise l’imagerie médiévale héritée des Pères de l’Église lorsqu’il écrit de l’empereur Julien, Julien l’Apostat, Julien le maudit : « Julien, par ses nombreuses et grandes vertus, fut en réalité non point égal mais supérieur à Constantin ». Il n’osa cependant pas s’interroger, en termes clairs, sur la responsabilité du christianisme, en tant que tel, dans la fin du monde romain. Il faut du temps pour faire tomber les blocages psychologiques hérités d’un millénaire de terrorisme intellectuel. En 1679, encore, un Etienne Baluze, bibliothécaire de la Colbertine, s’emporte contre ceux qui prétendent abattre les barrières entre histoire de l’Église et histoire profane et contester la valeur historique des auteurs chrétiens du haut Moyen Age : « Il convient de traiter ce genre de matières avec plus de religion ; une âme chrétienne doit se tenir bien à l’écart de cette audace impie. » L’Église ne peut plus, cependant, empêcher les esprits libres de se poser certaines questions. En 1734, Montesquieu écrit les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Dans cet ouvrage, l’idée apparaît, brièvement esquissée, que le christianisme pourrait ne pas être étranger au processus de dégradation qui mena l’empire à sa ruine. Idée reprise par Voltaire, qui n’en fait qu’un usage circonstanciel et polémique, sans voir qu’il y a là matière pour une recherche historique de grande ampleur.

Et Gibbon vint

Il faut attendre Gibbon pour qu’enfin le vrai problème soit posé : les chrétiens ont-ils été, oui ou non, les messagers de la fin du monde pour Rome ? Homme du XVIIIe siècle [7], Gibbon a manifesté tout au long de sa vie une liberté teintée d’indifférence à l’égard de la religion chrétienne [8]. C’est une véritable déclaration d’intention que Gibbon reprend à son compte lorsqu’il cite la remarque de Bayle au cardinal de Polignac : « Je suis bien à la lettre un protestant, car je proteste indifféremment contre tous les systèmes et toutes les sectes. » La protestation de Gibbon se traduisit par une vocation d’historien. Sa monumentale Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, publiée de 1776 à 1788, représente la première étude d’ensemble, consacrée à la fin du monde romain, menée selon un état d’esprit proprement scientifique, libéré de tout dogmatisme.

Gibbon cherche à comprendre quels mécanismes ont pu abattre le colosse romain. Il sait faire la part des facteurs politiques, économiques, sociaux qui ont, chacun à leur manière, sapé l’édifice impérial. Mais il est le premier à analyser le rôle décisif du christianisme dans ce que nous appellerions aujourd’hui une subversion idéologique [9]. Il est d’ailleurs symptomatique que son œuvre ait eu pour origine, selon ses propres déclarations, la révélation qu’il eut un jour de l’inversion des valeurs qu’avaient apportée les chrétiens en s’installant au cœur du monde païen : « C’est à Rome, écrit-il dans ses Mémoires, un 15 octobre 1764, rêvant, assis au milieu des ruines du Capitole, pendant qu’à mes pieds les moines chantaient vêpres dans le temple de Jupiter, que l’idée de tracer le déclin et la chute de cette ville vint pour la première fois se saisir de mon esprit. »

C’est sans doute le plus grand mérite de Gibbon d’avoir clairement aperçu en quoi les chrétiens, apportant une échelle des valeurs, une vision du monde inconciliable avec celle de l’Antiquité païenne, ont été amenés à constituer une contre-société, refusant la société romaine dont ils étaient théoriquement membres et même attendant avec impatience, dans leur logique propre, la fin d’un monde qui n’était, selon eux, qu’apparence et vaine agitation. L’attente de la fin des temps était une des clefs du message chrétien : « On croyait universellement, écrit Gibbon, que la fin du monde et le royaume des cieux étaient sur le point d’arriver. L’approche de ce merveilleux événement avait été prédit par les apôtres ; leurs plus anciens disciples en avaient conservé la tradition ; et ceux qui expliquaient littéralement les paroles de Jésus-Christ lui-même déclaraient que le Fils de l’Homme allait bientôt paraître dans les nuages, et qu’il descendrait de nouveau sur la terre avec tout l’éclat de sa gloire. » Gibbon voit bien toute l’ambiguïté de ce royaume promis aux élus puisque le retour du Christ semble annoncer, pour nombre de chrétiens, moins « un royaume qui n’est pas de ce monde » que l’avènement d’une cité d’utopie nous sommes tentés de dire d’une société sans classes et sans État — liée au vieux mythe millénariste : « Comme les ouvrages de la création avaient été finis en six jours, leur état actuel était fixé à six mille ans, selon une tradition attribuée au prophète Élie. Par la même analogie, on prétendait qu’à cette longue période, alors presque accomplie [10] de travaux et de disputes, succéderait un joyeux sabbat de dix siècles, et que Jésus-Christ, suivi de la milice triomphante des saints et des élus échappés à la mort, ou miraculeusement rappelés à la vie, régnerait sur la terre jusqu’au temps désigné pour la dernière et générale résurrection. Cet espoir flattait tellement l’esprit des fidèles que la nouvelle Jérusalem, siège de ce royaume de félicité, fut bientôt ornée de toutes les peintures les plus séduisantes de l’imagination […]. Une ville fut donc bâtie, brillante d’or et de pierres précieuses : partout aux environs la terre produisait d’elle même avec une abondance surnaturelle ; la vigne croissait sans culture, et le peuple heureux et innocent jouissait de tous ces biens, sans être retenu par aucune de ces lois jalouses qui distribuent si inégalement les propriétés. »

En somme, les premiers chrétiens annonçaient le bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau, lui-même père spirituel de l’utopie marxiste… Loin d’être le fait de quelques esprits faibles, une telle vision avait été officialisée par les plus hautes autorités : « Depuis saint Justin le martyr, et saint Irénée, qui avait conversé familièrement avec les disciples immédiats des apôtres, jusqu’à Lactance, précepteur du fils de Constantin, tous les Pères de l’Église ont eu soin d’annoncer ce millénaire : l’assurance qu’ils en ont donnée, et leur déclaration authentique, prouve que, de leur temps, les chrétiens avaient embrassé ce système d’un consentement presque général. » Gibbon, sans illusions, ajoute : « Et il paraît si bien adapté aux désirs et aux notions du genre humain qu’il a dû contribuer beaucoup aux progrès de la religion chrétienne. »

L’attente de l’Apocalypse

Comment s’étonner, dès lors, que la venue de la cité de Dieu, destinée aux croyants, s’accompagnât de la fin apocalyptique d’un monde perverti, juste punition des pécheurs endurcis refusant avec obstination la Bonne Nouvelle : « Tandis qu’on promettait aux disciples de Jésus-Christ le bonheur et la gloire d’un règne temporel, les calamités les plus terribles étaient dénoncées contre un monde incrédule. L’édification de la nouvelle Jérusalem devait être accompagnée de la destruction de la Babylone mystique ; et, tant que les princes qui régnèrent avant Constantin persistèrent dans la profession de l’idolâtrie, le nom de Babylone fut appliqué à la ville et à l’empire de Rome. Tous les maux que les causes physiques et morales peuvent produire pour affliger une nation florissante avaient été annoncés. Les discordes intestines, l’invasion des plus féroces barbares accourus des extrémités du Nord, la peste et la famine, les comètes et les éclipses, les tremblements de terre et les inondations, tout présageait une révolution terrible. Ces signes effrayants n’étaient que les avant coureurs de la grande catastrophe. L’instant fatal approchait où la patrie des Scipions et des Césars serait consumée par une flamme descendue du ciel, où la ville des sept collines, ses palais, ses temples et ses arcs de triomphe seraient bientôt ensevelis dans un lac immense de feu et de bitume ; et le monde, qui avait déjà péri par l’eau, devait éprouver une destruction plus prompte par le feu. »

En attendant le grand jour — ou le grand soir — qui verra la revanche des opprimés, l’Église s’organise en véritable contre-société, où les lois de la raison n’ont pas leur place. C’est d’ailleurs là, selon Gibbon, une des raisons du succès des chrétiens. Ils échappent aux catégories de pensée du monde gréco-latin, ils sont insaisissables pour ceux qui les côtoient et inaccessibles aux raisonnements normaux, car ils se meuvent dans un univers mental où la logique n’a aucune part : « Ils sentaient ou ils se figuraient qu’assaillis de tous côtés par les démons ils étaient sans cesse rassurés par les visions célestes, instruits par les prophéties et miraculeusement délivrés des dangers, des maladies, de la mort même, par les supplications de l’Église. » Chrétiens et païens ne parlent pas le même langage. L’incommunicabilité — thème si rebattu de nos jours — est alors une réalité quotidienne. Et d’abord parce que le fanatisme chrétien est proprement incompréhensible pour un Romain. Ce fanatisme, Gibbon l’interprète comme un témoignage des origines judaïques du christianisme. Contrebattant en cela les efforts faits tout au long du Moyen Age par les théologiens pour distinguer christianisme et judaïsme [11], Gibbon montre l’étroite filiation qui les relie l’un à l’autre, étant ainsi le premier à reconnaître toute l’importance du courant, axé autour de l’Église de Jérusalem, que les historiens actuels appellent judéo-chrétien [12]. Évoquant « le zèle inflexible, intolérant des chrétiens, tiré de la religion juive [13] », il rappelle que le christianisme primitif, « armé de toute la force de la loi mosaïque », reposait sur la tradition vétéro-testamentaire : « L’autorité divine de Moïse » et des prophètes fut admise, et même établie comme la base la plus solide du christianisme. »

Le refus des coutumes non chrétiennes

A l’instar des juifs, les chrétiens se sont groupés et organisés pour vivre en conformité avec leur foi dans le cadre de communautés qui, très vite, apparurent comme des corps étrangers au sein de l’organisme romain. Dans le cadre de la vie quotidienne, le chrétien, par son attitude, s’affirmait en rupture de société, se conduisait comme un marginal, refusant des pratiques considérées comme normales par les païens : « Le fidèle, qui » fuyait avec une pieuse horreur les abominations du cirque ou du théâtre, se trouvait, à chaque repas, exposé à des embûches infernales toutes les fois que ses amis, invoquant les dieux propices, versaient des libations et formaient des vœux pour leur bonheur réciproque ; lorsque l’épouse, enlevée d’entre les bras de ses parents, franchissait avec une répugnance affectée le seuil de sa nouvelle demeure, accompagnée de tout le cortège de l’hymen ; lorsque la pompe funèbre s’avançait lentement vers le bûcher. Au milieu de ces cérémonies intéressantes, le chrétien, dans la crainte de se rendre coupable de sacrilège, se trouvait forcé d’abandonner les personnes qu’il chérissait le plus. »

La culture gréco-latine, baignée de références mythologiques, était forcément un sujet d’indignation pour les censeurs chrétiens. « C’était dans cette source impure, note Gibbon avec une amertume teintée d’ironie, que la musique, la peinture, l’éloquence et la poésie avaient puisé leurs plus grandes beautés. Dans le langage des Pères de l’Église, Apollon et les Muses sont les organes de l’esprit infernal ; Homère et Virgile en sont les principaux ministres ; et cette mythologie brillante qui remplit, qui anime les productions de leur génie est destinée à célébrer la gloire des démons. » Le christianisme apporte une conception purement utilitaire, si l’on peut dire, de l’activité de l’esprit : celle-ci n’est admissible que dans la mesure où elle sert le seul objectif que doive avoir un chrétien, le salut de son âme. Gibbon voit bien qu’il y a, dès les débuts de l’Église, une méfiance innée à l’égard de toute réflexion intellectuelle désintéressée, qui débouche fatalement, selon les autorités chrétiennes, sur cette « concupiscence du savoir » qui sera dénoncée sans cesse, tout au long du Moyen Age, comme le péché d’orgueil par excellence. « Acquérir de nouvelles connaissances, exercer sa raison ou son imagination et se livrer sans défiance à toute la vivacité d’une conversation enjouée c’était là, pour l’honnête homme de l’Antiquité gréco-romaine, une heureuse façon d’utiliser les dons fournis par la nature à l’espèce humaine. Les Pères en jugeaient tout autrement, hantés qu’ils étaient par l’idée du péché, et ils avaient en horreur des occupations si contraires à la sévérité de leur conduite, ou ils ne les permettaient qu’avec la plus grande réserve. Ils méprisaient toutes les connaissances qu’ils jugeaient inutiles à l’œuvre du salut, et les discours frivoles leur paraissaient un abus criminel du don de la parole » [14].

Tabous et fantasmes du christianisme primitif

Le sectarisme et le puritanisme de l’Église primitive touchent tous les aspects de la vie, et Gibbon, quelque peu effaré, fait le compte des interdits [15] qui enserrent la vie des premiers chrétiens : « Des habits élégants, de superbes maisons, des meubles magnifiques étaient supposés réunir le double crime de l’orgueil et de la sensualité. Un extérieur simple, un air mortifié convenaient mieux au fidèle qui, certain de ses péchés, doutait de son salut. En condamnant le luxe, les Pères sont extrêmement minutieux et entrent dans les plus petits détails ; parmi les divers articles qui excitent leur pieuse indignation, on peut compter les faux cheveux, les habits de toute espèce de couleur, excepté le blanc, les instruments de musique, les vases d’or et d’argent, les oreillers de duvet (puisque Jacob reposa sa tête sur une pierre), du pain blanc, des vins étrangers, les salutations publiques, l’usage des bains chauds et celui de se faire la barbe, pratique qui, selon l’expression de Tertullien, est un mensonge contre notre propre face et une tentative impie pour perfectionner les ouvrages du créateur. »

La proscription et la malédiction qui s’attachent chez les chrétiens, dès l’origine, à la vie sexuelle relèvent de la même hantise de tout ce qui fait l’épanouissement normal de la vie [16]. L’« acte de chair » — pour reprendre la terminologie des milieux ecclésiastiques — s’inscrivant tout naturellement parmi les pratiques qui font la joie de vivre d’êtres sains, l’Église prit soin de l’inscrire parmi les tabous imposés aux fidèles. Gibbon, homme du XVIIIe siècle — c’est-à-dire d’un temps où la libération sexuelle va de pair avec la libération intellectuelle —, ironise volontiers sur ce chapitre :

« La chaste sévérité des Pères dans tout ce qui avait rapport au commerce des deux sexes venait du même principe : leur horreur pour toutes les voluptés qui pouvaient satisfaire les appétits sensuels de l’homme. Ils aimaient à croire que, si Adam eût persévéré dans son obéissance au Créateur [17], il aurait toujours vécu dans un état de pureté virginale ; et qu’alors quelque forme plus pure de génération aurait peuplé le paradis d’êtres innocents et immortels. L’usage du mariage fut permis, après sa chute, à sa postérité, seulement comme un expédient nécessaire pour perpétuer l’espèce humaine et comme un frein toutefois imparfait contre la licence naturelle de nos désirs [18]. » L’embarras des casuistes orthodoxes, sur ce sujet intéressant, décèle la perplexité d’un législateur qui ne voudrait point approuver une institution qu’il est forcé de tolérer. L’énumération des lois bizarres et minutieuses dont ils avaient entouré le lit nuptial arracherait un sourire au jeune époux et ferait rougir la vierge modeste. D’où la sanctification de la virginité et l’exaltation du célibat [19] — état contre lequel avait au contraire lutté avec lucidité l’empereur Auguste, y voyant avec raison une des menaces les plus graves contre la survie du monde romain. Les chrétiens les plus zélés, « qui crurent plus prudent de désarmer le tentateur », étaient poussés logiquement — par la logique de l’absurde — à supprimer l’objet de la tentation : un Origène se glorifiait de s’être castré de ses propres mains [20].

Une contre-société

Fanatisme et visions eschatologiques sont, pour Gibbon, une des forces des chrétiens. Mais ces ressorts psychologiques tirent toute leur efficacité du fait qu’ils animent une organisation structurée, qui cherche à constituer dans chaque secteur de la société des cellules d’agitation, nous dirions aujourd’hui une internationale, mettant en place une hiérarchie parallèle à celle de l’État.

Les cadres révolutionnaires que sont prêtres et évêques assument une direction à la fois spirituelle et temporelle de la communauté chrétienne et constituent bel et bien un État dans l’État [21] avant de devenir officiellement, après Constantin, les directeurs de conscience des chefs de l’État. Fait d’autant plus grave que le service de la cause chrétienne justifie tout : « 1a sûreté de cette société, son honneur, son agrandissement produisirent, même dans les âmes les plus religieuses, un esprit de patriotisme semblable à celui qui enflammait les premiers Romains pour leur patrie, et quelquefois les fidèles ne furent pas plus délicats sur le choix des moyens qui pouvaient conduire à un but si durable. »

Et c’est bien en cela que les chrétiens se font les agents, conscients ou inconscients, de la fin du monde romain. Leur attitude « non violente » apparaît à bon droit à leurs contemporains comme une trahison pure et simple de la Cité : « En inculquant des maximes d’obéissance passive, ils refusaient d’agir dans l’administration civile ou dans la défense militaire de l’empire. On pouvait avoir quelque indulgence pour ceux qui, avant leur conversion, s’étaient déjà trouvés engagés dans ces occupations violentes et sanguinaires ; mais les chrétiens avaient à remplir un devoir plus sacré ; il ne leur était pas permis d’exercer les fonctions de soldat, de magistrat ou de prince. » Le refus d’adhérer au consensus civique s’exprimait de la façon la plus spectaculaire lorsque, rejetant toute participation aux cérémonies du culte rendu à Rome et à Auguste, les chrétiens renonçaient ainsi ostensiblement à être reliés, pour le meilleur et pour le pire, au destin de leurs concitoyens [22]. Cette sécession morale pouvait, à elle seule, justifier la répression.

Répression souvent suscitée par la pression populaire, en raison de l’attitude bizarre des chrétiens : « Leur aspect sombre et austère, leur horreur pour les affaires et pour les plaisirs de la vie, leurs prédictions fréquentes des calamités qui menaçaient l’univers causaient la plus vive inquiétude. » La voix du peuple pouvait s’élever, à certains moments, contre les chrétiens [23]. Les autorités n’en avaient pas moins le souci de juger avec équité, sans passion. Gibbon a le courage de rendre justice en cela à l’ordre romain — détruisant ainsi le cliché, complaisamment colporté par des générations de clercs, selon lequel les chrétiens auraient été les victimes permanentes de brutes sanguinaires.

Insoumis et marginaux

Comment ne pas comprendre, d’ailleurs, interroge Gibbon, une autorité politique refusant à ses soldats le droit à la désertion ? « On trouverait peu de gouvernements qui laissassent impunie l’action de Marcellus, centurion. Un jour de fête publique, cet officier, après avoir jeté son baudrier, son épée et les marques de sa dignité, s’écria hautement qu’il n’obéirait qu’à Jésus-Christ, roi éternel, et qu’il renonçait pour jamais à des armes indignes d’un chrétien et au service d’un maître idolâtre. Les soldats, dès qu’ils furent revenus de leur étonnement, s’assurèrent de la personne de Marcellus. Il fut examiné dans la ville de Tingis, par le président de cette partie de la Mauritanie ; et convaincu par son propre aveu, il fut condamné et décapité pour crime de désertion. Il s’agit bien moins ici de persécution religieuse que de la loi militaire ou même civile. » Les persécutions n’ont été ni si nombreuses ni si cruelles que les auteurs d’hagiographies ont bien voulu l’écrire. Gibbon accomplit une salubre démystification en montrant ce qu’il en est [24]. Il détruit du même coup une légende pieuse en montrant que les motifs des martyrs, ou pseudo-martyrs, étaient loin d’être sans équivoques : « Les évêques étaient obligés de réprimer et de censurer le zèle emporté de ceux qui se jetaient volontairement entre les mains des magistrats. Parmi ces chrétiens, les uns, perdus de dettes et accablés sous le poids de la pauvreté, cherchaient dans leur désespoir à terminer, par une mort glorieuse, une existence misérable, les autres se flattaient qu’un emprisonnement de peu de durée expierait les péchés de leur vie entière. Il y en avait enfin qui, dirigés par des vues bien moins honorables, espéraient tirer une subsistance abondante et peut-être un profit considérable des aumônes que la charité des fidèles accordait aux prisonniers. »

Le recrutement des premiers chrétiens

Évoquer la qualité humaine des premiers chrétiens et leurs motivations, c’est poser le problème du recrutement de l’Église des origines. Les chrétiens y voient l’illustration de la toute-puissance divine. Mais Gibbon, discrètement, met en parallèle la tranquillité d’âme de celui qui, ayant « bien fait », a « sa conscience pour lui » et le caractère tourmenté du nouveau converti qui se précipite vers une rédemption d’autant plus souhaitée qu’elle effacera un lourd passé : « Les personnes qui dans le monde avaient suivi, quoique d’une manière très imparfaite, les lois de la bienveillance et de l’honnêteté se contentaient de l’opinion de leur propre droiture ; et la satisfaction calme qu’elles éprouvaient les rendait bien moins susceptibles de ces émotions soudaines de honte, de douleur et d’effroi qui ont enfanté tant de conversions merveilleuses. Guidés par l’exemple de leur divin maître, les missionnaires de l’Évangile s’adressaient aux hommes, et surtout aux femmes, qui, accablés du poids de leurs vices, en ressentaient souvent les effets. » C’est souligner le caractère pathologique que nous montrent inconsciemment certains apologistes chez les chrétiens qu’ils décrivent, dont l’« héroïsme » peut s’interpréter, médicalement parlant, en termes de névrose masochiste. Recrutant beaucoup dans ce qu’il faut bien appeler le « lumpenprolétariat » de la société romaine, le christianisme y recrutait d’autant plus facilement des partisans que ceux-ci pouvaient trouver, dans la « sainteté » austère de ses règles de vie, une revanche secrète et à bon compte contre les puissants, les riches, les bourgeois… bref, les damnés. Gibbon note avec malignité ce phénomène de transfert : « Les derniers rangs de la société se font un mérite de mépriser la pompe et les plaisirs que leur a refusés la fortune. Une pareille affectation leur est toujours facile, et en même temps agréable. La vertu des premiers chrétiens fut très souvent gardée par leur pauvreté et par leur ignorance. » Même si, progressivement, le christianisme s’implanta dans les sphères supérieures de la société romaine [25], ses caractères messianiques, prophétiques, apocalyptiques lui apportèrent toujours [26] — et aujourd’hui comme il y a dix-neuf siècles — l’adhésion de ceux pour qui la fin du monde, attendue, espérée, voire hâtée par le terrorisme [27], est d’abord une revanche contre la vie : ce sont les faibles et les malades qui aiment s’entendre dire que le combat et la santé sont immoraux.

Gibbon a été un initiateur et un guide pour tous ceux qui se sont penchés sur la responsabilité du christianisme dans la fin du monde romain. Son œuvre s’insérait dans le cadre du mouvement d’émancipation qui a poussé, au XVIIIe siècle, nombre d’intellectuels à se libérer du conformisme chrétien. Libération vite remise en cause puisque l’ordre moral instauré dans l’Europe de 1815 a empêché, pour plusieurs générations, le développement d’une nouvelle école historique capable de continuer, en l’approfondissant, l’œuvre de Gibbon. Le XIXe siècle — on l’oublie trop souvent — a vu le retour en force, après les secousses révolutionnaires, d’une Église sûre d’elle-même jusqu’à l’arrogance, multipliant missions et calvaires dans les campagnes, prédications mondaines et initiatives « sociales » dans les villes pour s’assurer le contrôle intellectuel et moral du peuple chrétien et surtout de ses élites. Il fallut à Ernest Renan beaucoup de courage et de persévérance pour briser ce carcan, reprendre la piste tracée par Gibbon et réaliser, lui, l’ancien séminariste, une œuvre qui est, aujourd’hui encore, un exemple pour les esprits libres.

Renan, le maître

C’est dans son Marc Aurèle, publié en 1882, que Renan est amené, après s’être penché dans ses œuvres précédentes sur les débuts du christianisme, à étudier le heurt entre l’Église primitive et le monde romain. Son diagnostic est sévère : « A mesure que l’Empire baisse, le christianisme s’élève. » Nommé en 1862 professeur d’hébreu au Collège de France [28], Renan connaît bien les racines sémitiques du christianisme et il voit avant tout, dans l’introduction du christianisme au sein du monde romain, la confrontation de deux visions du monde, incompatibles : « La vie antique, vie tout extérieure et virile, vie de gloire, d’héroïsme, de civisme, vie de forum, de théâtre, de gymnase, est vaincue par la vie juive, vie antimilitaire, amie de l’ombre, vie de gens pâles, claquemurés. La politique ne suppose pas les hommes trop détachés de la terre. Quand l’homme se décide à n’aspirer qu’au ciel, il n’a plus de pays ici-bas. On ne fait pas une nation avec des moines ou des yogis ; la haine et le mépris du monde ne préparent pas à la lutte de la vie. » Le caractère international et apatride du christianisme, qui se trouve si souvent cité dans l’Antiquité parmi les griefs des païens en même temps qu’il est revendiqué avec ostentation par certains apologistes [29] est pour Renan à la base du divorce, inévitable, entre christianisme et civisme : « L’Église est la patrie du chrétien, comme la synagogue est la patrie du juif ; le chrétien et le juif vivent dans le pays où ils se trouvent comme des étrangers […]. Le chrétien ne se réjouit pas des victoires de l’empire ; les désastres publics lui paraissent une confirmation des prophéties qui condamnent le monde à périr par les barbares et par le feu. » Antimilitarisme [30], bouleversement des structures sociales [31], prophétisme apocalyptique : autant de fruits vénéneux que donne, sur le sol de l’Empire, la semence chrétienne. Certes, Renan voit bien qu’il faut nuancer l’analyse, par exemple en ce qui concerne l’annonce de la fin des temps : après les premières générations — celles de l’attente — la communauté chrétienne s’adapte à la survie d’un monde en sursis et, comme toutes les adaptations, celle-ci entraîne des compromis avec le milieu ambiant. Mais l’esprit des origines se perpétue chez ceux qui prétendent rester fidèles à la pureté primitive, au besoin contre la hiérarchie accusée de modérantisme — disons d’« embourgeoisement » [32] —. Et Renan note qu’après tout les montanistes, dénoncés comme hérétiques, sont dans le droit fil d’une tradition qu’ils perpétuent. L’attente d’une fin du monde imminente débouche très logiquement sur un rejet des règles de vie coutumières [33] et des liens sociaux : « L’extase n’était-elle pas la réalisation provisoire du royaume de Dieu, commencé par Jésus ? Les femmes quittaient leur mari comme à la fin de l’humanité. Chaque jour on croyait voir les nuées s’ouvrir et la nouvelle Jérusalem se dessiner sur l’azur du ciel. » Pourquoi reprocher au montanisme, demande Renan, d’incarner une des tendances profondes du christianisme [34] ? Comment ne pas voir qu’un Tertullien ne fait que pousser à sa conclusion logique la nécessité d’une rupture des liens terrestres, qui est à la base de toute eschatologie, lorsqu’il apostrophe ainsi les chrétiennes : « Qu’ont à démêler des soucis de nourrissons avec le jugement dernier ? Il fera beau voir des siens flottants, des nausées d’accouchée, des mioches qui braillent se mêler à l’apparition du juge et aux sons de la trompette. Oh ! les bonnes sages-femmes que les bourreaux de l’Antéchrist ! »

Un siècle de recherches

En France l’étude du christianisme primitif fait l’objet d’âpres controverses à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, alors qu’en toile de fond la crise moderniste secoue durement l’édifice catholique et que le conflit entre l’Église et l’État prend de l’ampleur. Paul Allard, dans une Histoire des persécutions en cinq volumes publiés de 1884 à 1890, développe, avec l’approbation de la hiérarchie, une argumentation qui est à peu près celle des anciens apologistes. En face, la critique historique dispose désormais d’une pléiade de talents. Des auteurs, dont les engagements idéologiques peuvent être par ailleurs fort divers, se retrouvent pour se pencher, sans concessions au conformisme catholique, sur l’histoire de la primitive Église. Ce qui les amène, immanquablement, à étudier ses rapports avec l’État romain. Tous, ils arrivent à la même conclusion : la main des chrétiens se retrouve à chaque phase de l’agonie du monde antique.

La raison en est simple : les chrétiens se désintéressent, ne peuvent que se désintéresser de ce qui peut arriver au monde des hommes, puisque le seul vrai monde est celui de Dieu, ce royaume qui va venir et qu’a annoncé Jésus. Car c’est là, note Alfred Loisy [35], le fond de l’enseignement de Jésus : « Ce n’est pas sans motif que les Évangiles définissent son enseignement et celui du Baptiste par la même formule générale : « Repentez-vous, parce que le règne de Dieu est proche. » Mais cette simple indication, d’ailleurs très compréhensive, est ce que nous connaissons de plus certain touchant sa doctrine. Nous pouvons la considérer comme certaine, parce qu’elle est encore l’élément fondamental de la foi qui fut celle des premiers sectateurs de Jésus, de ceux qui continuèrent son œuvre après sa mort, en le proclamant Christ, et parce que le travail ultérieur de la tradition chrétienne, toujours lié à cette donnée initiale, a consisté en des retouches et des atténuations successives du même principe, l’avènement du grand règne. Nous savons, du reste, que là se résume l’espérance juive, et que de cette espérance Jésus a été censé, pour les siens, devoir amener la réalisation. » D’où, d’ailleurs, le caractère profondément subversif, apatride et totalitaire du christianisme, qui apparaît comme tel dans la propagande des premiers chrétiens : « Ils n’étaient que les fidèles d’un dieu très jaloux, aussi absolu que celui des juifs, mais n’ayant que des prétentions, sans nation qui aurait été à son service héréditairement. Il aspirait à l’empire du monde, et il refusait d’être inscrit au catalogue des divinités nationales, qu’il entendait bien déposséder toutes, sans délai ni rémission. Car ce n’était pas une divinité abstraite et lointaine, avec des droits théoriques dont l’échéance d’application aurait été indéterminée. Il était là, pressant les hommes de se soumettre à lui au plus tôt, c’est-à-dire de renier comme faux et mauvais tous les dieux de l’institution impériale […]. Lorsque les missionnaires de Jésus se mirent en route, ils annonçaient la venue prochaine du Christ sur les nuées, la ruine de Satan et de son règne, c’est-à-dire l’effondrement de l’idolâtrie et de l’empire idolâtrique, Dieu seul devant régner au lieu de Rome, et le Christ au lieu de l’empereur. Ainsi l’entendaient-ils, et ainsi le comprit-on. »

D’où le lent travail de sape accompli, en trois siècles, par le christianisme. Georges Sorel, le bouillant théoricien d’un syndicalisme révolutionnaire, publie en 1901 la Ruine du monde antique. Titre révélateur : l’homme qui a exercé sur les grands courants idéologiques du XXe siècle une influence incontestable [36] a bien vu quel rôle déterminant a joué l’idéologie chrétienne, qui a « semé partout des germes de quiétisme, de désespérance et de mort ». Ce qui frappe surtout Sorel, lui qui est si préoccupé des questions économiques et sociales, c’est que le sort matériel de la communauté de travail que constitue tout groupe humain organisé semble le dernier souci des idéologues du christianisme primitif. Saint Jérôme, de ce point de vue-là, lui paraît offrir un exemple caractéristique : « Il ne croit pas à l’avenir du monde ; il croit fermement à la fin prochaine ; c’est pour une catastrophe imminente et inéluctable qu’il faut nous préparer ; dès lors on conçoit qu’il n’y ait pas lieu de se préoccuper des réformes économiques. » Il y a à cela deux causes, selon Sorel : « D’une part, les docteurs constatèrent qu’il leur était impossible de réaliser la société chrétienne telle qu’ils l’avaient construite d’après leur dogmatique ; d’autre part, ils virent que les maux de l’existence étaient si grands qu’il était vraiment absurde de chercher à prolonger la durée d’une société profondément mauvaise et incorrigible ; dès lors il fallait désirer la fin du monde. »

Sorel voit dans le « sens de l’histoire des chrétiens un héritage du judaïsme [37] ». C’est une vue que partage Charles Guignebert, en précisant cependant en quoi la notion du royaume promis aux premiers chrétiens pouvait être ambiguë : « Il est certain que les premiers chrétiens n’étaient pas mieux éclairés que nous sur la représentation qu’il convenait de se faire du royaume, puisqu’au lieu de s’en tenir à un enseignement précis, comme ils l’auraient fait s’ils en avaient reçu un, ils laissèrent le champ libre â leur imagination. Ils inventèrent le millénarisme : les justes rendus immortels ou ressuscités devaient vivre durant mille ans sur la terre sous l’œil bienveillant de Dieu et gouvernés par le Christ dans la paix et l’abondance. Cette grossière matérialisation du royaume gardait encore des partisans au temps de saint Augustin, et lui-même n’était pas sans tendresse pour elle. On entrevoit cependant que Jésus annonçait la fin du monde présent, qui serait précédée de signes terribles, dès longtemps fixés par l’imagination juive, la résurrection de tous les hommes et un jugement général, suivi de récompenses et de châtiments, avec l’intervention des anges, des démons, et aussi du Fils de l’Homme [38]. » Guignebert, avec l’autorité que lui donnent trente années d’enseignement d’histoire du christianisme à la Sorbonne et l’indépendance d’un esprit libre, a su mettre en relief la diversité, la complexité des courants d’influence qui ont pu exister — et s’opposer — dans la primitive Église. Il n’en reste pas moins fort net sur l’incompatibilité totale qui s’est affirmée, au fil des âges, entre l’échelle de valeurs des chrétiens et celle de la cité antique que symbolisait Rome [39].

C’est que le christianisme se présente d’abord comme un séparatisme, puisqu’il légitime la sécession de fait des communautés chrétiennes par rapport à la société romaine. A. Bouché-Leclercq, publiant en 1911 l’Intolérance religieuse et la Politique [40], voit bien qu’il y a là le principe d’une rupture irrémédiable : « Ces sociétés vivent déjà sous la loi de Dieu : elles font dans les lois de l’empire le triage de celles qu’elles peuvent accepter et de celles qu’elles réprouvent. »

La persécution des justes

Depuis la génération des Loisy et des Guignebert, les historiens ont beaucoup écrit sur la fin du monde antique. Crise, démographique, politique, financière, économique, sociale, morale, intellectuelle, religieuse, voire… climatique : chaque auteur a prétendu trouver dans l’une ou l’autre la cause décisive de la chute de Rome [41]. Comment ne pas comprendre qu’en fait cette chute fut due à un ensemble de facteurs, dont la mise en faisceau a été fatale. Mais s’il paraît de moins en moins possible d’expliquer par une seule cause la catastrophe, du moins est-il nécessaire de bien voir que certaines forces de destruction ont joué un rôle décisif. Le christianisme est de celles-là et les historiens contemporains — y compris ceux qui, par leurs options personnelles, lui sont le plus favorables — le reconnaissent. Ainsi, Marcel Simon [42] montre bien qu’aucune communication — et donc compréhension — réelle ne pouvait exister entre chrétiens et païens lorsqu’il écrit au sujet des apologistes : « Ils n’ont pu que convaincre leurs interlocuteurs qu’ils ne parlaient pas le même langage. Leur recours à la révélation biblique et à la prophétie, qui constitue, bien plus que les arguments philosophiques, le vrai fondement de leur foi, reste inintelligible pour un païen. En subordonnant la loi humaine à la loi divine et aux impératifs de leur conscience, ils démontrent que leur loyalisme, si sincère qu’il soit, n’est pas cependant inconditionnel. » Le messianisme apocalyptique et l’eschatologie hérités du judaïsme marquent d’un tel sceau le christianisme primitif [43] que les chrétiens peuvent apparaître comme des « ennemis du genre humain » — selon l’expression même utilisée par plusieurs auteurs païens. D’autant plus que la soif du martyre manifestée par certains d’entre eux semble, à un esprit formé par la culture antique, relever d’un véritable masochisme. Jacques Moreau [44], auteur très favorable aux thèses catholiques, reconnaît que, dans les Écritures ou les textes des Pères, « la persécution n’apparaît pas seulement dans une perspective humaine, mais elle est la condition nécessaire, sur le plan surnaturel, du salut du peuple de Dieu et des hommes pieux. Cette croyance, d’origine juive, a trouvé sa plus belle expression dans le sermon sur la montagne : « Heureux serez-vous quand on vous haïra, quand on vous chassera, quand on vous outragera, quand on rejettera votre nom comme infâme à cause du Fils de l’Homme. » Les apôtres sont envoyés en mission parmi les hommes comme des brebis parmi les loups ; ils seront livrés aux tribunaux, battus de verges ; trahis, haïs, errant de ville en ville, ils ne seront sauvés que s’ils persévèrent jusqu’à la fin. La persécution des justes est un des signes qui, avec l’apparition de faux messies, les guerres, les cataclysmes et les famines, annoncent la fin des temps ; elle apparaît, dans la perspective eschatologique des Évangiles, comme une inéluctable nécessité ; les Actes et les Épîtres saluent avec fierté les Églises que leurs tribulations et leurs souffrances rendent dignes du royaume de Dieu.»

La sainte insoumission

Les chrétiens qui se jettent à la tête du bourreau affirment ainsi qu’ils obéissent à une loi qui n’est pas de ce monde. C’est en cela, précisément, qu’ils sont profondément subversifs. « En affirmant, écrit Michel Meslin [45], que le christianisme, achèvement du judaïsme, était d’abord monothéiste, les chrétiens rejetaient les cadres d’une société religieuse et politique fondée sur des structures polythéistes. Mais surtout, en soutenant que la loi divine transcendait les lois établies par les hommes, ils portaient atteinte à l’intégrité de l’Empire ». Même les historiens, qui, comme André Piganiol, voient dans les invasions germaniques la cause déterminante de la fin du monde romain, admettent que la cinquième colonne chrétienne, exaltant la sainte insoumission, a frappé d’un coup de poignard dans le dos les derniers défenseurs de l’Empire [46]. La hiérarchie ecclésiastique pouvait, dans l’empire devenu chrétien, transiger avec les principes lorsque l’essentiel lui semblait ne pas être en cause. Il n’empêche que ceux qui prétendaient incarner la conscience du christianisme ne pouvaient oublier que l’ordre divin exige la disparition de cette volonté de puissance que symbolisaient les aigles romaines [47].

Lorsqu’un historien contemporain décide d’ouvrir une nouvelle fois le dossier de la fin du monde romain, les pièces qu’il y trouve sont accablantes pour les chrétiens, même si l’auteur affirme ne pas vouloir, lui-même, prendre parti sur le fond. C’est ce qui s’est produit pour Santo Mazzarino, qui prétendait, en publiant la Fin du monde antique (traduction française, Paris, 1973), s’intéresser simplement aux « avatars d’un thème historiographique ». Or, au fil de son étude, les constats qu’il dresse sont révélateurs. C’est le mépris et la haine pour l’Empire qui, déjà présents dans le Commentaire sur Habacuc [48], s’expriment dans l’œuvre d’un Commodien, écrivain chrétien du IIIe siècle qui se réjouit des revers romains [49]. Vers 407, dans son célèbre Commentaire sur Daniel, saint Jérôme justifie le démantèlement de l’Empire : « Nous disons ce que nous ont transmis tous les auteurs de l’Église : à la fin du monde, au temps où le règne des Romains devra être détruit, il y aura dix rois qui se partageront le monde romain. » La fin des temps s’inscrit aussi bien dans l’idéologie orthodoxe [50] que dans celle des sectes hérétiques qui mettent en mouvement les « masses fanatisées de l’Afrique donatiste, de la Syrie nestorienne, de l’Égypte monophysite ».

Certains auteurs ont voulu minimiser la responsabilité chrétienne en affirmant que l’apocalyptisme des premiers temps n’était pas le fait de tous les chrétiens et qu’il s’était, de plus, évanoui avec l’accession du christianisme au pouvoir, dans le cadre de l’Empire constantinien [51]. C’est l’immense mérite du professeur Louis Rougier d’avoir montré, au fil de son œuvre [52], qu’il n’en fut rien et qu’en fait l’incompatibilité entre le christianisme et le « génie de l’Occident », fruit de la tradition gréco-romaine, était totale. Que ce soit dans l’Antiquité ou au Moyen-âge, l’idéologie chrétienne n’a pu que produire des systèmes de pensée marqués par le dogmatisme. Il a fallu que l’Église évacue le message subversif de ses origines pour que le christianisme — devenu le catholicisme, c’est-à-dire le contraire de l’utopie anarchisante des Évangiles [53] — puisse s’acclimater sur le sol européen. Le professeur Rougier a fait œuvre de maître en inspirant une nouvelle école historique, critique et positive, qui, replaçant l’évolution du christianisme dans l’histoire des mentalités, entend débarrasser son étude des postulats idéologiques et des partis pris a priori qui l’encombrent encore. Ce qui n’est pas sans lien avec une réflexion portant sur l’avenir de notre monde.

Car les germes de mort gui ont épuisé peu à peu l’organisme romain n’ont pas disparu. Laïcisé, le messianisme judéo-chrétien a donné naissance à l’église marxiste, avec ses dogmes, ses schismes, ses hérésies et son eschatologie apocalyptique, comme l’a bien montré Raymond Aron [54]. « L’abandon de l’individu dans le grégarisme exalté [55] reste une tentation pour les âmes faibles, qui peut conduire dans les rangs du parti, dans ceux des nombreuses sectes qui fleurissent sur les trottoirs des mégapoles ou encore au sein des Églises, catholique ou protestante, qui, dans les mélopées d’un Theizé, retrouvent, pour exalter le rôle rédempteur des masses du tiers monde, les accents de l’Épître de saint Jacques : « Eh bien ! maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous ; elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans vos derniers jours [56] ».

Demain, l’apocalypse ? Ce vœu secret des premiers chrétiens est aujourd’hui encore l’espérance de tous ceux qui refusent de regarder l’avenir en face.

Pierre Vial

Sur Pierre Vial voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Vial_%28homme_politique%29


[1] Cité dans Pierre de Labriolle : la Crise montaniste (Paris, 1913).

[2] Urbs : la ville ; terme par lequel on désignait Rome.

[3] S. Mazzarino : la Fin du monde antique — Avatars d’un thème historiographique (Paris, 1973).

[4] Agonie envoyée, selon Orose, par le Dieu des chrétiens « en punition des fautes des Romains ».

[5] Il achève cette année-là son œuvre maîtresse, intitulée Historiarum ab inclinations Romanorum imperii decades tres.

[6] Zosime fut un des derniers intellectuels romains à avoir pris, dans la seconde moitié du Ve siècle, la défense du paganisme, ce qui l’avait amené, dans une Histoire nouvelle où il décrivait les dernières décennies de l’Empire, à faire le procès du très chrétien et très intolérant empereur Théodose : « Par la volonté de Théodose, le rite des sacrifices prit fin à Rome ; et l’on négligea ce qui venait de la tradition des ancêtres. Pour cette raison, l’empire des Romains tomba en décadence. »

[7] Édouard Gibbon est né en 1737, mort en 1794. Lors d’un séjour à Paris, en 1763, il se lia avec Diderot, d’Alembert, Raynal, d’Holbach et Helvétius.

[8] Donnant une note biographique de Gibbon en introduction à l’édition française de 1835 dont il était l’auteur, J.A.C. Buchon écrit : « Une foi bien ardente n’avait jamais été le trait distinctif de ses croyances. »

[9] Gibbon est très conscient des difficultés que cause à l’historien le parti pris des sources chrétiennes concernant la fin de l’Antiquité : « Les monuments suspects et imparfaits de l’histoire ecclésiastique, écrit-il, nous mettent rarement en état d’écarter les nuages épais qui couvrent le berceau du christianisme. »

[10] Les premiers chrétiens aboutissaient à cette conclusion au prix d’une gymnastique arithmétique quelque peu ahurissante et fondée sur la version des Septante. Non sans quelques divergences puisque l’Église d’Antioche comptait près de six mille ans depuis la création du monde jusqu’à la naissance de Jésus, alors que l’Église grecque réduisait ce nombre a cinq mille cinq cents, Eusèbe, quant à lui, se contentant de cinq mille deux cents années.

[11] Efforts qui ont donné naissance à un antisémitisme à base religieuse qui a survécu jusqu’à l’époque contemporaine.

[12] Voir à ce sujet M. Simon : Verus Israël (Paris, 1948), et, du même auteur, en collaboration avec A. Benoît : le Judaïsme et le Christianisme antique (Paris, 1968).

[13] Citant un certain nombre d’atrocités commises, au cours de guerres religieuses, par les Juifs révoltés — Grecs sciés en deux, par exemple, à Cyrène et à Chypre —, Gibbon ajoute : « Nous sommes tentés d’applaudir à la vengeance sévère que les armes des légions tirèrent d’une race de fanatiques qu’une superstition barbare et crédule semblait rendre les ennemis implacables non seulement du gouvernement de Rome, mais encore de tout le genre humain. »

[14] Vient immanquablement à l’esprit la comparaison avec le rigorisme des sectateurs de certaines Églises marxistes qui jugent « frivole », « corrompue » et « bourgeoise » toute œuvre ne s’alignant pas sur le diktat de la « culture prolétarienne ».

[15] Interdits particulièrement développés, bien sûr, dans les communautés chrétiennes restées les plus fidèles aux racines judaïques du christianisme.

[16] Il y aurait beaucoup à dire sur la trouble attirance-répulsion qui se manifeste à ce sujet des textes bibliques à l’œuvre de Freud, dans la tradition judéo-chrétienne.

[17] L’interprétation du péché originel, tel qu’il est décrit dans la Genèse, est particulièrement révélatrice : la tentation débouche sur 1’« acte de chair », donc sur la procréation. Or le grand reproche qui est fait à Adam et Ève est d’avoir cueilli le « fruit défendu », c’est-à-dire le fruit de l’arbre de la connaissance. Ce faisant, les créatures qu’ils égaient se libéraient de la tutelle du Créateur puisqu’ils devenaient eux-mêmes capables de création en donnant la vie à un autre être. C’est cet acte d’affranchissement, de libération à l’égard d’un Dieu seul détenteur jusque-là du pouvoir de création qui est impardonnable dans la perspective biblique, comme il l’est pour les religions nées du monothéisme judaïque, christianisme et islam — les « religions du Livre » — où l’être humain ne peut être — selon la formule musulmane — que « dans la main d’Allah ».

[18] On connaît la phrase fameuse de saint Paul : « Plutôt que de brûler, mariez-vous. »

[19] « Dès que le désir eut été interprété comme un crime, écrit Gibbon, et le mariage toléré comme un défaut, selon les mêmes principes, le célibat devint l’état qui approchait le plus de la perfection divine. »

[20] « Comme c’était en général sa pratique d’allégoriser l’Écriture, note Gibbon avec un humour froid, il est malheureux que dans cette occasion seulement, il ait pris le sens littéral. »

[21] « Une société séparée, écrit Gibbon, qui attaquait la religion dominante de l’empire, était obligée d’adopter quelque forme de police intérieure et de créer un nombre suffisant de ministres, chargés non seulement des fonctions spirituelles, mais encore de la direction temporelle de la république chrétienne. »

[22] Gibbon voit bien le sens du non possumus des chrétiens : « La plus petite marque de respect pour le culte national eût été à leurs yeux un hommage direct rendu aux esprits infernaux et un acte de rébellion contre la majesté de Dieu […]. Tout chrétien rejetait avec mépris les superstitions de sa famille, de sa ville, de sa province. Le corps entier des chrétiens refusait unanimement de reconnaître les dieux de Rome, de l’empire et de l’univers. »

[23] Les chrétiens prêtaient le flanc à la suspicion populaire. L’Église connut très tôt plusieurs courants de pensée « déviationnistes », dénoncés comme hérétiques. Les dissensions entre fractions chrétiennes rivales donnaient des arguments à ceux qui voyaient dans les lieux de culte de la nouvelle religion des endroits mal famés. Ainsi Gibbon évoque « la conduite peu judicieuse des apologistes eux-mêmes, qui trahissaient la cause commune de la religion pour satisfaire leur haine contre les ennemis de l’Église. Tantôt ils insinuaient faiblement, tantôt ils soutenaient à haute voix que les marcionites, les carpocratiens et les autres sectes de gnostiques célébraient réellement les mêmes sacrifices sanglants, les mêmes fêtes incestueuses, si faussement attribués aux vrais fidèles […]. Les schismatiques faisaient retomber de pareilles accusations sur l’Église, dont ils avaient abandonné la communion ; et l’on reconnaissait de tous côtés que la licence la plus scandaleuse régnait parmi un grand nombre de ceux qui affectaient le nom de chrétiens. »

[24] « Le savant Origène, écrit-il, qui avait étudié et qui connaissait par expérience l’histoire de l’Église, déclare, dans les termes les plus formels, qu’il existait un très petit nombre de martyrs. Son autorité suffirait seule pour détruire cette armée innombrable de confesseurs dont les reliques, tirées pour la plupart des catacombes de Rome, ont rempli tant d’églises et dont les aventures merveilleuses ont été le sujet de tant de romans sacrés. Mais l’assertion générale d’Origène est expliquée et confirmée par le témoignage particulier de saint Denis, son ami, qui, dans la ville immense d’Alexandrie, et du temps de la persécution rigoureuse de l’empereur Decius, compte seulement dix hommes et sept femmes exécutés pour avoir professé la religion chrétienne. »

[25] Gibbon note que Marcia, la concubine de l’empereur Commode, avait au moins des sympathies pour le christianisme. La nourrice et le précepteur de Caracalla étaient chrétiens. Sous les Sévère, « les règnes de ces princes, qui tiraient leur origine des provinces asiatiques, furent les plus favorables aux chrétiens. » Quant à Philippe l’Arabe, « dès que ce prince, né dans le voisinage de la Palestine, eut usurpé le trône, les chrétiens acquirent un ami et un protecteur. » Sous Dioclétien, l’impératrice Prisca et sa fille Valérie semblent avoir été sensibles à la prédication chrétienne, cependant que « les principaux eunuques, Lucien et Dorothée, Gorgonius et André, qui accompagnaient la personne de Dioclétien, possédaient sa faveur et gouvernaient sa maison, protégèrent par leur influence puissante la foi qu’ils avaient embrassée ».

[26] Tout au long de l’histoire, les mouvements de « réveil », canalisés — nous dirions aujourd’hui récupérés — au sein de l’Église ou débouchant sur l’hérésie, ont toujours eu pour base sociologique des milieux pauvres et peu cultivés, voire carrément des marginaux et des exclus.

[27] Gibbon signale, par exemple, les deux incendies qui, à quinze jours d’intervalle, ravagèrent le palais de Dioclétien à Nicomédie. « Quoique ces deux fois, écrit-il, on l’éteignît avant qu’il eût causé quelque dommage considérable, ce renouvellement singulier du même accident parut avec raison une preuve évidente qu’il n’avait point été l’effet du hasard ou de la négligence. Le soupçon tombait naturellement sur les chrétiens. On insinua, non sans quelque degré de probabilité, que ces fanatiques, animés par le désespoir, irrités par leurs souffrances, avaient conspiré avec leurs frères les eunuques du palais contre la vie des deux empereurs, qu’ils détestaient comme les ennemis irréconciliables de l’Église de Dieu. » Gibbon note que les historiens ecclésiastiques qui relatent l’événement sont curieusement silencieux sur ses causes.

[28] Après sa première leçon, où il avait appelé Jésus un « homme incomparable », son cours fut suspendu, puis supprimé jusqu’en 1870.

[29] On connaît la célèbre phrase de Tertullien : « Nous n’avons qu’une république, c’est le monde. »

[30] « Le grand affaiblissement, écrit Renan, qui se remarque dans l’armée romaine à la fin du IIe siècle et qui éclate surtout au IIIe, a sa cause dans le christianisme. »

[31] Renan, faisant remarquer la communauté d’inspiration qui existe, à ce sujet, entre tradition judaïque et tradition chrétienne, cite le Talmud de Babylone (Pesahim, 50 a) : « Un jour Rab Joseph, fils de Rab Josué ben Lévi, étant tombé en léthargie, son père lui demanda, quand il fut revenu à lui : Qu’as-tu vu dans le ciel ? — J’ai vu, répondit Joseph, le monde renversé : les plus puissants étaient au dernier rang ; les plus humbles au premier. — C’est le monde normal que tu as vu, mon fils. »

[32] « Le grand jour, malgré les affirmations de Jésus et des prophètes inspirés de lui, refusait de venir. Le Christ tardait à se montrer […]. Il était inévitable que des rigoristes trouvassent qu’on s’enfonçait dans la fange de la plus dangereuse mondanité, et qu’il s’élevât un parti de piétistes pour combattre la tiédeur générale, pour continuer les dons surnaturels de l’Église apostolique, et préparer l’humanité, par un redoublement d’austérité, aux épreuves des derniers jours […]. Il était inévitable que les idées qui avaient formé le fonds du christianisme naissant reparussent de temps en temps, au milieu de cet affaissement général, avec ce qu’elles avaient de sévère et d’effrayant. Le fanatisme, que mitigeait le bon sens orthodoxe, faisait des espèces d’éruptions, comme un volcan comprimé.»

[33] « Une vie de haut ascétisme, note Renan, était la conséquence de cette foi brûlante en la venue prochaine de Dieu sur terre. » Il ajoute, rejoignant en cela Gibbon : « Les disciplines austères sont toujours contagieuses dans les foules, incapables de haute spiritualité ; car elles rendent le salut certain à bon marché, et elles sont faciles à pratiquer pour les simples qui n’ont que leur bonne volonté. »

[34] « Il réussit, malgré ses exagérations, ou plutôt à cause de ses exagérations mêmes, à recruter dans l’Église universelle tous les austères, tous les excessifs. Il était si bien dans la logique du christianisme ! […]. Avec ses abstinences contre nature, sa mésestime du mariage, sa condamnation des secondes noces, le montanisme n’est autre chose qu’un millénarisme conséquent, et le millénarisme, c’était le christianisme lui-même. »

[35] A. Loisy : la Naissance du christianisme (Paris, 1933). Loisy, ordonné prêtre en 1879, a été professeur d’hébreu puis d’Écriture sainte à l’Institut catholique de Paris, avant de devenir un des chefs de file du modernisme. Professant l’indépendance absolue de la critique biblique et de l’histoire ecclésiastique par rapport à la Révélation et aux dogmes, il fut condamné par le Saint-Office en 1903 et excommunié en 1908. Rompant alors avec l’Église, il devint professeur d’histoire des religions au Collège de France (1909-1933). Il a laissé une œuvre de première importance, qu’étudie Denise Dumont-Dressy dans sa thèse : Histoire et religion dans l’œuvre d’Alfred Loisy.

[36] On sait que Lénine et Mussolini ont été tous deux des lecteurs attentifs de l’œuvre de Sorel, en particulier des Réflexions sur la violence (Paris, 1908).

[37] « Le christianisme, écrit-il, empruntait aux écrivains hébreux une conception providentielle, singulièrement pauvre, de l’histoire. »

[38] C. Guignebert : Manuel d’histoire ancienne du christianisme (Paris, 1907).

[39] « Les chrétiens des premiers âges, écrit-il dans le Christianisme antique (Paris, 1921), croyaient la fin du monde imminente et ils la désiraient ; tout naturellement, ils se détachaient des soucis et des devoirs de la vie terrestre et, dans leur cœur, l’amour de la Jérusalem céleste faisait grand tort à celui de la patrie romaine. Le service militaire leur était odieux parce qu’il comportait des obligations idolâtriques et qu’ils exécraient la guerre ; leur participation au service civil leur semblait superflue ; ils se refusaient obstinément à prendre part à aucune des manifestations loyalistes que le gouvernement impérial réclamait parce qu’elles revêtaient toutes un caractère religieux. Leur conscience religieuse se montrait très chatouilleuse et les obligeait à opposer quantité de non possumus aux exigences les plus usuelles de la vie civile. »

[40] Ce libre penseur, professeur à la Sorbonne et membre de l’Institut, espère, sans trop y croire, Pouvoir placer le débat sur un terrain purement scientifique. « Encore que j’aie évité avec soin toute apparence de polémique, note-t-il dans son avant-propos, toute allusion désobligeante pour les personnes, je ne serais pas autrement étonné de déplaire aux intolérants de tous les partis gens de logique simpliste, qui procèdent par jugements sommaires et solutions radicales. Peut-être m’est-il permis, par compensation, d’espérer bon accueil auprès des esprits vraiment libéraux, s’il en reste encore. » Un tel souhait n’a-t-il pas encore beaucoup d’actualité ?

[41] A. Piganiol : l’Empire chrétien (Paris, 1947), puis R. Rémondon : la Crise de l’empire romain (Paris, 1964), ont passé en revue les différentes thèses, non sans les critiquer au passage.

[42] Marcel Simon et André Benoit, op. cit.

[43] Marcel Simon montre avec netteté l’importance de cet héritage, pp. 65-68 de l’ouvrage déjà cité.

[44] J. Moreau : la Persécution du christianisme dans l’empire romain (Paris. 1956).

[45] M. Meslin : le Christianisme dans l’empire romain (Paris, 1970).

[46] Dans l’Empire chrétien (Paris, 1947) Piganiol a ce jugement sans équivoque : « Le christianisme n’avait pas déclaré la guerre à la société romaine, mais il l’avait condamnée. Il attendait impatiemment la chute de la nouvelle Babylone, qui serait le premier épisode de la fin du monde. C’est pourquoi, avant l’avènement de Constantin, le chrétien faisait grève, fuyait les charges de l’État, refusait de se battre pour Rome. Le remède héroïque de Constantin, appeler les chrétiens à gouverner, est comparable à celui qu’appliquerait l’homme d’État qui confierait le pouvoir aux révolutionnaires, dans l’espoir que l’expérience les assagirait […]. Mais, quand Rome traversa la crise suprême, les chrétiens, la voyant perdue, l’ont traitée de cité du diable et l’ont de nouveau trahie. La patrie romaine a beaucoup à se plaindre de ces mauvais citoyens. »

[47] « Certains chrétiens, des moines souvent, poussèrent le refus du ralliement à l’empire si loin qu’ils prirent, au moins en parole, le parti des barbares lors des invasions. Le plus typique fut le moine gaulois Salvien qui, au Ve siècle, affirma que les barbares étaient les instruments de la vengeance divine contre les Romains corrompus. On voit ici une survivance du vieil esprit eschatologique qui attendait l’avènement du royaume de Dieu après la destruction imminente de l’ordre humain existant. » C. Lepelley : l’Empire romain et le Christianisme (Paris, 1969).

[48] Il s’agit d’un des célèbres « manuscrits de la mer Morte », qui ont apporté beaucoup pour la connaissance des liaisons établies entre certains milieux du judaïsme et le christianisme primitif.

[49] Évoquant avec joie les envahisseurs goths et donnant à leur roi le nom d’Apollyon, l’« Exterminateur », emprunté à l’Apocalypse de saint Jean, il écrit : « Il marche sur Rome avec nombre de milliers d’hommes, et par la volonté de Dieu il subjugue les Romains et les fait prisonniers. Nombreux les sénateurs, prisonniers, qui alors pleurent. »

[50] « Au fond de tous les pessimismes chrétiens, écrit Mazzarino, qu’ils fussent violents comme chez Commodien, ou médités comme chez Dionysius, il y avait toujours la conviction apocalyptique d’une fin du monde, plus ou moins proche, mais, en tout cas, certaine. Les livres saints, le Livre de Daniel et l’Apocalypse de saint Jean semblaient en donner l’assurance. »

[51] Cette position est défendue, par exemple, par Marcel Simon dans la Civilisation de l’Antiquité et le Christianisme (Paris, 1972). Celui-ci doit reconnaître cependant qu’un saint Augustin, qui, « comme chrétien, veut voir plus loin que la catastrophe de 410, livre ainsi un aveu : « Ce faisant, qu’il le veuille ou non, il se désolidarise de Rome, car il est moins préoccupé de la grandeur périssable d’une ville qui s’est crue à tort éternelle que de l’accomplissement de la volonté divine. »

[52] En particulier dans la Scolastique et le Thomisme (1925), Celse (1926), le Génie de l’Occident (1969), la Genèse des dogmes chrétiens (1972), le Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique (1974).

[53] Bien connue est la phrase du cardinal Daniélou : « Si nous séparons l’Évangile de l’Église, celui-ci devient fou. »

[54] R. Aron : l’opium des intellectuels (Paris, 1968). Dans un récent article intitulé « Catholicisme et communisme : deux Églises en crise (le Monde, 17 août 1976), Alfred Grosser évoque « le besoin de la grande explication simple et sécurisante ayant conduit tant de catholiques à substituer l’eschatologie de la société sans classe à celle de l’avènement du royaume de Dieu ».

[55] La formule est de Louis Pauwels, Question de, n° 12.

[56] Épître de saint Jacques (traduction de la Société biblique de Jérusalem, Le Cerf, 1956).