Claude Tresmontant
Les molécules de la vie

Dans l’histoire de l’Univers, il y a environ quatre milliards d’années, peut-être un peu moins, apparaissent des molécules géantes qui sont constituées, évidemment comme toutes les molécules, avec des atomes. Encore fallait-il que les atomes eux-mêmes soient formés ou constitués… Nous avons vu dans des chroniques antérieures que les atomes complexes, aux noyaux lourds, se […]

Dans l’histoire de l’Univers, il y a environ quatre milliards d’années, peut-être un peu moins, apparaissent des molécules géantes qui sont constituées, évidemment comme toutes les molécules, avec des atomes. Encore fallait-il que les atomes eux-mêmes soient formés ou constitués… Nous avons vu dans des chroniques antérieures que les atomes complexes, aux noyaux lourds, se forment à l’intérieur des étoiles, qui sont ainsi des laboratoires de synthèse.  Encore fallait-il que les étoiles existent… Nous avons vu qu’elles se formaient depuis quelques milliards d’années et qu’elles constituaient, ensemble, des galaxies, par milliards. L’Univers est un gaz de galaxies, un gaz dont les galaxies sont les molécules.

Sur notre obscure planète, qui est sans doute âgée d’un peu moins de cinq milliards d’années, la composition de la matière se continue. Les atomes composent des molécules, relativement simples. Les molécules relativement simples se composent entre elles, et constituent des molécules beaucoup plus complexes. Ces molécules beaucoup plus complexes s’arrangent entre elles pour constituer des molécules véritablement géantes. Il fallait que notre planète Terre soit suffisamment refroidie pour permettre des compositions.

Ce qui est étonnant, c’est que cette composition des molécules et des macromolécules ne se poursuit pas indéfiniment. Elle se termine à quelques compositions fondamentales, qui vont servir à leur tour pour composer des messages de plus en plus riches en information.

Le lecteur de langue française peut trouver aujourd’hui des livres remarquables dans lesquels il pourra étudier, s’il le veut, ces compositions. Rappelons l’ouvrage désormais classique de James D. Watson, Biologie moléculaire du gène (traduction française Inter-Editions, Paris).  Nous avions présenté, ici même, il y a quelques années déjà, la merveilleuse collection Méthodes, publiée par Hermann, dans laquelle on trouvera des livres remarquables par leur clarté et leur beauté, consacrés à la Cellule, la Biologie et la physiologie cellulaire, la Biosynthèse des protéines, un Atlas de Biologie moléculaire, etc. Des chefs-d’œuvre de pédagogie savante.

La librairie Belin vient de publier en traduction française un excellent ouvrage d’ensemble intitulé : Les Molécules de la vie. Les schémas, les photographies, font de ce recueil un précieux instrument d’initiation.

Je voudrais prendre la liberté de dire à nos lecteurs de ne pas se laisser intimider par ces livres savants. Il n’est pas plus difficile de comprendre et d’apprendre ces langues de la nature, que la grammaire anglaise. En fait, ces langues de la nature sont beaucoup plus rationnelles que nos langues humaines modernes. Plus rationnelles et plus efficaces.

Il y a un peu moins de quatre milliards d’années, donc, apparaissent deux alphabets. Un alphabet qui s’écrit avec quatre éléments, quatre types de molécules, arrangées trois par trois.  Et un alphabet qui s’écrit avec une vingtaine de molécules, les acides aminés.  Le premier alphabet, qui s’écrit avec quatre molécules fondamentales, sert à écrire, à composer les messages génétiques de tous les êtres vivants, depuis un peu moins de quatre milliards d’années. Ces messages génétiques sont des molécules géantes, constituées de molécules plus petites. Ils contiennent toutes les informations qui sont requises pour composer un monocellulaire, un vivant constitué d’une seule cellule ; puis des organismes de plus en plus complexes, constitués de milliers, puis de millions, puis de milliards de cellules différenciées, spécialisées, et qui travaillent de concert. Lorsque le système biologique est tout petit, ce qui est le cas du monocellulaire, le message génétique chargé de le constituer est relativement petit, lui aussi. Mais avec tous nos Prix Nobel, et tous nos Laboratoires, sur la Terre entière, nous ne sommes pas encore capables, en recopiant sur la Nature, comme un cancre copie sur le cahier de son voisin, de faire la synthèse d’un seul monocellulaire vivant. C’est donc qu’il y a une difficulté quelque part.  Au fur et à mesure que l’on avance dans l’Histoire naturelle des êtres vivants, on voit les messages génétiques s’enrichir en information. Il faut un message génétique plus long, plus riche en information pour commander à la construction du Diplodocus, que pour commander à la construction du premier monocellulaire. Lorsqu’un système biologique nouveau apparaît dans la Nature, c’est qu’un message génétique nouveau a été communiqué, qui n’existait pas auparavant. Et aujourd’hui, lorsqu’un monsieur fait la cour à une jolie dame, qu’il le sache ou non, qu’elle s’en doute ou non, ce qu’il lui propose, c’est de lui communiquer une Information génétique. Le message génétique de l’Homme, pelotonné dans chaque noyau de chaque cellule, si on le déroulait, mesurerait plusieurs mètres. Il contient toutes les informations requises pour constituer un enfant d’Homme nouveau, tel qu’il n’en a jamais existé, puisque l’homme qui communique l’Information est une singularité biologique. La femme qui reçoit l’Information ou le message communique à son tour un message, qui se trouve dans le noyau de l’ovule. Un message communiqué par l’homme, plus un message communiqué par la femme, donnent ensemble par combinaison un nouveau message, unique, inédit, qui va commander à la construction d’un enfant d’Homme unique, nouveau, tel qu’on n’en a jamais vu dans l’histoire naturelle antérieure, et tel qu’on n’en verra jamais plus dans l’avenir. Chacun d’entre nous est un Poème unique et exclusif. Et par conséquent les amants ont bien raison de dire : Tu es pour moi irremplaçable ! Ils ne savent pas à quel point ils ont raison.

Il y a un peu moins de quatre milliards d’années aussi, dans la même mare à canards — mais il n’y avait pas encore de canard, — dans la même goutte, et au même moment, à la même seconde, a été inventé un autre alphabet, celui qui est écrit avec vingt molécules, les vingt acides aminés principaux. Avec ce second alphabet constitué de vingt éléments, sont écrites, depuis un peu moins de quatre milliards d’années, toutes les protéines de tous les êtres vivants.

On trouvera la description, avec d’excellents schémas, de ces diverses molécules géantes, dans l’ouvrage que nous présentons : Les Molécules de la Vie. C’est fort bien expliqué et fort bien dessiné.

Mais il y a un peu moins de quatre milliards d’années, dans la même mare à canards sans canard, dans la même goutte, au même moment, a été constitué un dictionnaire, ou, si l’on préfère, un lexique. Car l’Information créatrice, que les biologistes appellent génétique, qui est inscrite dans ces molécules géantes composées avec quatre molécules plus simples, elle est transmise sur des appareils, qui sont comparables à des chaînes de montage. Et c’est sur ces appareils que s’effectue la composition des molécules géantes, écrites avec une vingtaine d’acides aminés, que l’on appelle les protéines. Il existe une correspondance qui n’est pas quelconque, entre le message communiqué par la molécule géante qui détient l’Information, et les acides aminés qui vont être enfilés un peu comme on enfile des perles pour faire un collier.

Cette correspondance constante, entre deux systèmes linguistiques, l’un qui s’écrit avec quatre éléments, et l’autre qui s’écrit avec vingt éléments, cela s’appelle un lexique ou un dictionnaire.

La langue dans laquelle sont écrits tous les messages génétiques de tous les êtres vivants, depuis un peu moins de quatre milliards d’années, est constante. La langue dans laquelle sont écrites toutes les protéines de tous les êtres vivants est constante. Le système de correspondance entre ces deux langues, c’est-à-dire le lexique, est constant lui aussi.

Si quelqu’un vient nous dire que tout cela s’est produit par hasard dans une petite goutte au même instant, il risquera de nous faire mourir de rire.

Einstein admirait que l’Univers soit intelligible. Ce qui est éternellement incompréhensible, écrivait-il, c’est que l’Univers soit pour nous intelligible.  Non seulement l’Univers considéré dans son ensemble est intelligible, mais les êtres vivants sont eux-mêmes des poèmes, écrits avec des molécules géantes qui appartiennent à deux systèmes linguistiques distincts et coordonnés. Chacun de ces poèmes est inédit. Chacun de ces poèmes est une substance. Chacune de ces substances est un psychisme. C’est Claude Bernard qui faisait observer au siècle dernier que ce qui constitue le vivant, c’est une Idée directrice. Nous savons maintenant que cette Idée directrice est inscrite physiquement dans ces molécules géantes que sont les molécules de la Vie. Il existe donc une Pensée immanente à la Nature et cette Pensée a inventé un langage, bien avant l’apparition de l’Homme. Quel est le métaphysicien qui a réfléchi sur cette Pensée immanente et opérante dans l’Univers et la Nature ? C’est Maurice Blondel, né en 1861, mort en 1949, dans son ouvrage intitulé précisément : La Pensée (éd. Alcan). La pensée humaine n’apparaît pas, elle ne fait pas irruption, dans l’Univers, brusquement, sans avoir été préparée. Elle est préparée par et dans toute l’histoire antérieure de l’Univers. Et nombre d’astrophysiciens se demandent, en ce moment même, si toute l’histoire de l’Univers n’est pas physiquement pré-adaptée, depuis les origines, à l’apparition d’un être capable de le penser.

Extrait de La Voix du Nord, 10 mai 1987.