Compte rendu du 2e tome de la Méthode d’Edgar Morin
(Revue Aurores. No 12. Avril 1981)
Centré sur l’étude de la vie dont il illustre l’unité complexe, le dernier livre d’Edgar Morin «La Vie de la Vie» (éditions du Seuil) met en mouvement tout un réseau de relations solidement cohérentes. Il intéresse au premier chef le biologiste, mais aussi, par la méthode qu’il préconise, toutes les disciplines scientifiques, il intéresse aussi le philosophe, par les problèmes fondamentaux d’épistémologie et d’ontologie qu’il soulève, l’anthropologue et le sociologue, l’écologiste et le politique et enfin toute personne qui entend réfléchir sur sa propre vie, sur sa conduite et sa destinée. . L’impression de redites et de désordre que pourrait donner une lecture trop rapide et superficielle s’efface quand on a compris que la pensée de l’auteur se développe en spirale, allant toujours plus profond et plus haut, englobant toujours plus d’éléments, et suivant toujours un même axe. Jean Chevalier analyse ici deux des forces dominantes de cet ouvrage qui lui paraissent correspondre aux recherches du lecteur d’ « Aurores».
La première de ces forces se manifeste dans la méthode même de ce que Edgar Morin appelle la pensée complexe. Elle s’oppose à la pensée simplifiante, réductrice, fragmentaire, qui a caractérisé une démarche scientifique, trop soucieuse d’isoler son objet, en privilégiant un aspect de la réalité. Or la réalité est complexe, et la vie plus que toute autre. L’atome même a révélé sa propre complexité. On ne peut vraiment comprendre la vie — ou tout au moins tendre vers la plénitude de cette connaissance — qu’en respectant sa complexité, sans négliger aucun détail, en intégrant toutes les données de l’observation, de l’expérience, de la réflexion, dans une vue d’ensemble où apparaissent leurs relations, leurs coordonnées, leurs interactions, leur dynamisme même. La pensée complexe exige autant de minutie dans l’analyse que de circonspection dans la synthèse, à
quoi s’ajoute un sens aigu des incessantes transformations des données. Edgar Morin fait une démonstration éblouissante de sa méthode dans cette étude multidimensionnelle de la vie, la plus complexe des réalités. C’est ainsi qu’il considère, dans leurs interconnexions, le milieu de la vie (l’éco-organisation), la transmission (la geno-organisation), l’interaction
de l’eco et du geno dans le phénotype, l’apparition de l’éco-individu-sujet (auto-organisation), le développement en société (socio-organisation).
Toutes les manifestations de la vie s’accomplissent dans un système complexe et souvent conflictuel, tant à l’intérieur de chacun des éléments vivants qu’entre les éléments et facteurs de leur complexité. La logique dont s’inspire la Méthode n’est pas celle du tiers exclu — « logique de mort », dit Lupasco — mais celle des antagonismes inhérents en tout devenir, toute énergie, tout être. L’œuvre de Stéphane Lupasco n’est pas sans influence sur celle d’Edgar Morin, non plus que celle de Hegel.
LA CAPACITE D’INNOVATION
L’étude de cette unité complexe toujours en mouvement qu’est la vie, et c’est la seconde observation que je voudrais signaler aux lecteurs, met en relief un fait d’une importance inouïe, dont on n’a pas encore mesuré toute la portée : le phénomène d’émergence. «L’idée capitale d’émergence seule permet de concevoir des sauts qualitatifs de niveau à niveau.» (p. 311) La vie témoigne, en effet, d’une «évolution créatrice», c’est à dire d’une capacité d’innovation surprenante. Dès lors que ce que qui différencie la vie de toute autre organisation physique connue, c’est «sa complexité organisationnelle propre et du même coup ce sont ses vertus émergentes au niveau de l’être, de l’existence, de l’individualité. » (257-283).
Ce terme de vertus émergentes ne va pas, hélas ! sans rappeler des souvenirs de comédie. Ne peut-on pousser plus loin l’analyse de ces vertus, de sorte qu’elles n’apparaissent pas comme un deus ex machina de l’évolution biologique ? Les faits d’émergence sont constatés et décrits. Mais la notion d’émergence demeure encore à l’état sous-développé, si grande pourtant que soit la réalité de cette force.
J’en souhaiterais une étude plus approfondie s’il est possible, au lieu de m’en tenir au terme vague de vertu. Pourquoi ? Comment ? Par quelle raison explique-t-on, chez le vivant, cette tendance à un dépassement imprévisible, mais certain, que révèlent les phénomènes d’émergence, en contraste avec la loi d’entropie qui le condamne, d’autre part, à la décomposition? Et pourquoi fixer des limites à cette émergence ? En un passage admirable de son livre, qui en compte d’ailleurs beaucoup d’autres, Edgar Morin décrit la situation de l’homme entre deux infinis: «L’émergence en l’homme de cet achèvement inouï qu’est la conscience est en même temps la conscience de son inachèvement, de son immaturité, de sa fragilité, de sa dépendance, de son incomplétude. Un Pascal découvre en même temps que l’homme est à ses propres yeux plus riche, plus digne, plus vrai que l’univers qu’il contemple et qu’il pense, et qu’il est infirme, lamentable, errant d’erreurs en erreur en erreurs. L’homme sait qu’il n’a qu’une vie, qu’elle est son seul bien, et il voit s’engouffrer en lui l’idée de sa propre mort à la fois subie, reconnue, intégrée, inacceptable, inintégrable, désintégrante … L’horreur anthropologique de la mort, les mythes de survie, renaissance, résurrection, immortalité expriment la nature, la structure, l’aspiration auto-transcendante et la carence mortelle de tout individu-sujet.» (p.278)
NOUVELLES EMERGENCES ET ELEMENTS DE BASE
A partir de la situation actuelle du vivant humain, d’autres émergences ne peuvent-elles se produire, dépassant toute imagination, toute idée? Certaines révélations le font entrevoir, certains mythes le préfigurent. Vaines illusions, ou pressentiments ? La science impose-t-elle de trancher ou de laisser la voie ouverte à de futures et indescriptibles émergences ? Sans doute faut-il se méfier de la «circulation clandestine» entre le vrai savoir et les rêves du désir. Sans la moindre complaisance envers la pensée mythologique et soucieux de rester sur la voie des observations biologiques, Edgar Morin écrit cependant : «Il nous faut faire le plein emploi, sans cesse, de la notion d’émergence puisque les développements innovateurs des organisations vivantes produisent de nouvelles émergences, et que les émergences qui apparaissent à un palier d’organisation deviennent les éléments de base d’un nouveau palier organisationnel, qui produit de nouvelles émergences, lesquelles deviennent à leur tour éléments de base pour de nouvelles organisations et émergences.» (p. 374) Mais il met justement en garde contre des manipulations génétiques déclenchant d’imprévisibles phénomènes d’émergences, qui pourraient se retourner contre leurs origines et frayer la voie à des éventualités terrifiantes».
CONTRE LA PENSEE REDUCTRICE ET SIMPLIFIANTE
L’œuvre d’Edgar Morin se manifeste, s’il est possible d’embrasser d’un regard sa complexe unité, comme un puissant combat contre la pensée réductrice et simplifiante, qui caractérise de nombreuses écoles scientifiques et philosophiques, ainsi que tant d’esprits informés, en même temps que fermés à certains horizons. Mais cette œuvre ne reste-t-elle pas encore quelque peu tributaire de ce qu’elle combat avec tant de force? Elle impose, en effet, une limite à l’émergence de la vie. C’est peut-être parce qu’elle se contente de la constater, jusqu’à la phase aujourd’hui connue, sans en chercher l’origine, ni la nature profonde, ni le sens. Il est juste d’éliminer du savoir les fantasmes qui ne se distinguent que par leur incohérence ou leur manque de fondement. Mais exclure des hypothèses, qui s’inscriraient dans la ligne de l’émergence, sans pouvoir cependant être démontrées, si ce n’est comme des possibilités, c’est interdire la recherche dans la direction de ces inconnus. N’y a-t-il pas là une intervention de cette pensée réductrice, qui s’enferme dans un système, si large et complexe soit-il, mais exclusif d’imprévisibles éventualités? La conception de la mort comme une désintégration totale de l’individualité humaine réduit celle-ci à ses éléments connus — et c’est une position assurément défendable — mais elle refuse à la vie individuelle la possibilité d’une émergence durable, qu’une pensée à la fois complexe et ouverte pourrait, sinon postuler, du moins admettre. Cet exclusivisme cède à un rationalisme scientifique, à l’étroitesse duquel toute l’œuvre d’Edgar Morin voudrait échapper. L’auteur cite cependant cette pensée de Cornelius Castoriadis : «L’individu est plus et autre chose que la combinaison d’éléments permutables et substituables», et celle du mystique musulman Al Hallaj : «mon Je est Dieu».
Jean Chevalier
La méthode d’Edgar Morin (édition Seuil)
La Méthode, t.1 La Nature de la nature
La Méthode, t.2 La Vie de la Vie
La méthode, t. 3 : La connaissance de la connaissance
La Méthode, t. 4 : Les Idées
La méthode, t. 5 : L’Identité humaine