Les origines du théâtre dans deux textes archaïques et primitifs

Parmi les formes de spectacle qui ont gardé à nos jours, dans quelque détail ou dans la structure générale, le caractère rituel des origines, le théâtre Nô japonais mérite une place à part (comme la mériterait le Mystère médiéval d’Occident, s’il nous avait été transmis dans sa forme originaire). Car le Nô n’est jamais devenu « spectacle ». Ce qui explique peut-être l’ennui du spectateur « non initié ». Le Nô est resté un rite religieux, au-delà et malgré la transformation de son public. Ce qui n’exclut pas qu’il s’agisse de textes dramatiques. Simplement ces textes et le code formel qui les soutient n’ont jamais été « théâtralisés ».

(Revue Question De. No 52. Avril-Mai-Juin 1983)

ÉGYPTE

Nous avons choisi des extraits du « Livre de l’ouverture de la bouche », car il s’agit là d’un moment extrêmement important du complexe rituel funéraire égyptien. Le rite avait comme but de restituer aux organes du mort leurs fonctions, et en particulier à la bouche, pour qu’il puisse parler et se nourrir dans l’au-delà. Il ne faut pas croire pour autant que les Égyptiens, dont la foi en l’immortalité de l’âme est certaine ainsi que la rigueur des commandements moraux, donnaient une importance en soi à la préservation physique. En réalité le corps était considéré comme « support » au KA, l’un des trois éléments constitutifs de l’homme (les deux autres étant d’ordre purement spirituel, le AKH et le BA). D’où la nécessité de momifier et préserver le corps de la destruction.

Du point de vue des origines du spectacle théâtral, ces textes sont d’un grand intérêt, car leur interprétation par les officiants suivait la trace d’un texte dramatique, avec un rôle assigné à chacun : des gestes et des répliques qui devaient être exécutés parfaitement et dans l’ordre indiqué pour que le rite soit efficace.

Chaque prêtre représentait, ou plutôt se transformait en divinité : le masque, les costumes, les paroles prononcées concouraient à la réalisation de cette transformation. Le mort devenait d’ailleurs Osiris lui-même, puissant et immortel.

La première partie du rituel de l’ouverture de la bouche avait comme but de transformer le mort en un « Osiris », à travers des purifications successives. Puisque le mort est Osiris, sa victime sacrificielle sera Seth, le tueur d’Osiris. Dans la partie suivante le prêtre-Sem se transforme, en mettant une peau de panthère, en Horus, fils d’Osiris, qui accomplit la vengeance sur Seth : il sacrifie donc un des animaux dont Seth avait pris l’aspect (un bœuf ; ou une oie, ou un cochon, ou une colombe). Il offre ensuite des parties de l’animal sacrifié au mort et c’est à ce moment-là qu’il lui ouvre la bouche et les yeux. Le mort Osiris mange volontiers de son ennemi et l’ouverture de la bouche effectuée à ce moment-là et dans le cadre de ce rite le fera vivre dans l’Au-delà.

G.A.

PREMIÈRE CÉRÉMONIE

Rubrique Le prêtre porte le keniw, tourne autour du défunt une fois avec l’encens sur la flamme (en disant) quatre fois

prêtre Tu es pur, tu es pur ô… (nom du défunt)

DEUXIÈME CÉRÉMONIE

Rubrique le prêtre tourne quatre fois autour du défunt, avec quatre vases d’eau (en disant) quatre fois :

prêtre Tu es pur, tu es pur, ô… Tes ablutions sont les ablutions de Horus, tes ablutions sont les ablutions de Seth, tes ablutions sont les ablutions de Soped.

Tu es purifié, tu es purifié, ô défunt… (nom du défunt)

Tu as reçu ta tête, tu as reçu tes os par la grâce de Geb : Toth les purifie pour qu’il ne leur arrive pas ce qui se doit [La corruption].

TROISIÈME CÉRÉMONIE

Rubrique le prêtre fait le tour du défunt avec les quatre vases rouges remplis d’eau (en disant) quatre fois :

prêtre Tes ablutions sont les ablutions de Horus, tes ablutions sont les ablutions de Seth, tes ablutions sont les ablutions de Thoth, tes ablutions sont les ablutions de Soped :

tu es purifié, tu es purifié, ô…

rubrique (on fait) l’offrande des vases rouges.

QUATRIÈME CÉRÉMONIE

rubrique le prêtre fait le tour du défunt avec cinq grains de parfum, en disant :

prêtre Tu es purifié, tu es purifié, ô défunt ; tu es parfumé, tu es parfumé.

Ouvre ta bouche, savoure le goût du parfum qui revient à ceux qui habitent tes demeures [Un des noms donné à l’Au-delà].

Le parfum est émanation de Horus, est émanation de Seth, image du cœur de Horus et de Seth. Tu parfumes les Dieux qui font cortège à Horus.

Suivent deux autres cérémonies similaires. Et arrivent deux autres « scènes » :

SCÈNE DU SACRIFICE

rubrique le prêtre dépose l’ornement et la verge, et met la peau de panthère. Puis il dit :

prêtre J’ai sauvé mon œil de sa bouche [La bouche du dieu Seth] et j’ai coupé son cuisseau.

Rubrique (autre) prêtre répond

prêtre tu as coupé ton œil, dans celui-ci il y a ton âme.

SCÈNE A L’EXTÉRIEUR DU TOMBEAU

rubrique le prêtre impose sa main sur un bœuf mâle du sud : le sacrificateur se tient sur lui, lui coupe une cuisse et lui arrache le mur.

La pleureuse plus âgée, entre-temps, dit :

pleureuse Ta lèvre est faite pour toi, ta bouche est ouverte.

rubrique le prêtre conduit deux gazelles et leur coupe la tête : apporte une colombe et lui coupe la tête. Un autre prêtre lui dit :

prêtre 2 Tu les a coupés

prêtre 1 (en s’adressant à la momie) Je t’ai apporté tes membres et le prêtre en fait offrande sur la pointe de ses mains. Atum les a immolés pour toi ; ô momie, pour qu’ils montent jusqu’à ce dieu [C’est-à-dire le défunt même]

rubrique le sacrificateur donne la cuisse au prêtre Kerheb et le cœur au prêtre Semer : quand la cuisse est dans les mains du Kerheb et le cœur dans les mains du Sereb, ils se dirigent tous les deux vers la momie et posent la cuisse et le cœur devant elle. Le Kerheb dit :

Kerheb (à la momie) On te présente l’offrande de la cuisse de la victime, je t’apporte le cœur qui était en elle, pour qu’il monte vers ce dieu. Je t’ai conduit les gazelles et la tête leur a été coupée, je t’ai apporté la colombe et la tête lui a été coupée.

rubrique Le prêtre prend la cuisse et ouvre 1 la bouche et les yeux de la momie (en disant) quatre fois :

prêtre ô…, je suis venu t’embrasser, je suis Horus.

rubrique J’appuie sur ta bouche, je suis Seth qui t’aime.

La mère du défunt se frappe et se plaigne avec sa parente.

prêtre Ferme ta bouche et moi je l’équilibrerai en harmonie avec tes dents. O…, j’ai ouvert ta bouche avec la cuisse offerte. [Ouvre symboliquement, en y appuyant la cuisse de bœuf]

A côté de ces formulaires qui servaient à la cérémonie et qui étaient aussi inscrits dans les tombeaux, ils en existent d’autres, qui ne sont pas écrits sous forme dramatique, et que le défunt utilisait pour s’assurer une bonne « ouverture de la bouche ». En voilà un exemple. Formule XXII. Pour rendre au défunt les pouvoirs de sa bouche.

Regarde ! J’arrive, purifié, sanctifié, devant toi !

Que vois-je ? Tes deux bras dirigés en arrière

Tu repousses tout ce qui vient de tes Ancêtres 2.

Accorde à ma bouche les pouvoirs de la Parole,

Afin que, à l’heure où règnent la Nuit et les Brouillards,

Je puisse diriger mon Cœur !

POUR RENDRE AU DÉFUNT LES POUVOIRS DE SA BOUCHE

Voici que je monte au Ciel de l’Univers mystérieux,

Pareil à l’Œuf Cosmique entouré de ses rayons… 3

Que le pouvoir de ma bouche me soit restitué,

Que je puisse prononcer devant le Seigneur de l’Au-delà

Les Paroles de Puissance !

Que la supplication de mes deux bras tendus avec ferveur

Ne soit pas repoussée des Hiérarchies divines !

Car en vérité, je suis Osiris, Seigneur du Re-stau!

Puissé-je partager le sort de ceux

Qui se trouvent au sommet de l’Escalier céleste !

Je suis arrivé ici au gré de mon cœur ;

J’ai traversé le Lac de Feu 4,

Et ma présence a éteint ses flammes.

JAPON

Parmi les formes de spectacle qui ont gardé à nos jours, dans quelque détail ou dans la structure générale, le caractère rituel des origines, le théâtre Nô japonais mérite une place à part (comme la mériterait le Mystère médiéval d’Occident, s’il nous avait été transmis dans sa forme originaire).

Car le Nô n’est jamais devenu « spectacle ». Ce qui explique peut-être l’ennui du spectateur « non initié ». Le Nô est resté un rite religieux, au-delà et malgré la transformation de son public. Ce qui n’exclut pas qu’il s’agisse de textes dramatiques. Simplement ces textes et le code formel qui les soutient n’ont jamais été « théâtralisés ».

La dramaturgie occidentale, à partir de la Renaissance, s’est lentement transformée dans une évolution consciente en direction du spectacle conçu comme « évasion », « distraction », « éducation » selon les cas — il a en tout cas perdu son caractère de cérémonie religieuse. Ce processus de spectacularisation n’a pas été subi par la cérémonie du Nô. Le fait que ce soit actuellement pour nous du spectacle (comme d’ailleurs d’autres formes rituelles d’Orient) est principalement dû aux contacts entre civilisations et modes : la forme elle-même du Nô est restée la même.

Le KYOEN, sorte de farce d’un comique souvent naïf et grossier qui se situe entre deux Nô, est par contre, dès le début, un phénomène théâtral explicitement conçu pour distraire et reposer le spectateur. Pourquoi distraire et reposer, sinon parce que le Nô qui précède et qui suit n’est pas distraction, loisir, mais plutôt rite et cérémonie, méditation collective? La preuve : la structure dramatique du Nô, présente presque toujours le texte chanté et dansé par le « shite » (seul vrai personnage sur scène) comme étant une vision du « waki » (qui est presque toujours un moine) qui devient ainsi le médium du public, celui qui rend possible l’apparition du shite aux yeux du public.

Sans cette médiation le rite n’est pas possible, comme dans la liturgie chrétienne le rite ne peut exister que grâce au prêtre officiant. Autre caractéristique qui confirme le caractère rituel du Nô est le fait qu’on ne peut le jouer n’importe quand, selon une demande subjective et de goût ; chaque Nô a sa saison, souvent son mois pour être joué et le texte l’indique : les cerisiers conviennent au printemps, les feuilles rouges à l’automne.

Mais la plus importante caractéristique du Nô, du point de vue dramaturgique, est sans doute le fait que l’action dramatique est déjà terminée quand le Nô commence ! Le texte et la danse ne sont donc pas là pour raconter des faits ou décrire une action (souvent terminée depuis des siècles quand le « spectacle » commence) mais plutôt pour exposer des principes religieux et moraux, pour susciter la pensée méditative et la concentration. Rien dans le Nô est spontané, naturel ou laissé au hasard. Le texte que Zeami (acteur et auteur de Nô —1363-1444) nous a laissé raconte l’histoire des origines du Nô et en donne les bases philosophique, religieuses et pratiques. Nous publions ici Shikadosho « Le livre de la Voie qui mène à la fleur ».

LES DEUX ÉLÉMENTS ET LES TROIS TYPES

Il est dit dans les remarques relatives aux exercices de notre art, que les manières sont nombreuses ; toutefois, la porte d’accès à l’étude de notre voie se réduit aux deux éléments et aux trois types. Par les deux éléments, j’entends le chant et la danse. Par les trois types, j’entends les personnages types de la mimique. D’abord, [l’élève] étudiera à fond, sous la direction de son maître, le chant et la danse ; après la dixième année, et tant qu’il conservera son aspect enfantin, il s’abstiendra encore pour un certain temps d’étudier les trois types. Il interprétera seulement, en conservant son apparence enfantine, des morceaux de genre appartenant à divers types. J’entends par là qu’il ne portera pas de masque, et que, quelle que soit la mimique interprétée, celle-ci ne sera précisée que par l’énoncé de son titre, le costume devant être celui qui convient à la silhouette d’un enfant. Exactement comme dans les danses de bugaku, où l’on se contente d’indiquer le nom de chaque danse, par exemple Ryôô ou Nassori, l’enfant dansant sans masque, en gardant son aspect enfantin. C’est là la racine d’un style susceptible de lui conserver le charme subtil dans la manière de son art futur. Puis, dès qu’il aura revêtu le costume des adultes et que son corps sera devenu celui d’un homme fait, il pourra porter le masque, adapter sa silhouette aux divers genres, et nombreuses seront les mimiques qui lui seront accessibles; pourtant, plus que jamais, la porte qui lui permettra d’accéder au style authentique du suprême accomplissement est représentée par les seuls trois types. Ces trois [types] sont : le type du vieillard, le type de la femme, le type du guerrier. Mener à bien cette triple étude, à savoir : apprendre la manière de s’assimiler à la femme et apprendre la manière des personnages énergiques, puis mettre au point l’application à chaque cas particulier des deux éléments, chant et danse, appris depuis l’enfance : hormis cela, il ne doit y avoir nul autre objet d’étude dans notre voie.

Pour toutes les autres formes de style, styles secondaires procédant normalement des deux éléments et des trois types, on attendra [qu’ils se développent] spontanément. Les danses de dieux, les attitudes de parfaite sérénité, relèvent d’un style secondaire [dérivé] du type du vieillard ; le charme subtil, la délicatesse de la tonalité mélodique relèvent d’un style secondaire [dérivé] du type de la femme ; les danses animées avec mouvements du corps et appels du pied relèvent d’un style secondaire [dérivé] du type du guerrier : [dans tous ces cas], le modèle qui est dans l’esprit [de l’acteur] doit se traduire spontanément en effet visuel. D’ailleurs, même si ces styles secondaires ne prenaient pas vie, en raison d’un défaut de puissance artistique, vous pourriez cependant, pour peu que vous ayez parfaitement assimilé les deux éléments et les trois types, être un acteur [à la mesure] du suprême accomplissement. Considérons les exercices de sarugaku tels qu’on les pratique de nos jours : n’y accédant plus par la voie fondamentale des deux éléments et des trois types, l’on n’étudie pour chacune des mimiques, qu’un style aberrant, la manière, par conséquent, devient impersonnelle, le nô est mou, sans relief, [aussi] ne se trouve-t-il plus aucun artiste qui se fasse un nom. J’insiste sur ce point : se contenter d’étudier la mimique par petits bouts au lieu d’y accéder à partir des deux éléments et des trois types, c’est réduire les exercices à des rameaux et des feuilles détachés du tronc. Note : Que l’on sache que le style gracieux de la première enfance se conserve dans les trois types et que les styles secondaires [dérivés] des trois types donnent vie aux dix mille pièces [de nô].

DU STYLE IMPERSONNEL

Dans notre art, il est une chose détestable connue sous le nom de style impersonnel. Mettez-vous cela bien dans la tête. La personnalité pourrait se définir, en principe, par la possession d’un fonds de dispositions innées. Cependant, l’expérience acquise en cours d’études aidant, ce fonds inné pourrait se dégager spontanément. D’une façon générale, en matière de danse et de chant, tant que vous reproduisez ce que vous avez appris [de votre maître], votre style reste impersonnel. Je m’explique : même si [votre jeu] donne dans l’ensemble l’impression d’une bonne reproduction [de ce que vous avez appris], vous n’en avez pas encore fait votre chose et, du fait de l’insuffisance de votre puissance artistique, votre nô ne s’élève pas : ce qui est [le propre] de l’acteur dont le style est impersonnel. Bien étudier et reproduire [le jeu] de son maître, l’appréhender, en faire sa chose, l’assimiler physiquement et mentalement, et parvenir de la sorte au brio [qui caractérise] le degré de l’aisance, voilà ce qu’est la personnalité. Voilà du nô vivant. En arriver là en s’assurant rapidement, grâce à la puissance artistique de son fonds inné, les forces incomplètes que confèrent l’étude et les exercices, est le propre de l’acteur dont le style est personnel. J’insiste encore : sachez discerner la limite qui sépare le style personnel du style impersonnel. Il est dit : « Agir n’est pas difficile, ce qui est difficile, c’est de bien agir. »

DU DEGRÉ DE LA MATURITÉ

A propos de style dans notre art : il arrive qu’un habile, parvenu au sommet du talent, à un degré mental qui est celui de la maturité, présente de temps à autre un style aberrant, et il arrive aussi que les débutants l’imitent sur ce point. Ce style accompli, propre à la maturité, ne doit pas être imité à la légère. A quoi pensent-ils donc, quand ils cherchent à le reproduire ? Or donc, voici comment je définis le métier [qui correspond] au degré de la maturité : ce sont des moyens reposant sur une force intérieure que l’habile déploie de temps à autre, une fois qu’il a épuisé en totalité la voie des styles, à savoir les exercices âge par âge, de la jeunesse à la vieillesse, et qu’il a accumulé les qualités et éliminé les défauts. Cela consiste à mêler au style correct, en touches légères, des éléments de style incorrect, réprouvés et rejetés au niveau des exercices âge par âge. Puisqu’il est habile, dira-t-on, à quoi lui servirait-il donc d’adopter un style incorrect ? Cela, c’est un procédé éprouvé propre à l’habile. Un habile ne peut avoir qu’un bon style. Dans ces conditions, qu’il soit bon n’a rien d’insolite et son effet visuel tend à devenir un peu monotone ; si, à ce point-là, de rares fois, il mêle [à son jeu des éléments de] style incorrect, cela même constituera, au profit de l’habile, un élément d’insolite. Dans ces conditions, vu à distance, ce style incorrect se transforme en style correct. C’est là une manière de présenter les choses par laquelle l’habile, parce qu’il domine les styles, travestit un défaut en qualité. Ce faisant, il a créé une manière qui éveille l’intérêt. Qu’un débutant, ne voyant en cela qu’un moyen d’éveiller l’intérêt, et le tenant pour imitable, cherche à le reproduire, il mêlera des moyens, inadéquats par définition, à son propre fonds mal dégrossi, ce qui revient à jeter du bois à brûler sur le feu. Peut-être prend-il ce que l’on appelle maturité pour un truc de métier, ignorant qu’il s’agit d’un degré mental propre à l’habile. Méditez bien tout cela.

Ce qu’interprète l’habile en sachant parfaitement que c’est [de style] incorrect, le débutant le prend aveuglément pour [du style] correct et l’imite ; leur dessein, à l’un et à l’autre, diffère donc comme blanc et noir. Dans ces conditions, comment un débutant encore dépourvu d’expérience pourrait-il atteindre au degré dit de la maturité ? Par conséquent, lorsqu’un débutant imite ce qu’interprète l’habile parvenu à la maturité, cela revient à imiter un [style] incorrect : peut-on être plus maladroit ? Il est dit dans Meng-Tseu : « Chercher à atteindre le résultat souhaité en agissant de la sorte, c’est chercher des poissons sur les arbres ». Il est dit encore : « Chercher de poissons sur les arbres n’est qu’une sottise. Nul dommage n’en résulte. Chercher à atteindre le résultat souhaité en agissant de la sorte peut être dommageable ». Les moyens par lesquels l’habile transforme [le style] incorrect en style correct, moyens qu’il doit à sa maturité, constituent un tour de force qui réussit à l’habile. Ce sont des moyens qui ne réussissent point au malhabile. Dans ces conditions, qu’un malhabile prétende mettre en œuvre, avec les forces incomplètes qui vont de pair avec sa compréhension [limitée], des forces supérieures dont il ne dispose point, il ira à un désastre certain. C’est exactement « chercher à atteindre le résultat souhaité en agissant de la sorte ». S’il s’agissait d’une pièce de haute qualité, contenue dans les limites du style fondamental, l’imitation serait tout au plus inadéquate et le dommage ne serait pas tellement grand. Cela reste dans le domaine du « chercher des poissons sur les arbres ». Mais j’insiste : gardez-vous de chercher à reproduire les pièces de style incorrect ou de style aberrant qu’interprète l’habile parvenu à la maturité. Ce serait là un exercice voué au désastre. Sachez-le bien : le débutant doit se rendre fréquemment chez son maître, lui exposer ses incertitudes et l’interroger de façon à s’éclairer sur le degré de son propre art. Et chaque fois qu’il aperçoit [chez un habile] cette ultime perfection du style, il doit s’attacher à l’acquérir en la rapportant sans cesse au style des deux éléments et des trois types dont l’étude est primordiale. (Il est dit dans le Lotus de la Loi : « Sans avoir saisi encore, on croit avoir saisi ; sans avoir compris encore, on croit avoir compris. » Que l’on y prenne garde.)

PEAU, CHAIR ET OS

Dans la pratique de notre art, on rencontre [les trois éléments] peau, chair et os. Mais les trois ne se trouvent jamais réunis. D’ailleurs, la tradition rapporte que, même dans la calligraphie, ces trois éléments ne se sont jamais trouvés réunis, si ce n’est sous la main du Grand-Maître. Or donc, s’il me faut localiser, dans la pratique de notre art, [les éléments] peau, chair et os, j’appellerai os l’existence d’un fonds inné et la manifestation de la puissance inspirée qui donne spontanément naissance à l’habileté. J’appellerai chair l’apparition du style achevé qui puise sa force dans l’étude de la danse et du chant. J’appellerai peau une interprétation qui, développant encore ces [éléments]-là, atteint aux sommets de l’aisance et de la beauté. Si nous rapportions [ces trois éléments] aux trois [facultés de la perception], à savoir à la vue, à l’ouïe et à l’esprit, la vue correspondrait à la peau, l’ouïe à la chair, et l’esprit à l’os. Dans le chant pris isolément, ces trois [éléments] se retrouveraient également. (Note marginale : « L’émission vocale est la peau, les modulations sont la chair, le souffle est l’os. ») On les retrouverait de même dans la danse considérée à part. (Note marginale : « L’aspect général est la peau, les mouvements de danse sont la chair, l’esprit est l’os. ») Sachez bien faire la distinction.

Or, si nous observons les artistes contemporains, nous constatons, non seulement qu’il n’en est aucun qui possédât ces trois [éléments], mais encore qu’il n’est personne qui en soupçonnât même l’existence. Quant à moi, c’est seulement parce que feu mon père m’en a secrètement transmis la tradition que j’ai pu les comprendre. Pour autant que j’aie pu observer les artistes de ce temps, j’ai constaté que leur interprétation correspond uniquement, et à peine, à la peau. Encore ne s’agit-il point de la peau authentique. D’ailleurs, [l’interprétation des maîtres] qu’ils imitent ne correspond elle-même qu’à la peau. Par conséquent, ils sont des acteurs au style impersonnel. A supposer même qu’un acteur possédât ces trois [éléments], il faut encore savoir ceci : eût-il l’os, à savoir un fonds inné, la chair, à savoir un style achevé dans la danse et le chant, et la peau, à savoir le charme subtil du corps, qu’il ne ferait encore que posséder séparément les trois [éléments]. Il ne serait pas possible encore de dire qu’il soit un acteur qui réunisse les trois. Défini en d’autres termes, voici en quoi consiste le degré dont on dira qu’il les réunit : [quand l’acteur] est parfaitement maître du style inspiré décrit ci-dessus, dès lors qu’il est parvenu aux sommets les plus élevés, au degré de l’aisance et du style absolu, sa manière d’interpréter sur scène ne peut qu’être intéressante, elle ravit le spectateur dans une vision merveilleuse ; quand, après coup, vous y réfléchirez à loisir, vous constaterez que, de quelque façon que vous considériez [son jeu], il ne présente pas la moindre faiblesse, ce qui est l’impression produite par son expérience du style de l’os ; que, de quelque façon que vous le considériez, il ne présente nulle trace d’insuffisance, ce qui est l’impression produite par son expérience du style de la chair ; que, de quelque façon que vous le considériez, il possède le charme subtil, ce qui est l’impression produite par son expérience du style de la peau ; quand vous aurez ainsi confronté par la pensée tout ce qui se révèle à la vision objectivée, peut-être pourrez-vous affirmer que vous avez eu affaire à un acteur qui réunit les trois éléments peau, chair et os.

DE LA SUBSTANCE ET DE L’EFFET SECOND

En matière de nô, il faut savoir [ce que signifient] substance et effet second. La substance est comparable à la fleur, l’effet second au parfum. Il en va de même pour la lune et sa clarté. Quand vous aurez parfaitement assimilé la substance, l’effet second doit se présenter de lui-même. Or donc, lorsqu’il voit du nô, le connaisseur le voit avec son esprit, le non-connaisseur le voit avec ses yeux. Ce que l’on voit avec l’esprit, c’est la substance. Ce que l’on voit avec les yeux, c’est l’effet second. Par conséquent, le débutant voit l’effet second et l’imite. C’est là imiter en méconnaissant le principe de l’effet second. L’effet second est, par définition, inimitable. Celui qui connaît le nô en imite la substance, car il le voit avec son esprit. L’imitation correcte de la substance contient l’effet second. Lorsque le non-connaisseur imite l’effet second qu’il prend pour le style à prendre pour modèle, il ignore que, du fait qu’il est imité, l’effet second devient substance. Comme celle-ci n’est pas la substance authentique, et la substance et l’effet second lui échappent en définitive, et plus rien ne subsiste du style [qu’il a pris pour modèle]. En pareil cas, on dit que c’est du « nô sans voie ni loi ». Quand on dit substance et effet second, on entend par là que les deux existent [toujours simultanément]. Quand la substance fait défaut l’effet second ne peut exister non plus. Dans ces conditions, l’effet second n’existant pas, il n’est aucun moyen qui permette de l’imiter ; l’imiter en lui prêtant une existence réelle, n’est-ce pas le traiter en substance? Savoir que l’effet second existe par la substance et qu’il est dépourvu de toute existence propre, reconnaître qu’il n’existe aucune possibilité de l’imiter, c’est connaître le nô. Par conséquent, puisqu’il n’existe aucune possibilité d’imiter l’effet second, gardez-vous de l’imiter. Sachez bien qu’imiter la substance, c’est par la même occasion imiter l’effet second. J’insiste : celui qui aura bien compris que, s’il imite l’effet second, ce dernier devient substance, celui-là sera un acteur qui saura faire exactement le départ entre la substance et l’effet second. Quelqu’un a dit : « Ce que l’on souhaiterait imiter, c’est l’habile ; ce qu’il ne faut pas imiter, c’est l’habile. » Dans ce cas, en effet, l’imitation porterait sur l’effet second alors que la ressemblance réside dans la substance. Ces remarques plus ou moins pénétrantes à propos des exercices, on ne s’en préoccupait guère jadis. Aux temps de l’ancien style, quelques maîtres s’étaient manifestés, qui avaient acquis une telle puissance artistique par leurs propres moyens. En ces temps-là, les nobles et les grands eux-mêmes, dans leur critique, ne distinguaient que les qualités et ne relevaient point les défauts. De nos jours, leurs yeux ont gagné en acuité, et comme ils en sont arrivés à relever les moindres défauts, il est impossible de satisfaire aux exigences des grands autrement que par une interprétation toute de charme subtil qui polisse les joyaux, qui amoncelle les fleurs. Dans ces conditions, rares sont les maîtres en notre art. Parce que notre voie s’achemine progressivement vers la décadence, j’ai craint que, si l’on négligeait la voie des études ci-dessus [décrites], notre voie ne soit vouée à la disparition, et j’ai énoncé ici l’essentiel [de mes opinions] concernant l’esprit de notre art. Pour le reste, on s’en remettra à la tradition directe [d’homme à homme], en l’adaptant aux capacités de celui qui la demande.

L’an 27 d’Oei, [1420], ce jour de la sixième lune

Écrit par Zea[mi].

1 Parmi les métamorphoses, de Seth il y a celles sous l’aspect de cochon ou de bœuf.

2 Ce passage se rapporte au poids des actes du Passé qui accable l’âme du mort ; ici, l’âme d’Osiris.

3 La doctrine de l’Œuf cosmique est commune à toutes les théologies : hindoue, grecque (orphique), scandinave, etc.

4 C’est-à-dire, l’Enfer.