Roberto Fondi
Les racines du monde matériel

Je trouve vos idées extrêmement « inactuelles », pour reprendre un adjectif cher à Nietzsche. La mentalité anarchiste et individualiste de l’homme d’aujourd’hui, héritière directe de la forme mentale de l’humanisme de la Renaissance, pourra difficilement admettre, en effet, l’idée selon laquelle l’homme dépend de liens « fatalistes » comme ceux que vous reconnaissez. Si […]

Je trouve vos idées extrêmement « inactuelles », pour reprendre un adjectif cher à Nietzsche. La mentalité anarchiste et individualiste de l’homme d’aujourd’hui, héritière directe de la forme mentale de l’humanisme de la Renaissance, pourra difficilement admettre, en effet, l’idée selon laquelle l’homme dépend de liens « fatalistes » comme ceux que vous reconnaissez. Si les événements futurs n’arrivent pas mais « sont déjà là », en un certain sens, et conditionnent le présent tout autant que les événements passés, alors à quoi se ramène notre liberté ?

Je m’attendais à une remarque de ce genre, et je juge significatif le fait que vous ayez employé l’adjectif « fataliste » pour désigner tout l’ensemble de liens qui conditionnent l’homme et l’unissent au reste du cosmos actuel, passé et futur. Je crois que pour répondre à votre observation il suffit simplement de s’arrêter un instant sur cet adjectif, qui a aujourd’hui des connotations essentiellement négatives ; un accident fatal, le moment fatal, etc. Le fatalisme, en somme, serait à l’opposite de toute attitude fondée sur des initiatives libres et efficaces, puisqu’il dériverait d’une vision du monde où l’action de l’individu — malgré toute apparence de libre arbitre — ne compterait pour rien, les événements se déroulant en fonction d’une loi prédestinée et inflexible qui transcenderait l’individu et l’entraînerait comme s’il n’était qu’une marionnette.

Or, il faut souligner que tout cela ne correspond pas à la conception que le monde traditionnel se faisait de la réalité et de la liberté humaine. Selon cette conception, en effet, la loi du développement cosmique qui correspondait au fatum n’était pas aveugle, sombre et irrationnelle (« fatale », au sens moderne du terme), mais ordonnée, pleine de sens et procédant d’une volonté intelligente, lumineuse, victorieuse sur les forces du chaos, « olympienne ». Cette loi, d’autre part, n’était pas conçue comme rigidement déterministe, mais telle qu’elle autorisait des marges de variation plus ou moins larges, donc comme une loi essentiellement tendancielle, d’où le fameux axiome astrologique : astra inclinant, non déterminant.

Tout cela n’est pas en désaccord avec ce que nous enseigne aussi la physique moderne, d’après laquelle l’existence à l’état « potentiel » et l’existence à l’état « actuel » ne semblent pas incompatibles entre elles, mais plutôt complémentaires. C’est là, certainement, l’aspect de la physique moderne le plus difficile à accepter et qui est donc au centre des innombrables discussions sur son interprétation ; mais il semble bien que les choses se présentent vraiment ainsi : de sorte qu’il est nécessaire d’élargir l’idée commune d’existence pour l’appliquer aux événements passés et futurs, mais aussi aux événements « virtuels » ou « susceptibles de s’actualiser ».

C’est à cette conclusion, en effet, que nous conduirait précisément la théorie quantique, qui a vraiment bouleversé jusque dans ses fondements, et beaucoup plus fortement que la théorie relativiste (bien que la chose soit moins connue du grand public), tout l’édifice « classique » des sciences naturelles.

Je chercherai à m’expliquer plus clairement en prenant un exemple. Considérons le système des atomes. Il est généralement présenté au public comme une espèce de système solaire en miniature, avec le noyau qui joue le rôle d’étoile centrale et les électrons jouant le rôle d’autant de planètes gravitant autour de l’étoile sur des orbites fermées. Mais les physiciens savent très bien que cette représentation ne reflète pas la réalité, et qu’elle n’est offerte au public que pour lui permettre de penser quelque chose conformément à sa capacité d’imagination habituelle, reliée à un univers de type euclidien à trois dimensions. En réalité, un atome ne peut pas être représenté comme ça, et sa structure ne correspond que très vaguement à celle du système solaire. Les électrons, en effet, comme tout autre système physique subatomique (protons, neutrons, positrons, etc.), ne sont pas simplement des corpuscules qui se meuvent, ils manifestent aussi des comportements ondulatoires. En outre, ces « paquets d’onde » peuvent modifier leurs états énergétiques simplement par quantités discrètes (les « quanta »), c’est-à-dire — contrairement à ce que prévoyait la physique classique — de façon brusque et discontinue. Et ces variations d’état se vérifient à la suite d’interactions avec d’autres systèmes microphysiques, comme c’est précisément le cas de tout processus d’observation et d’expérimentation par l’homme. Les électrons, par conséquent, sont des individualités dynamiques définissables, exclusivement, en rapport avec leur probabilité d’interaction avec d’autres individualités dynamiques, en lesquelles — entre autres choses — elles peuvent même se transformer partiellement (et vice versa). Mais cela revient à dire que les individualités en question existent en tant que localisations, non de points quelconques du continuum spatio-temporel, mais de points qui représentent des expressions particulières de « champs » ou « nuages de probabilités » à l’intérieur de ce continuum.

Je donnerai une image encore plus explicite. Un physicien prépare tous ses instruments compliqués afin de piéger un électron, s’assied devant ses instruments et les fait fonctionner. Au bout de quelques instants, il voit apparaître le chemin suivi par l’électron, il assiste aux heurts de ce dernier avec d’autres individualités ou particules subatomiques, il influe sur ce trajet en attirant l’électron sur un point ou sur un autre au moyen de champs magnétiques, enfin il en mesure la masse, le rayon et la vitesse. Il prend aussi, éventuellement, des photographies. Puis le physicien recueille ses données, se lève et tourne pour ainsi dire le dos à ses appareils.

À ce moment-là, le physicien ne sait plus si l’électron qu’il a observé continue réellement à exister. Peut-être rendrai-je plus justement le sens de la phrase en disant : avant même de se mettre devant ses appareils, le physicien ne savait pas si l’électron existait réellement. Et ne parlons pas de savoir avec exactitude ce que fait l’électron quand il n’est pas observé.

Si nous interrogeons ce physicien, il nous répondra plus ou moins ceci : « Je sais qu’il y a tant de probabilités que mon électron (ou proton, ou neutron) soit en train de faire ceci ou cela, de produire tel ou tel phénomène, qui m’apparaît sous tel ou tel aspect si je renouvelle l’expérience précédente. Je peux aussi calculer le pourcentage de probabilités me disant qu’il est en train de faire ceci et non pas cela, et souvent je réussis. Mais le choix final entre une possibilité et une autre, c’est une décision que l’électron prend seul et qui ne m’est jamais communiquée par avance ».

On se demandera : comment peut-on mesurer et peser quelque chose dont on ne sait pas s’il existe aussi avant et après l’expérience ? Nous pouvons nous poser la question, mais cela ne servirait à rien. L’électron ne devient une chose bien localisée que lorsqu’il est observé. Mais dans ce cas, c’est aussi le physicien qui fait que l’électron apparaît de la façon dont il apparaît lorsqu’il est observé [1]. Cela n’est pas du tout une phrase à effet car, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, l’homme n’est pas du tout séparé des objets qu’il observe. Et je dis qu’il n’en est pas séparé dans un sens précisément physique et matériel.

Vous et moi ne sommes-nous pas deux êtres séparés ?

Dans l’absolu, non ; dans un sens relatif, oui. Il est faux, en effet, de dire que notre corps finit avec la surface de notre peau ou de nos vêtements, qu’au-delà il y a une zone de « vide » et que plus loin encore commence — mettons — la surface solide de ce bureau qui est devant nous. Notre corps est beaucoup, beaucoup plus étendu et parvient réellement jusqu’à l’endroit où arrive la portée de nos sens. De même que nous touchons matériellement ce bureau, nous touchons aussi matériellement les murs qui nous entourent, ainsi que cette maison qu’on aperçoit là-bas par la vitre de la fenêtre, sans avoir besoin de bouger le plus petit doigt : simplement en levant les yeux pour regarder.

Notre corps est une structure dotée de divers instruments ayant pour but de mettre en relation notre centre d’observation et de commandement (que nous appelons matériellement « cerveau », mais qui, plus profondément, n’est autre que notre personnalité tout entière) avec l’environnement « extérieur ». Notre cerveau commande et un instrument-bras s’allonge pour toucher le bureau ; alors l’instrument-papille tactile établit le contact avec le bois et, à travers tous les instruments-nerfs, le cerveau « avertit » si le bois est rugueux ou lisse, chaud ou froid, sec ou mouillé.

Ou encore : notre cerveau commande et l’instrument-œil se tourne vers le bureau ; alors l’instrument-pupille focalise et établit le contact avec le bureau à travers un faisceau continu de photons que la surface du bureau reflète sur notre pupille.

Le contact cerveau-papille tactile-bureau est fondamentalement identique au contact cerveau-œil-rayon de lumière-bureau. Et ceci est très important. Nous sommes constamment dans une relation étroite avec le milieu extérieur à travers des moyens matériels. Une partie de ces moyens compose notre corps, une autre partie le monde extérieur. Nous parvenons réellement jusqu’à l’endroit où notre corps établit un contact conscient avec les choses. Et de plus, nous avons élargi notre corps grâce aux instruments technico-scientifiques (microscopes, télescopes, cyclotrons, etc.). Toute la « civilisation technologique » n’est que le renforcement de notre corps et de nos sens poussé jusqu’à l’exaspération, et c’est pourquoi, de ce point de vue, elle peut légitimement être qualifiée de « titanique ».

Les conclusions à tirer de tout cela sont évidentes. Si nous « touchons » à l’intérieur de l’atome pour y découvrir ses mystérieux composants, nous y descendons vraiment avec tout le poids de nos sens et de nos instruments. Et il ne s’agit pas du tout d’un poids métaphorique, mais d’un poids bien réel : si réel qu’il provoque de brusques changements matériels dans le paysage microcosmique.

Cet exemple suffit : pour observer un objet il faut d’abord l’éclairer ; mais éclairer le monde des atomes, ne serait-ce que pendant une fraction de seconde, signifie projeter une puissante pluie de photons sur un ensemble délicat d’électrons, de protons, de neutrons et autres individualités dynamiques, lesquelles ne pourront pas ne pas en être atteintes, au point de faire naître de sérieux doutes sur la possibilité de comprendre ce qu’était l’ordre établi pour elles par la nature. À peine « touché » par les instruments humains, le monde subatomique se décompose et se transforme, se dissolvant en « énergies » et/ou se recomposant en « choses » qui n’étaient pas là auparavant. C’est pourquoi les physiciens sont obligés, après chaque observation, de prendre stylo et papier et de se retirer pour réfléchir et chercher à établir ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont modifié dans l’acte même de leurs observations et ce qu’il pouvait y avoir avant et après leurs expériences et opérations de mesure.

Et ils sont ainsi arrivés à la conclusion que les systèmes microphysiques, lorsqu’ils ne sont pas observés ou mesurés ou traités expérimentalement, ne peuvent exister que comme champs de probabilités, lesquels ne représentent donc pas des objets physiques « de fait », mais simplement les informations qui ont été recueillies, sur la base d’un critère statistique, sur le comportement de ces objets physiques. Et ces informations ne pourront jamais être des données précises (car plus on cherche à préciser l’état des systèmes microphysiques, plus cet état devient évasif et indéterminable : c’est en cela justement que consiste le fameux « principe d’indétermination » de Heisenberg), mais seulement des données approximatives et « floues ». Il s’ensuit que les racines du monde matériel, uniquement descriptibles comme des « champs » ou « nuages de probabilités », sont, pour la plupart d’entre elles, des réalités virtuelles ou à l’état potentiel, et ce n’est que lorsque ces « nuages » sont observés ou traités par les instruments du physicien qu’ils « précipitent » ou « s’actualisent », « se condensent » ou « se localisent » sur un point particulier.

Selon la physique quantique, il faut donc s’efforcer de concevoir la réalité naturelle comme un plenum d’« actions » ou mouvements incessants, où ces dernières, je le répète, ne doivent pas être pensées comme des « choses qui se déplacent », mais comme des ondes ou nuages de probabilités d’interaction descriptibles par le seul moyen de certaines expressions mathématiques compliquées (les « fonctions d’onde » de Schrödinger). Si nous parvenons à faire cet effort, alors le « contact » entre les sens de notre corps et les phénomènes que nous percevons pourra être interprété scientifiquement comme une interaction entre champs ou « systèmes de probabilités d’interaction » différents. Pour plus de commodité d’exposition, j’appellerai « systèmes dynamiques » ces systèmes de probabilités d’interaction. Chaque phénomène réel — c’est-à-dire tout ce qui se « manifeste » à nos sens et qui est, inversement, « touché » par eux — nous apparaît comme un ensemble d’interactions entre différents systèmes dynamiques, et nous-mêmes sommes l’un de ces systèmes. Pour mieux saisir cette image, nous pourrions partir d’en haut : le système solaire est un système dynamique en relation avec un système plus vaste qui est notre galaxie, à son tour reliée à tout l’univers ; la Terre est un système dynamique en relation avec le système solaire plus vaste ; nous et les objets qui nous entourent sommes des systèmes dynamiques en relation avec la Terre ; à l’intérieur de nous et à l’intérieur des objets qui nous entourent, il y a d’autres systèmes dynamiques, naturellement en relation entre eux et avec les systèmes plus vastes.

Ce qui réclame un autre gros effort d’imagination, c’est de penser tous ces systèmes simultanément, dans leur totalité dynamique, afin de comprendre que chaque système n’acquiert de réalité qu’en tant qu’il interagit avec tous les autres. Les différents corps que nous voyons et observons — tant du macrocosme que du microcosme — ne seraient, en somme, que des espèces de « nœuds d’interférence » sur certains points précis de l’espace-temps ou chronotope, de cet enchevêtrement complexe de relations : nœuds d’interférence qui se manifestent avec des caractéristiques différentes selon le point d’observation que nous choisissons dans l’échelle des grandeurs. Ainsi, par exemple, à partir de l’échelle des grandeurs de notre corps et en descendant, nous tombons sur les molécules, les atomes et les particules subatomiques. Avec nos sens — et donc avec tout notre corps — nous ne percevons pas directement les objets, nous percevons les « mouvements » qui constituent les objets.

En cet instant, avec ma main composée par le « mouvement » de particules infinitésimales, je touche le bureau composé par le mouvement de particules tout aussi infinitésimales. Qu’est-ce qui arrive au moment où ces deux systèmes dynamiques se rencontrent ? Une sorte de contact s’établit effectivement : c’est la « pression » exercée par le mouvement inhérent aux particules de ma main qui repousse la « pression » exercée par le mouvement inhérent aux particules du bureau. Et c’est pourquoi ma main ne s’enfonce pas dans le bureau.

Ceci pour ce qui concerne le sens tactile. Mais nous pourrions en dire de même de tous nos sens, qui reposent toujours — de l’ouïe à la vue — sur le phénomène de la perception par nos organes de certains mouvements ou vibrations des objets.

Ainsi le bureau ne m’apparaît solide et doué de toutes ses autres caractéristiques habituelles que si tout un ensemble de circonstances que nous définissons relation moi-bureau est respecté, car nous savons que cette solidité est, en elle-même, tout à fait relative. S’il y avait, non pas ma main, mais la mèche tournante d’une perceuse, celle-ci s’enfoncerait dans le bureau. Si le rapport de grandeur moi-bureau changeait et si j’étais suffisamment petit, je n’aurais aucune difficulté pour entrer matériellement dans le bureau.

Pour résumer, nous ne touchons pas seulement des « choses matérielles » dans le milieu extérieur : nous établissons des interactions, c’est-à-dire des actions réciproques avec des systèmes dynamiques différents. Et ces systèmes dynamiques, comme ceux des observateurs qui interagissent avec eux, doivent être vus comme autant de « holons », dont les parties les plus élémentaires sont des champs définis de potentialités spécifiques. L’existence en acte de chaque système microphysique particulier et celle du champ de potentialités dont il représente une « précipitation » particulière, ne s’excluent donc en aucune façon, mais, en un certain sens, dépendent étroitement l’une de l’autre. L’existence à l’état actuel et l’existence à l’état potentiel ou virtuel sont donc parfaitement compatibles entre elles et doivent donc être vues comme des manifestations complémentaires de ce que nous appelons « réalité physique ».

Je peux maintenant comprendre ce que vous disiez lorsque vous affirmiez qu’il faut étendre aussi l’idée commune d’existence aux événements « susceptibles de s’actualiser ».

Oui. De même que l’histoire de l’humanité passée et présente a été ce qu’elle a été et est ce qu’elle est, mais aurait pu aussi — dans le cadre du « nuage de probabilités » des comportements permis à la nature humaine — être différente (il suffit de penser, pour ne donner qu’un exemple, combien aurait été différente la situation de l’Europe actuelle si Xerxès, Darius, Hannibal, Napoléon ou Hitler avaient gagné la guerre !), de même le futur doit être considéré comme réel et existant, non en tant que série d’événements particuliers et bien précis, mais seulement comme « nuage de probabilités d’occasions » inscrit dans le chronotope et étroitement dépendant de la structure naturelle de ce « nuage », mais aussi d’actions qui se sont vérifiées dans le passé et qui se vérifient dans le présent [2].

On doit conclure de ce qui précède que l’idée traditionnelle d’une loi universelle présidant à l’ordre cosmique (le fatum des Romains, le rta des Indo-Aryens, etc.) n’annule pas du tout la notion de liberté, mais permet au contraire des facultés de choix et des possibilités d’actions différentes. De même que les règles bien précises d’un jeu n’interdisent pas à chaque joueur d’exprimer toute son habileté, son intelligence et sa personnalité, de même le fait de vivre au sein d’un organisme n’exclut pas l’autonomie des différentes parties qui le composent. Celles-ci, en effet, peuvent remplir plus ou moins bien leur fonction naturelle et, à la limite, peuvent même en arriver à se « révolter » contre les règles de l’organisme, au point de le détruire. Mais alors elles se détruisent aussi elles-mêmes, comme dans le cas des cellules cancéreuses chez les êtres vivants. En toute rigueur, par conséquent, le « fatalisme » s’accorde bien plus avec une conception mécaniste comme celle de la physique classique qu’avec une conception organiciste comme celle de la physique moderne et du monde traditionnel.

Selon la Weltanschauung traditionnelle, seul était libre celui qui se savait cause de lui-même, c’est-à-dire celui qui agissait en connaissance de cause (sans ignorance) et volontairement (sans être sujet à des obligations). La liberté, en somme, était étroitement associée à la sagesse. Et puisque le sage reconnaît que la vraie causa sui ne réside pas dans l’individu, mais dans la totalité cosmique dont l’individu est partie intégrante et nécessaire, alors la vraie liberté, pour lui, ne consistait certes pas à tenter de s’opposer aux lois qui présidaient à cette totalité (chose non seulement insensée, mais vaine), mais à chercher à vivre en parfaite harmonie avec elles, au point de se considérer comme l’une de leurs expressions. De la sorte, les créations et l’histoire humaines devenaient comme un prolongement de l’ordre cosmique, acquérant ainsi un caractère de sacralité et d’éternité. Fata volentem ducunt, nolentem trahunt, dit une maxime stoïcienne.

Cela étant rappelé, il faut ajouter enfin que la théorie quantique nous confronte à un autre principe physique fondamental, et qui prouve de manière définitive le caractère holiste de la réalité : celui de la non-séparabilité ou de l’action simultanée à distance au sein du chronotope. Selon ce principe : 1) il peut y avoir des connexions ou corrélations entre deux événements très éloignés l’un de l’autre dans l’espace et dans le temps, et ce en l’absence de toute transmission possible d’informations de l’un à l’autre ; 2) ces actions ou corrélations à distance se vérifient instantanément, abstraction faite du facteur temps, si bien que toute tentative pour établir entre elles un rapport unidirectionnel de cause à effet est destinée à échouer.

Il est clair que ce principe n’est pas seulement un défi au sens commun intuitif et à la physique classique, c’est aussi un défi à la physique relativiste. Selon celle-ci, en effet, les différentes parties qui composent la réalité sont intrinsèquement séparées les unes des autres, et tout effet exercé sur une partie suppose une cause attribuable à l’action d’une autre partie, grâce à la médiation d’une forme d’énergie qui, de toute façon, ne peut pas s’exercer instantanément, mais seulement à une vitesse non supérieure à celle de la lumière. Ce fut précisément pour réagir contre ce principe qu’Einstein, en 1935, formula avec Podolsky et Rosen le célèbre paradoxe qui devait entraîner sa rupture définitive avec la communauté scientifique et le début de son isolement. Mais pour ne pas trop compliquer les choses, je suggère que nous examinions plus loin ce paradoxe.

D’accord. Si je résume vos propos, il apparaît clairement que la physique quantique a mis au premier plan des concepts éminemment holistes ou organicistes : la complémentarité, l’interrelation, le système, le champ de probabilités. Mais y a-t-il aujourd’hui, dans le domaine des sciences biologiques, des tentatives théoriques qui rappellent ce dernier concept ?

Bien sûr. Il suffit d’aller à leur recherche. L’un des plus intéressants est sans doute l’idée de champ morphogénétique (systématique, embryonnaire ou de développement), qui est en soi et pour soi un concept holiste, puisqu’elle désigne un ensemble unitaire de virtualités susceptibles de se réaliser, dans le temps et l’espace, selon des règles qui — en théorie du moins — peuvent être décrites et « expliquées » par l’outil logico-mathématique. C’est précisément le cas des « chréodes », ou parcours obligés, qui caractérisent le « paysage épigénétique » imaginé par Waddington. C’est le cas des modèles mathématiques de René Thom et de Brian Goodwin [3].

Mais de quelle façon agissent ces champs morphogénétiques ? Et qu’est-ce qui les produit ?

Ce sont là des questions fondamentales, auxquelles aucun biologiste, jusqu’à présent, n’a su répondre avec certitude. Ce qu’affirme à ce sujet l’Anglais Rupert Sheldrake [4] est de toute façon intéressant ; selon lui, les champs morphogénétiques joueraient un rôle causal dans le développement et le maintien de la forme des systèmes vivants de quelque niveau de complexité que ce soit. Ce rôle, cependant, ne serait pas de type énergétique, mais bien d’un type tout à fait particulier, appelé « causalité formative » (formative causation).

Pour mieux faire comprendre son point de vue, Sheldrake se sert d’une analogie. Pour la construction d’un édifice, sont nécessaires : 1) les matériaux de construction ; 2) l’action des ouvriers qui prennent, portent et disposent ces matériaux ; 3) le projet architectural de l’édifice, qui indique comment les matériaux doivent être disposés par les ouvriers. Avec les mêmes matériaux et les mêmes ouvriers, on pourrait construire un édifice complètement différent, si le projet architectural était totalement modifié. Aussi bien le projet peut-il être regardé comme la cause majeure de la forme spécifique de l’édifice, bien qu’il ne soit pas, évidemment, la seule cause : sans les matériaux de construction et sans l’énergie nécessaire pour les disposer, l’édifice avec sa forme particulière ne pourrait jamais être réalisé.

Cette analogie n’entend pas suggérer que le rôle de « causalité formative » joué par les champs morphogénétiques dépend d’une fin consciente ; elle veut seulement mettre en relief le fait que toutes les causes ne doivent pas être nécessairement de nature énergétique. Le projet architectural d’un édifice n’est pas, en soi, une forme d’énergie. Les champs morphogénétiques ne sont donc pas, en eux-mêmes, énergétiques, bien qu’ils jouent un rôle dans la détermination des formes des systèmes vivants auxquels ils sont reliés.

En ce qui concerne l’origine des champs morphogénétiques, tandis que Goodwin laisse en suspens la question de savoir si ce sont surtout des facteurs chimiques, biochimiques ou d’un autre genre qui les déterminent, Sheldrake pose l’alternative suivante : « Une des réponses possibles consiste à avancer que les champs morphogénétiques sont éternels. Ils existent et sont inexplicables en quelque terme que ce soit (…) L’autre réponse possible diffère de manière radicale. Les formes biologiques et chimiques sont répétées non pas parce qu’elles sont déterminées par des lois immuables ou par des Formes éternelles, mais en raison d’une influence causale de formes similaires antérieures. Cette influence requérerait une action à travers l’espace et le temps à l’encontre de tout type connu d’action physique » [5].

Sheldrake ne se pose pas la question de savoir ce qui a déterminé les premiers champs morphogénétiques. Il dit même explicitement qu’on ne peut donner aucune réponse scientifique à ce problème : « La science s’intéresse essentiellement à la constance et aux phénomènes répétitifs. Le choix initial d’une forme particulière est imputable au hasard, ou à une créativité inhérente à la matière, ou encore à une opération créative transcendante. Mais aucun moyen expérimental n’existe pour distinguer ces différentes possibilités les unes des autres. Le choix ne se fonde que sur des critères métaphysiques » [6].

Cela étant, Sheldrake affirme qu’une théorie vraiment scientifique sur les champs morphogénétiques ne pourra voir le jour qu’à condition d’admettre qu’ils jouent un rôle causal vérifiable sur le plan expérimental. Il avance donc une hypothèse de travail qui, répétons-le, concerne seulement le problème de la répétition des formes, et non celui de leur première apparition.

L’hypothèse en question est tout à fait insolite, dans la mesure où elle postule un type de connexion causale « transtemporel », « diachronique », qui jusqu’à aujourd’hui n’a jamais été reconnu dans le domaine scientifique. Mais la possibilité d’une « action à distance dans le temps » ayant déjà été prise en considération, en termes généraux, par plusieurs philosophes de la science, il n’y aurait aucune raison de l’exclure a priori.

Pour faire comprendre ce type de connexion causale diachronique dans les termes physiques conventionnels, Sheldrake suggère de la rapprocher du phénomène de la résonance et de l’appeler, par conséquent, « résonance morphique ». Les champs morphogénétiques seraient déterminés par de précédents champs morphogénétiques associés à des systèmes semblables. Ou bien, pour dire la même chose avec des termes différents, les champs morphogénétiques de tous les systèmes passés agiraient automatiquement, par « résonance morphique », dans chaque système semblable successif. Les structures des systèmes passés influenceraient les systèmes semblables successifs par une action cumulative qui serait capable de « sauter » des parties d’espace et des périodes de temps très importantes. En somme, l’organisation des systèmes actuels s’expliquerait par le simple fait qu’il existait dans le passé des systèmes semblables [7].

Selon Sheldrake, on peut déduire de cette hypothèse un certain nombre de prévisions susceptibles d’être contrôlées sur le plan expérimental. Un seul exemple suffira. Si un animal — disons une souris de laboratoire — parvient à apprendre un nouveau type de comportement, on notera ensuite la tendance, chez chaque souris de laboratoire, à apprendre plus facilement le même type de comportement. On peut même dire que, plus grand sera le nombre de souris qui parviendront à apprendre ce comportement, et plus il sera facile, pour chaque souris qui viendra ensuite, de l’acquérir rapidement. Et ce abstraction faite du lieu et du moment où ces souris devront l’acquérir.

Les implications de cette hypothèse paraissent tellement improbables qu’elles en deviennent absurdes. Sheldrake soutient pourtant qu’il y aurait déjà des preuves circonstanciées confirmant que des phénomènes comme ceux prévus par son hypothèse se vérifient effectivement. Il ne cite dans son livre que deux exemples, l’un emprunté à l’étude de la croissance des cristaux et l’autre déduit du comportement des souris de laboratoire. Récemment, le New Scientist, qui est une revue sérieuse, a publié un article de lui, d’où il résulte que l’hypothèse de la résonance morphique aurait fonctionné dans l’apprentissage du sens de certaines images cachées dans des figures présentées au cours d’une émission de télévision [8]. De toute façon, Sheldrake admet que de nombreuses autres confirmations seront nécessaires, avant que son hypothèse, proposée à titre préliminaire, puisse être crédible.

Et que pensez-vous des idées de Sheldrake ?

Arthur Koestler les a jugées « immensément provocatrices et stimulantes », et Emilio Servadio « carrément révolutionnaires », mais pour Lewis Wolpert elles sont une « pure absurdité » et pour la revue Nature la production d’un homme « propre à rendre furieux… le meilleur candidat au bûcher qu’on ait vu depuis de nombreuses années ». Quoi qu’il en soit, pour ma part je les estime très significatives, car elles répudient entièrement le paradigme évolutionniste (l’origine de formes nouvelles ne peut pas être expliquée, d’après Sheldrake, tant qu’on parle en termes de causes antécédentes), et ne craignent pas d’élargir les notions communes de cause et d’effet, faisant voir que celles-ci ne doivent pas nécessairement impliquer la continuité spatio-temporelle.

Somme toute, j’ai l’impression que les idées de Sheldrake reflètent excellemment le besoin — de plus en plus répandu parmi les biologistes actuels — de commencer à sortir des sentiers battus et conventionnels. Toutefois, bien qu’enjambant avec désinvolture l’évolutionnisme darwinien, ces idées ne parviennent pas encore à s’émanciper de la forme mentale déterministe propre à ce dernier. Sheldrake écrit en effet : « Nous présumerons (…) que la résonance morphique est essentiellement issue du passé, que seules les unités morphiques ayant déjà existé sont capables d’exercer une influence morphique dans le présent. La notion affirmant que des systèmes futurs, qui n’existent pas encore, puissent être capables d’exercer une influence causale rétroactive’ pourrait être concevable en toute logique, mais on ne considérerait avec sérieux cette éventualité que s’il existait une preuve empirique convaincante de l’influence physique d’unités morphiques futures » [9].

À ces observations, Fantappié aurait répondu en faisant la même objection qu’au schéma déterministe des phénomènes : « Comment des systèmes passés, qui n’existent plus, peuvent-ils exercer une influence en avant’ dans le temps ? » Et j’imagine que Costa de Beauregard aurait lui aussi bien des choses à objecter.

Il me semble en effet que la construction théorique de Sheldrake est invalidée surtout par cette erreur fondamentale. Il n’y a aucun obstacle qui empêche d’admettre la possibilité d’actions « diachroniques », qui se vérifient donc à distance dans le temps et sans liaisons intermédiaires, puisque la physique quantique, nous l’avons vu, nous permet tranquillement de le faire avec son principe de non-séparabilité. Mais ce qui ne me convainc pas, c’est l’affirmation de Sheldrake selon laquelle ces actions doivent se dérouler dans une seule direction depuis le passé et manifestent des caractéristiques cumulatives, en se renforçant progressivement au cours du temps dans tous leurs effets. De toute façon, puisque son hypothèse a le mérite de pouvoir être testée sur le plan expérimental, il est préférable d’attendre les résultats d’un nombre convenable d’expériences, avant de se prononcer plus clairement sur elle.

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1 Dans les traités élémentaires de mécanique quantique il est d’usage de dire, en général, que l’observation d’une particule fait « s’actualiser » la fonction d’onde probabiliste sur une valeur donnée, ou encore que la particule « précipite » sur un point donné. À son époque, Heisenberg se servait même de la terminologie aristotélicienne, puisqu’il affirmait que la particule passait d’un état « potentiel » à un état « actuel ». Mais aujourd’hui, écrivent P. Caldirola et A. Loinger, « on préfère généralement, à des discours de ce genre, une présentation plus ‘neutre’ de la théorie (…) La fonction d’onde donne une description essentiellement statistique des résultats de mesures effectuées sur un microsystème : il existe donc toujours des grandeurs du microsystème auxquelles aucune valeur déterminée n’est attribuée, mais dont on assigne seulement la distribution de probabilités ; d’autre part, l’ensemble des grandeurs auxquelles peut être simultanément attribuée une valeur déterminée est en général trop restreint pour que ces grandeurs puissent fournir une description intuitivement valable du microsystème particulier, sous une forme semblable à celle, par exemple, de la description d’un corps macroscopique dans la physique classique. Une description physique concernant un ensemble suffisamment ample de grandeurs du système doit donc se référer à un collectif de microsystèmes et non à un simple élément du collectif. Mais alors les considérations sur la précipitation de l’état, sur le passage de la puissance à l’acte, etc., ne peuvent plus être proposées, puisque l’‘état’ est assigné au collectif au lieu d’être assigné à l’un de ses éléments (Teoria fisica e realtà, Liguori, Napoli, 1979, p. 21).

2 Au sujet du problème du « libre arbitre », Costa de Beauregard écrit ces lignes très intéressantes : « Quoi qu’il arrive, ce qui sera, sera ; mais il ne suit aucunement de là que ce qui arrivera est intrinsèquement obligé d’arriver. Les puits et sources de néguentropie liées, par exemple, aux sources chaudes et froides des réfrigérateurs ne sont (peut-être) pas obligées d’être là ; mais, étant là, elles contribuent à l’écriture d’une histoire unique qu’aucune volonté au monde ne peut faire autre que ce qu’elle aura été. Que dis-je : qu’aucune volonté au monde ne peut faire autre que ce qu’elle est déjà, voulue par le futur de cette volonté, en interaction avec les autres et avec la nécessité des lois du cosmos. Comme le dit excellemment M. R. Poirier, c’est le propre de la physique relativiste de faire descendre de la Métaphysique à l’Épistémologie le vieux problème de la relation entre le libre arbitre de l’homme et la totale prescience divine » (Le Second Principe de la Science du Temps, Seuil, 1963, p. 119).

3 Brian Goodwin, On Morphogenetic Fields, in Theoria to Theory, 13, 1979 ; B. Goodwin et G.C. Webster, Rethinking Natural Selection/La selezione naturale ripensata, in Rivista di Biologia, 74 (1-2), 1981.

4 Rupert Sheldrake, Une nouvelle science de la vie. L’hypothèse de la causalité formative, Rocher, 1985.

5 Rupert Sheldrake, Op. cit., p. 102.

6 Op. cit., p. 103.

7 Rupert Sheldrake, Formative Causation : the Hypothesis Supported, in The New Scientist, 27/10/1983.

8 Emilio Servadio, La terza via, in Scienza Duemila, février 1985.

9 Rupert Sheldrake, Une nouvelle science de la vie, op. cit., p. 106.