(Revue Science et Avenir. Numéro Spécial No 42. Dieu et la science. Sans date, probablement milieu des années 1980)
L’hindouisme invite les hommes à se détacher du monde mais ne leur interdit pas de chercher à le comprendre. Ce qui explique que l’esprit scientifique ait toujours existé chez les Hindous qui, depuis les temps les plus reculés, ont su faire clairement la différence entre connaissance naturelle et surnaturelle. La prédilection des lettrés pour tout ce qui concernait la parole et la dialectique les a amenés à développer une véritable linguistique et à s’intéresser à l’homme plus qu’à la nature.
Aussi haut que l’on remonte dans l’histoire intellectuelle de l’Inde, on trouve des attestations certaines de l’esprit scientifique. Les plus anciens monuments littéraires qui nous soient parvenus sont les veda (milieu du deuxième millénaire av. J.-C.). Ce sont des hymnes religieux, invocations à des dieux qui représentent ou dominent des forces de la nature, prononcés en vue d’obtenir la prospérité. Dans ces textes où l’on s’attend peu à trouver des connaissances scientifiques, l’on rencontre cependant l’expression de représentations que les Anciens se faisaient de l’Univers, de l’homme et de la vie. Ce qui frappe immédiatement est que ces représentations ne sont généralement pas irrationnelles. Il y a d’abord l’idée fondamentale d’un ordre naturel appelé rita. La loi de la nature la mieux observée est le retour régulier des astres et des saisons. Cette observation est généralisée, étant étendue à toute la nature et même à l’ordre moral. La religion védique est au service de cet ordre. Le rituel, la liturgie sont fixés en fonction de la représentation qu’on en a, et leur but avoué est de maintenir l’ordre du monde en bon fonctionnement. L’on voit donc ici une doctrine qui implique une compréhension du monde, un intérêt religieux qui suppose un effort de connaissance naturelle. Il n’est donc pas surprenant que, dans ce milieu védique caractérisé par un goût manifeste de la compréhension de l’ordre des choses, des connaissances positives et systématiques aient pu être acquises.
Les veda sont écrits en un sanskrit archaïque qui évolue jusqu’au milieu du premier millénaire avant J.-C., époque à laquelle il est fixé par les efforts des grammairiens ; on l’appelle alors sanskrit classique et il sera utilisé sous cette forme invariable jusqu’à nos jours. Il est devenu ainsi le véhicule de la littérature la plus abondante du monde, la production étant ininterrompue pendant près de quatre millénaires, ayant lieu dans toutes les régions de l’Inde et presque tout l’Extrême-Orient, portant sur tous les sujets qui dans l’histoire ont pu intéresser l’esprit humain. Ce phénomène intellectuel peut s’expliquer par deux raisons, entre beaucoup d’autres sans doute : le goût de la connaissance et la formation intellectuelle des lettrés indiens.
Le goût du savoir est prééminent en Inde et s’accompagne du goût de la parole, l’activité intellectuelle ayant principalement une expression orale et étant secondairement confiée à l’écriture. Il y a toujours eu aussi en Inde des lettrés formés dès l’enfance par un rude apprentissage à des exercices intellectuels élaborés, mémorisation de textes et de connaissances, attention simultanément portée à des sujets divers, dialectique, etc.
Un milieu intellectuel où rien n’empêchait l’esprit scientifique
Pour apprécier le niveau des sciences et comment elles étaient cultivées en Inde, il faut considérer dans quel milieu elles se sont formées, à quels intérêts elles répondaient et de quelle culture elles étaient une composante. On a vu que la religion védique encourageait plutôt la connaissance de la nature. Les religions indiennes ont cependant évolué. Toutes leurs formes n’ont pas de même été favorables à l’investigation scientifique ; la magie, l’astrologie, etc. ont existé. Il n’en reste pas moins que le goût de la connaissance pour la connaissance a toujours existé chez les lettrés, les médecins, etc. Et il est peu de métaphysiques ou doctrines religieuses dont on puisse penser qu’elles aient pu freiner la volonté d’un lettré de cultiver la science qu’il désirait. Certaines pouvaient ne pas inviter à étudier le monde, mais rien n’indique qu’elles y mettaient un interdit. La théorie brahmanique du caractère illusoire du monde, celle, bouddhique, de la vacuité d’être propre de toutes choses, invitaient à se détacher du monde, mais n’interdisaient pas qu’on cherche à le comprendre. Le grand philosophe bouddhiste Nâgârjuna (IIe siècle ap. J.-C. ?) est le principal propagateur de la doctrine de la vacuité totale ; il est aussi auteur d’un ouvrage de médecine et d’un traité de chimie. Il admettait, d’ailleurs, deux degrés de réalité : une réalité absolue (paramartha-satya) qui était la vacuité d’être propre, et une réalité relative (samvriti-satya, littéralement « réalité de recouvrement ») qui est le monde. Du point de vue de la réalité absolue, le salut était pour lui une discipline psychologique visant à une fixation du psychisme conscient et inconscient sur cette même vacuité d’être propre (svabhâva-çunyatâ-samâdhi). Du point de vue de la réalité relative, son esprit était libre pour l’observation et l’effort de compréhension du monde.
Il y a donc toujours eu en Inde un terrain favorable à l’éclosion et au développement de la science, un milieu intellectuel où rien n’empêchait l’esprit scientifique. Les orientations, les prédilections pour certaines sciences se comprennent aussi par le caractère des lettrés indiens. Leur formation scolastique les a amenés à cultiver tout ce qui concerne la parole et la dialectique. Les disciplines les plus développées par eux sont la grammaire, la logique et l’exégèse des textes qui a été constituée en une véritable science appelée mîmâmsâ. Leur religion, qui comporte des exercices psychologiques mettant parfois en jeu des facteurs psychosomatiques, leur a fait observer le corps et l’esprit humain avec prédilection et l’on a d’eux une physiologie et une psychologie remarquablement systématisées dès une époque très ancienne. Les besoins du rituel, du calendrier, l’astrologie même les ont incités enfin à cultiver astronomie et mathématiques. L’historien des sciences en Inde se trouve ainsi devant une masse énorme de documents qui ont été jusqu’à présent fort peu étudiés en Europe. La littérature scientifique sanskrite est la plus vaste des littératures scientifiques anciennes ; et elle est complétée par des littératures non négligeables dans d’autres langues de l’Inde : le tamoul, etc.
La grammaire est en Inde beaucoup plus qu’une discipline d’érudition. Elle est une véritable linguistique. Ses débuts coïncident avec les textes védiques les plus anciens où l’on trouve des étymologies. Le premier ouvrage de grammaire qui nous soit parvenu est celui de Pânini (IVe siècle av. J.-C. ?). Il présente une analyse presque exhaustive des éléments de mot du sanskrit et un système rigoureux de règles rendant compte de toutes les possibilités de combinaisons de l’usage. Cet ouvrage est proprement scientifique, parce qu’il n’est pas seulement une taxinomie, une classification des faits observés ; il procède aussi à la formulation de règles générales faites à partir des cas observés, mais qui par leur généralité permettent de prévoir des cas non encore observés et dont la validité sera sanctionnée par un usage ultérieur possible. Il implique de plus une théorie générale de la structure du langage. Pânini considérait le sanskrit comme étant le langage unique, toute autre langue étant pour lui une corruption de ce langage parfait. Il n’avait aucune conception historique. Il ignorait l’idée d’évolution régulière des langues. Et sa description est purement synchronique. L’ignorance de la composante diachronique est une erreur. Mais dans le cadre de sa vue synchronique, son analyse est toujours pertinente, presque exhaustive, et la détermination des règles est d’une sûreté exceptionnelle. Cette vue du sanskrit comme étant le langage unique a amené Pânini et ses continuateurs à se poser des problèmes de linguistique générale, celui de la relation du mot et de l’objet, celui de l’expression et de la compréhension de l’objet par le mot, etc. L’analyse morphologique du mot a été faite en même temps que l’analyse sémantique. Les catégories grammaticales, dérivation, composition, verbe, substantif, etc. ont été définies des deux points de vue. La racine du verbe, par exemple, est définie soit comme élément de base restant, une fois les suffixes séparés, soit comme l’élément qui dans le verbe exprime l’action.
Le trait le plus remarquable de l’ouvrage de Pânini est peut-être sa forme. Pânini avait un but pratique en le rédigeant : faire un formulaire facile à mémoriser permettant de construire les mots du sanskrit en appliquant des chaînes déterminées de règles. Il a donc cherché la concision, pour rendre l’ouvrage plus mnémotechnique. Il a créé une véritable métalangue pour rendre la formule plus maniable et rigoureuse à la fois. Sa métalangue comporte l’usage de termes techniques, d’abréviations, de nombreux symboles ; elle comporte même une syntaxe : par exemple, la convention est posée que la désinence du génitif signifie « à la place de » dans une règle de substitution, etc. L’ordre d’application des formules est lui-même réglé. Le schéma de construction d’un mot complexe pour exprimer un sens donné ressemble ainsi à un exercice d’algèbre et est parfois étonnamment proche des schémas transformationnels de linguistes du XXe siècle. Dans l’histoire des sciences, la grammaire de Pânini est le premier exposé formalisé d’une théorie scientifique. Il faudra attendre le XXe siècle pour voir en Europe des efforts de formalisation aussi poussés en matière de linguistique.
Comme toute science, la linguistique indienne s’est constamment renouvelée, par le réexamen des principes théoriques et la découverte de nouveaux faits de langue. Il s’agit bien d’un effort continu d’investigation linguistique. Le danger d’échafauder trop vite une théorie ne répondant pas à tous les faits a été vu. Par exemple, Pânini présente le pluriel de la façon suivante. À chaque objet que l’on veut nommer, l’on fait correspondre un mot. À plusieurs arbres doivent donc correspondre plusieurs mots « arbre », vriksha en sanskrit. Pânini forme donc une suite théorique : vriksha vriksha vriksha… Il applique ensuite une règle qui fait apparaître la désinence du pluriel -as : vriksha vriksha vriksha… -as. Puis il formule une règle en vertu de laquelle, d’entre des formes semblables multiples devant cette désinence, une seule subsiste : vriksha-as et vrikshas par l’application d’une dernière règle de phonétique. Un de ses successeurs, Patanjali (IIe siècle av. J.-C.) critique la maniabilité de cette formation en en soulignant le caractère contre nature. Une telle formation ne répond pas à la réalité de l’usage du pluriel. C’est un fait sémantique attesté dans l’usage que l’on emploie un seul mot pour plusieurs objets d’une même classe, la pluralité étant signalée par la désinence. Le linguiste doit tenir compte de tous les faits de l’usage. La règle théorique de Pânini ne rendait pas compte de celui-là.
La linguistique est ainsi la science que les lettrés indiens ont cultivée avec le plus de succès. Aucune spéculation irrationnelle, aucun recours au surnaturel ne vient s’y introduire.
Le vent est le moteur intérieur du corps
On ne peut en dire tout à fait autant de la médecine. Il y a en effet une médecine empirique, une médecine magique, la croyance en des êtres maléfiques responsables des maladies, en la possession, en la vertu curative de charmes, de formules, etc. Mais il y a aussi une médecine rationnelle fondée sur l’observation et sur des théories dégagées par le raisonnement des faits observés. Il y a aussi, ce qui est le plus remarquable, une distinction consciente entre les deux médecines et une épistémologie médicale. La magie a sa littérature spécialisée et, si on la voit s’introduire parfois dans des livres médicaux, c’est incidemment. Elle ne fait pas partie du système général conçu par les médecins indiens, système qui comporte une représentation physiologique de l’homme et une explication générale des troubles. Ce système a ses origines à l’époque védique. Il apparaît totalement formé aux environs de l’ère chrétienne dans les traités célèbres de Caraka et Suçruta. Le corps humain est conçu comme fait des mêmes éléments que l’Univers : terre, eau, feu, vent, vide. Tout dans le corps comme dans le monde est issu de la combinaison de ces éléments. La terre forme les tissus, le vide emplit les organes creux ; le feu est dans le corps la bile dont on dit qu’elle cuit la nourriture, la digestion étant considérée comme étant une cuisson ; l’eau est le phlegme ou pituite ; le vent est une force organique qui est la source de toute activité physiologique intérieure. Les trois derniers éléments sont les principaux constituants, ceux qui sont actifs, les autres étant inertes. Le vent est le moteur intérieur du corps sous la forme du souffle, mais pas seulement de la respiration. On compte cinq souffles (prana). le souffle de devant responsable de la respiration, le souffle qui va vers le haut et produit la parole, le souffle concentré responsable de la digestion, le souffle vers le bas responsable de l’excrétion et de l’accouchement, le souffle diffusé, cause du mouvement des membres. L’alimentation, le régime de vie, les conditions extérieures peuvent agir sur les trois éléments principaux et en dérégler le fonctionnement. On les appelle donc « les trois éléments (tri-dhâtu) » et aussi « les trois troubles (tri-dosha) », selon qu’on les envisage dans leur état normal ou comme facteurs de maux. La thérapeutique, qui ne s’applique pas aux seuls symptômes extérieurs mais qui vise leur cause intérieure, consiste à rééquilibrer ces trois éléments. L’on a là un effort d’explication de faits observés par une loi générale de la nature, ne faisant pas intervenir le surnaturel et qui est donc bien scientifique, même si les progrès de la connaissance des faits l’infirment par la suite.
La littérature médicale est très abondante et le système est en fait plus développé, parce qu’il doit rendre compte de beaucoup d’autres faits. Il y a une nosologie élaborée. Un bon nombre de noms sanskrits représentent les symptômes isolés. Des maladies sont définies par des groupes de symptômes dont on a observé l’association habituelle. Elles sont, en outre, définies par leur cause interne, leur origine étant l’excitation de l’un ou de plusieurs des trois éléments. La thérapeutique comprend pour une grande part des règles d’hygiène et de diététique. La matière médicale est très riche, surtout végétale. La matière minérale semble laissée à des médecins spécialistes d’alchimie. La chirurgie a existé en Inde depuis une époque très ancienne et était parfois d’une hardiesse surprenante. On pratiquait couramment l’abaissement de la cataracte, l’opération de la pierre, l’embryotomie sur un fœtus mort, etc. La suture de plaies intestinales était faite en faisant mordre les lèvres de la plaie par de grosses fourmis dont on coupait aussitôt le corps, la tête restant fixée à la plaie et étant un corps organique toléré par l’abdomen, alors qu’un fil ou autre matière n’aurait pas été supporté.
Il y a eu au cours de l’histoire une évolution et un progrès de cette médecine. Le système de base n’a jamais été révisé. Mais l’observation nosologique, par exemple, s’est améliorée par l’enrichissement des tableaux cliniques des maladies. Des pratiques nouvelles ont été adoptées. La sphygmologie, ignorée de Caraka, a pris à date tardive une très grande importance.
La profession médicale a toujours été en honneur. Il est à noter que les médecins ont dû souvent être des lettrés sanskrits. Dès les débuts de l’ère chrétienne, Caraka consacre un long développement à décrire la formation du médecin. Il préconise une formation universelle et insiste sur l’entraînement à la logique. Le plus remarquable est qu’il distingue deux logiques : l’une est une épistémologie médicale qui comporte l’usage de trois moyens de connaissance droite (pramâna), à savoir l’observation directe, l’inférence et l’autorité des maîtres. L’autre est un répertoire de tous les moyens de connaissance possibles, les plus sûrs et les plus hasardeux, comprenant les trois précédents et en plus l’analogie, la présomption, l’ouï-dire, etc. ; c’est aussi un répertoire de nombreux procédés de raisonnement et d’argumentation. La première vise la détermination des maladies et de leurs causes, c’est-à-dire la recherche médicale proprement dite ; elle est très sobre dans ses moyens et n’accepte que les plus sûrs. La seconde vise la seule dialectique ; elle offre des recettes pour triompher dans un débat, pour briller par la virtuosité intellectuelle, non pour rechercher la vérité ou traiter un malade. Ceci montre que le médecin idéal était conçu comme devant avoir la culture générale et l’entraînement intellectuel des lettrés, en même temps qu’il devait faire preuve de rigueur de raisonnement dans ses investigations médicales.
La psychologie indienne doit sa formation en partie à la médecine. Les médecins indiens se sont en effet constitués une représentation de la personne humaine entière, corps et psychisme. Ils ont observé avec justesse des phénomènes psychosomatiques. Ils rapportaient au souffle tout ce que l’on attribue au système nerveux. Ils croyaient à l’existence de canaux allant du cœur, siège de l’esprit, à toutes les parties du corps, le souffle qui y circulait assurant ainsi la sensation partout. Le même souffle, élément physique, était le moteur de toute activité physiologique, sensible et psychique. Les troubles mentaux étaient des accidents dus à des irrégularités de la circulation en raison d’engorgements de canaux. Il y a donc des techniques de lavage des conduits par des exercices de régulation du souffle. Ces techniques sont le propre du yoga qui se fonde sur les représentations médicales en les développant considérablement, plus d’ailleurs par la spéculation que par l’observation. Le yoga constitué après la médecine, se fera dans l’histoire une anatomie et une physiologie assez fantastiques, beaucoup moins raisonnables que celles des médecins.
La psychologie indienne doit beaucoup aussi à des idées religieuses. Les religions de l’Inde considèrent généralement que la souffrance vient d’une ignorance de la nature réelle de l’homme, non d’une faute originelle et d’un châtiment infligé par une puissance supérieure à l’homme. La voie du salut est donc une introspection, la recherche en soi de l’ignorance, et un effort pour l’éliminer de soi en agissant sur son propre psychisme. Ces idées ont amené les penseurs indiens à observer en profondeur le psychisme. Le bouddhisme entre autres comporte, dès l’antiquité, une psychologie remarquable et une psychotechnique parente de celle du yoga. Toute expérience faite à l’aide des organes du corps est censée laisser une trace (vâsanâ, littéralement « parfumage »). Le psychisme est fait de l’organisation (samskara) de ces traces, ensemble inconscient, qui peut ressurgir à la conscience sous forme du souvenir, qui de toute façons constitue une individualité, laquelle conditionnera à son tour toute nouvelle activité psychique. La conséquence importante de cette théorie est que l’on peut, par des expériences choisies et volontairement organisées, créer de nouveaux samskara, une nouvelle organisation de l’inconscient et par conséquent former une nouvelle personnalité. Une application pratique de cela est la pédagogie : pour former le lettré, on fait mémoriser à l’enfant, dès l’âge de quatre ou cinq ans, un dictionnaire, la grammaire de Pânini, d’autres textes que l’enfant ne comprendra que plus tard ; il aura du moins été programmé, comme on programme un ordinateur, et il pourra utiliser aisément cet acquis par la suite ; les mécanismes de dialectique sont aussi très tôt imprimés dans son esprit.
Tout ceci est un samskara, un apprêt, une organisation de son individualité où l’on aura évidemment fait dominer les facultés intellectuelles. Une autre application pratique est, dans le domaine religieux et dans le yoga, bien connue qui utilise des phénomènes psychosomatiques réels pour agir sur le psychisme conscient et inconscient, en vue de maîtriser l’activité intérieure, en vue de fixer le psychisme (samadhi). C’est là la découverte principale des psychologues indiens, découverte de l’inconscient et de la possibilité d’agir sur lui, qui ne se fera en Europe qu’au XIXe siècle.
Les sciences de la nature ont été en Inde moins développées que celles de l’homme. Il existe une zoologie et une botanique rudimentaires en dépendance de la médecine, à savoir une médecine des éléphants et des chevaux, des nomenclatures végétales à destination médicale ; il y a même un vrikshâyurveda, « médecine des arbres », ouvrage de botanique appliquée. Il existe une chimie à destination thérapeutique ou alchimique, recourant à l’expérience, connaissant des appareils et des techniques assez avancées ; Marcelin Berthelot s’y était vivement intéressé. La physique a été la moins cultivée des sciences. On en trouve des notions dans le système appelé vaiçeshika.
La Lune et le Soleil gouvernaient le calendrier
Les mathématiques et l’astronomie méritent plus l’attention des historiens. Il y en a une littérature très abondante, où elles ne sont pas toujours séparées. Les premières connaissances mathématiques attestées à l’époque védique sont surtout d’ordre pratique ; ce sont des éléments de géométrie servant à la construction des autels ou autres édifices nécessaires au rituel. Dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, les connaissances attestées dans des ouvrages d’astronomie sont beaucoup plus nombreuses, généralement d’un niveau égal à celui des Grecs. Quelques-unes semblent originales, celle du sinus en trigonométrie, par exemple. On attribue souvent à l’Inde le système de notation numérique avec neuf chiffres, le zéro et la valeur de position. Cela est cependant discuté. Ce procédé apparaît dans un document indien, au début du VIe siècle ap. J.-C. seulement. Avant l’ère chrétienne, les inscriptions indiennes présentent un autre système où les nombres 10, 100, etc. sont représentés chacun par un signe spécial, le zéro n’étant pas employé ; ce système est d’ailleurs encore en usage, dans certains cas, dans le Sud de l’Inde. Or, le zéro est attesté en Mésopotamie à une date bien antérieure à celle de nos documents indiens, dans une notation numérique sexagésimale. Il y a donc possibilité d’emprunt par l’Inde. Les Arabes ont pu plus tard réemprunter à l’Inde le zéro dans la numération décimale.
L’astronomie est plus riche et plus originale. Elle est née avec l’établissement du calendrier pour les besoins du rituel védique. Les plus anciens textes sanskrits connaissent une série de 27 ou 28 constellations, déterminatrices d’autant de parties de l’écliptique. Leur rôle est de déterminer les positions du Soleil et de la Lune. Si les Grecs déterminaient les positions du Soleil à partir des levers et des couchers héliaques des étoiles, les Indiens les déterminaient indirectement en observant les positions de la Lune par rapport aux diverses constellations, déduisant de là les positions du Soleil qui est en opposition lors des pleines lunes. Le calendrier repose sur l’observation des positions lunaire et solaire à la fois. Les nombres obtenus dans cette analyse de phénomènes naturels ont servi de nombres symboliques dans des spéculations cosmologiques. La cosmologie religieuse est ainsi fondée en partie sur des connaissances scientifiques. Le mouvement inverse s’est aussi produit. Des considérations cosmologiques d’origine religieuse ont parfois été introduites dans les cosmographies des astronomes, faussant évidemment leurs théories. C’est ainsi que l’on trouve chez un astronome jaïniste une cosmographie comportant l’existence de deux soleils, deux lunes et deux séries d’étoiles.
Empruntée à la Grèce, l’astrologie connaît un développement considérable
L’astrologie apparaît assez tardivement en Inde et son apparition y coïncide avec l’emprunt de nombreux termes grecs d’astronomie. Elle est donc certainement empruntée à la Grèce. Elle a connu ensuite en Inde un développement indépendant considérable. Elle a pu servir incidemment l’investigation scientifique, en ce qu’elle a toujours maintenu l’intérêt pour l’observation des astres. Et il y a eu au cours de l’histoire des révisions, des ajustements de théories à de nouvelles observations plus précises. L’astronomie a été très en vogue à l’époque moghole et, à la fin du XVIIe siècle, on voit la réalisation d’observatoires avec des constructions d’édifices servant d’instruments de visée, etc., à Jaipur, Delhi et Bénarès.
De nos jours, la science moderne remplace évidemment ces sciences anciennes, mais pas toujours totalement. Tout d’abord, les traditions intellectuelles de l’Inde demeurent, et avec elles l’attachement à des traditions religieuses qui n’empêchent pas un vrai savant d’innover. Si l’on parle quelquefois de conflit entre science moderne et tradition, c’est faute de savoir délimiter clairement les deux domaines. Mais un savant peut toujours, par son intelligence personnelle, comprendre où se place la frontière et accomplir sa tâche scientifique dans son domaine tout en respectant des traditions dans un autre. Le plus souvent, le progrès scientifique aboutit simplement à éliminer des conceptions particulières sur la nature, mais sans toucher au fonds des doctrines religieuses ; il ruine des spéculations, mais non la religion. Un danger parfois couru est de croire que, dans des traditions religieuses surestimées, il y a des vues scientifiques cachées. C’est une vue naïve et fausse, mais qui n’est pas rare en Inde, parce qu’elle flatte un sentiment nationaliste très vif actuellement, celui de montrer que l’Inde n’est pas en retard sur l’Europe au point de vue scientifique. En fait, en examinant comment les sciences s’inscrivaient dans la culture indienne au cours de l’histoire, on a vu que l’esprit scientifique y a toujours existé et que la frontière entre connaissance naturelle et connaissance surnaturelle a toujours été consciente. En dépit de quelques conflits frontaliers qui peuvent se produire entre les deux domaines, elle poursuit la voie qu’elle a suivie depuis le début de son histoire.
Pierre-Sylvain Filliozat Professeur de sanskrit, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études (VIe section).