Aimé Michel
Les « nouveaux » philosophes entre le goulag et la ciguë

Mais peut-être faudrait-il se demander ce que c’est qu’une idée ? Feynman, le physicien théoricien, affirme que c’est ce qu’il y a de moins cher, qu’on en fait en science une consommation énorme, qu’il faut en essayer mille pour en trouver une qui serve, et encore, pour un temps. Bien entendu, on jette au rebut les 999 autres, qui sont souvent très belles, très compliquées, et sur lesquelles un homme et généralement plusieurs ont médité des années durant. On se rappelle aussi Lorenz disant qu’en se levant chaque matin il commence, comme d’autres font leur gymnastique, par défenestrer ses deux ou trois dernières idées favorites…

(Revue Question De. No 21. Novembre-Décembre 1977)

Les nouveaux philosophes ont fait couler beaucoup d’encre. Beaucoup trop peut-être. Ils dénoncent l’idéologie, démasquent la barbarie, démontent un système installé, critiquent, tempêtent… mais après ? Des voix isolées (celle d’Arthur Koestler par exemple) criaient depuis longtemps la même chose mais il se trouvait peu d’oreilles pour les écouter. Pourquoi donc les livres des nouveaux philosophes sont-ils devenus malgré leur jargon des best-sellers ? Qu’est-ce qui a changé ? Dénoncer le goulag n’est pas suffisant. Que construisent-ils ? Que proposent-ils ? Aimé Michel qui voit poindre chez les physiciens la véritable nouvelle philosophie ne voit là rien de nouveau : rien qu’un retour à la ciguë socratique.

Si j’en avais la patience, j’écrirais un gros livre sur l’idée suivante, qui me plaît beaucoup, quoique pas plus que quelques autres tout aussi plausibles : tous les grands événements depuis la fin du XVIIIe siècle ont pour cause unique la pomme de terre.

Sans la pomme de terre, on aurait continué de crever comme des mouches dans les campagnes d’Europe. La révolution industrielle en Angleterre n’aurait pu puiser la foule de ses ouvriers dans les familles paysannes exsangues. La France n’aurait pas disposé d’innombrables soldats de l’An II. Napoléon aurait écrit (en vers) l’épopée qui manque à notre littérature. Rousseau serait aussi célèbre que Vico [1], que personne n’a lu et qui est mort du chagrin de n’être cru de personne quand il démontrait, avec autant de génie que Jean-Jacques, que l’homme naît bête et méchant, et que la société le civilise. L’ouvrier, espèce rare, eût été hors de prix pendant tout le XIXe siècle. Karl Marx aurait consacré ses douze volumes illisibles à prophétiser la victoire finale de la classe des petits patrons opprimés par les tout-puissants syndicats ouvriers. L’Amérique, privée de l’avalanche irlandaise, serait peuplée de centaines de millions de vaches gardées au Nord par les Indiens et au Sud par les Noirs. Personne n’aurait jamais découvert que l’existence précède l’essence, que Dieu est mort, et que l’univers est absurde. L’Europe serait convertie à l’idéologie de la puissance dominante, c’est-à-dire à l’Évangile de saint Jean propagé par la Sainte-Rome orthodoxe du Nord, le pape serait pope, marié, barbu, père de nombreux enfants et petits-enfants.

Mais il y a eu la pomme de terre, Napoléon n’a écrit que le Souper de Beaucaire, et son grand vacarme a donné du poids à quelques-unes de ses petites phrases, dont la plus creuse est que « les idées mènent le monde ».

Les idées ne mènent rien du tout, car, à chaque moment de l’Histoire, toutes les idées recevables, ainsi que leurs réfutations, sont proposées par quelqu’un. Les avisés puisent ici ou là selon leurs besoins pour déguiser en projet leur utilisation intéressée des événements : « Ces hasards nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. » « Ma foi, répondait un diplomate américain interrogé sur la révolution culturelle chinoise, ma foi, je n’y comprends rien, mais cela ne me tracasse guère, car Mao non plus n’y comprend rien. »

Les idées : on en fait grande consommation, mais qu’est-ce qu’une idée ?

Mais peut-être faudrait-il se demander ce que c’est qu’une idée ? Feynman, le physicien théoricien, affirme que c’est ce qu’il y a de moins cher, qu’on en fait en science une consommation énorme, qu’il faut en essayer mille pour en trouver une qui serve, et encore, pour un temps. Bien entendu, on jette au rebut les 999 autres, qui sont souvent très belles, très compliquées, et sur lesquelles un homme et généralement plusieurs ont médité des années durant. On se rappelle aussi Lorenz disant qu’en se levant chaque matin il commence, comme d’autres font leur gymnastique, par défenestrer ses deux ou trois dernières idées favorites [2].

Oui, alors, qu’est-ce qu’une idée ?

Le philosophe anglais Popper dit qu’il faut distinguer entre celles dont l’énoncé porte en lui-même le moyen de reconnaître s’il faut la retenir ou la jeter par la fenêtre, et les autres. Les premières sont les idées scientifiques. Exemple : la vitesse d’un corps qui tombe est un multiple du temps depuis lequel il tombe. Vrai ou faux ? Pour le savoir, il suffit de faire ce que fit Galilée : jeter un caillou du haut de la Tour de Pise. Le principe de cette vérification est donné dans l’énoncé. Ce qui frappe tout esprit un peu philosophique, c’est que cette idée sur la façon dont une pierre tombe est une idée bête, une idée comme en ont les enfants quand ils jouent. Elle n’éclaire en rien aucun des problèmes que se pose tout homme soucieux de sa destinée et de celle de l’espèce humaine. Quelle importance que la vitesse soit un multiple du temps ?

Cependant, je fais deux remarques.

La première est que pour arriver à énoncer cette idée bête, il a fallu réfléchir deux mille ans, d’Aristote à Galilée. Peut-être n’est-elle pas si bête qu’elle en a l’air, cette idée qui ne vint ni à Archimède, ni à Roger Bacon, ni à aucun des grands esprits du Moyen Age qui dissertèrent à perdre haleine sur le mouvement, ni à Tycho Brahe, ni à Copernic, ni à Kepler ? Il ne faut peut-être pas sous-estimer les idées « bêtes ».

La deuxième est que si vous et moi sommes encore en vie, c’est notamment grâce au téléphone rouge reliant la Maison-Blanche au Kremlin, que ce téléphone fonctionne grâce à un satellite de communication, et que l’installation de ce satellite sur son orbite est impossible si l’on ne sait pas que la vitesse d’un corps qui tombe est un multiple du temps.

Alors, n’y aurait-il pas un malentendu quelque part dans le bruit que nous faisons aux idées ?

« Le Contrat social » de Rousseau : un trompe-l’œil

Reprenons l’exemple de Vico et de Rousseau. Dans sa Scienza Nuova, passionnément écrite et réécrite tout au long de sa vie dans l’espoir qu’enfin le public le prendrait au sérieux, nous voyons bien que Vico a magnifiquement prophétisé le XIXe siècle, et même le XXe, et peut-être un avenir qui nous échappe encore. Il s’est élevé au-dessus des siècles en racontant un modèle historique du destin des peuples, des idées et des civilisations, modèle que son avenir, c’est-à-dire notre passé (il est mort en 1744), s’est plu à réaliser. Kant, Hegel, et même Lévi-Strauss sont prévus par son système. L’histoire de l’U.R.S.S. est une caricature accélérée de ce qu’il appelle le « cours » et le « décours » des civilisations.

Cependant, quand l’Histoire brusquement s’emballa peu après sa mort comme pour illustrer ses théories, qui donc les avisés se mirent-ils à citer pour feindre d’organiser les événements et se faire porter par eux ? Non pas Vico, où était annoncé leur destin, mais l’anti-Vico, Jean-Jacques, réfuté par les faits sur toute la ligne, dont le Contrat social fournissait, tout fait, le trompe-l’œil qu’il fallait pour travestir et dissimuler un futur effrayant, pour asservir au nom de la liberté, dominer au nom de légalité, guillotiner au nom de la fraternité, le tout sans étonner personne, et même dans l’enthousiasme général.

Les idées ne mènent rien. Mais grâce à elles, l’Histoire s’avance masquée, comme Descartes. Napoléon, qui ne craignait pas de se contredire, méprisait les idéologues ! Il avait naturellement raison dans les deux cas : c’est grâce à des idées qu’il sut se faire porter par l’Histoire ; mais quant aux lois réelles (si elles existent) qui eurent pour effets la Révolution et l’Empire, qui les connaît ? A la source de son système, l’archi-rationaliste Vico mettait, impénétrable, la Providence !

Le corpus des idéologies historiques, c’est le Catalogue des armes et cycles de Saint-Etienne (surtout des armes). Faites-nous part de vos projets, surtout les plus horribles, nous avons pour les justifier tout ce qu’il faut en magasin. Ceux qui croient pouvoir se passer de nous sont des ballots : regardez Amin Dada ! Qu’est-ce qui l’a perdu dans la considération universelle ? D’être un tueur ? Non. D’être un illettré. Que n’a-t-il consulté notre Catalogue avant d’assassiner ?

De Platon à Marx, les idéologues ont d’avance fourni toutes les justifications. Imaginez Amin Dada se référant à la République de Platon, ou à la Naissance d’une Société Transparente avant chaque massacre. Il aurait une cour d’intellectuels pour déchiffrer le moindre de ses gestes, un éditeur au Quartier latin pour recueillir, publier et commenter ses oracles, une phalange de dynamiteros pour terroriser ses objecteurs. Mais Amin Dada n’est qu’un caporal ignare. L’autre caporal, celui d’Oradour et des camps d’extermination, avait eu le flair d’au moins faire donner quelques philosophes, pas fameux il est vrai. Je crois que si ses philosophes ne furent pas fameux, c’est que la Providence de Vico ne l’avait pas destiné à un long usage. Car voyez l’autre, celui qui l’a enterré, ainsi que soixante millions de malheureux qui n’y étaient pour rien, l’ex-séminariste géorgien qui continue d’exterminer massivement post mortem sous divers avatars. Manque-t-il de déchiffreurs pour nous prouver qu’au Cambodge, au Viêt-Nam, en Éthiopie, etc., ce n’est pas pareil ?

Il est vrai, nous y venons, et cela c’est la sensationnelle nouveauté de notre temps, que, depuis quelques années, le Catalogue fait son Vatican II. Le mystérieux Tireur de Ficelles de Vico, qui invente à point la pomme de terre et les systèmes philosophiques dont l’Histoire a besoin pour s’avancer masquée sur un tapis de cadavres, a entrepris, tout simplement, de dynamiter le Catalogue.

Les artificiers de cette démolition, ce sont les nouveaux philosophes.

Le premier devoir de tout philosophe : abjurer l’idéologie

Ce que disent les « nouveaux philosophes » est très important, non pas parce que cela va changer l’Histoire, mais parce que cela montre que l’Histoire a changé.

Et que disent-ils, tous, même lorsqu’ils se contredisent ? Dans leur abstruse langue d’Ecole, que le premier devoir du philosophe est désormais d’abjurer toute idéologie, de lui retirer l’alibi de l’intelligence couchée, de démasquer partout la tyrannie, de montrer partout le tyran pour ce qu’il est, une bête brute, de refuser d’être à nouveau la dupe des discours impérialistes et totalitaires, de lutter contre les modèles unidimensionnels [3]. Jean-Edern Hallier, autre vedette de la « nouvelle philosophie » : Le contrepouvoir de la pensée… (doit servir) d’instance critique, de législation parallèle [4]. Christian Jambet : … Si la haine de la pensée, si la haine du maître doivent mener à un maître pire encore, à un maître barbare, alors mieux vaut protéger le maître libéral [5]… Jean-Paul Dollé : En 68, j’ai compris que l’idéologie est un mensonge [6].

Du même pas les nouveaux philosophes réhabilitent la philosophie, et même la métaphysique, que leurs aînés immédiats avaient prématurément déclarées mortes. Les « nuages de la technocratie » et les « dogmatismes politiques » sont contraires à la fraîcheur toujours recommencée de l’interrogation philosophique, écrit Jean-Marie Benoist dans l’avant-propos de sa Tyrannie du Logos ; ce qu’il s’agit de défendre contre la mise en condition opérée par les savoirs spécialisés, contre les techniques du maniement des hommes, médias compris, c’est l’ouverture d’un champ où une certaine interrogation, un certain pouvoir d’étonnement puissent encore avoir cours.

Il faut savoir reconnaître ses erreurs : quand, depuis des années, je n’avais cessé de trouver et retrouver, signé par des philosophes, l’acte de décès de la philosophie, rendue à son néant, nous affirmait-on, par Marx et Freud, ma foi, je m’étais laissé convaincre. Non pas convaincre que la philosophie était morte, au contraire [7], mais bien les philosophes, irrémédiablement recyclés dans le verbiage politique [8].

Ce n’est pas Dieu qui est mort, c’est Marx

Ils ne se sont pas recyclés, ils se sont révoltés. L’opium du peuple, dit l’un, c’est Marx. Ce n’est pas Dieu qui est mort, dit un autre, c’est Marx. Et bien sûr, il faut citer Maurice Clavel comme le plus éloquent parmi ces révoltés, qui le sont tous remarquablement. Aucun encore, semble-t-il, n’a compris que Freud, par son système de déchiffrement verbal automatique qui tarit toute question en vous expliquant pourquoi vous questionnez, est plus encore que Marx leur ennemi personnel. Aucun surtout ne semble savoir que la science a retrouvé le monde de l’esprit par la voie royale, celle de la démarche rigoureuse, mathématique et expérimentale [9].

Ce qu’ils disent n’est donc pas encore très intéressant en soi. Ils ne font guère que redécouvrir Platon, Socrate ou les pré-socratiques, et toujours dans une vision politique. Mais ils sont un signe, chacun à sa façon est un signe, et comme je le disais, signe que l’Histoire a changé son cours.

Comment expliquer le succès des « nouveaux philosophes »

C’est pourquoi je m’étonne qu’un journaliste aussi averti que Pierre Viansson-Ponté se moque d’eux dans sa préface à un florilège de leurs déclarations recueilli par Jacques Paugam [10]. Lisez-les, dit-il, ils sont irrésistibles.

Irrésistibles ? Mais pourquoi leurs livres difficiles à lire [11] sont-ils des best-sellers ? Et avant de se faire lire (massivement), comment diable ont-ils pu se faire éditer ? Imagine-t-on un intellectuel annonçant la mort de Marx, il y a dix ans, et pris par un comité de lecture « sérieux » ? Ou un professeur de philosophie « engagé » à l’extrême gauche montrant, comme Bernard-Henri Lévy, que le concept de prolétariat au pouvoir, c’est très vite et nécessairement la farce sinistre des chars à Budapest et à Prague, car le concept de prolétariat en tant que classe individualisée à vocation subversive est une imposture ? Impensable.

De tels propos pouvaient bien être tenus, mais seulement à droite, nous disait-on. Or, ces jeunes gens ont fait Mai 68, couru les maquis sud-américains, soutenu l’insurrection algérienne. Cela non plus n’a aucune importance en soi (selon moi). Ils ne sont qu’une poignée, et l’on peut toujours, comme le suppose Pierre Viansson-Ponté, rassembler une petite troupe de jeunes gens pas sérieux. Mais les rassembler n’est rien. Reste l’énigme : pourquoi les lit-on ? Pourquoi tant de gens se sentent-ils soulagés de voir enfin écrit noir sur blanc, par de nouveaux maîtres certifiés, le contraire de ce que les vieux maîtres unanimes nous assenaient depuis des lustres ? D’apprendre par des philosophes ayant pignon sur rue qu’un génocide est tout bêtement un génocide, même s’il s’accomplit en Russie ou au Cambodge ? Que l’interrogation sur la destinée personnelle n’est pas forcément une manœuvre de l’ennemi pour nous détourner des vrais problèmes ? et quel ennemi, d’abord ? et que le futur n’a peut-être pas été une fois et pour jamais décrit par un journaliste illisible et barbu, mort avant l’invention du téléphone ?

Une révolte contre la barbarie déguisée

Oui, pourquoi ?

Parce que dans le secret de l’Histoire, que seuls les dérangés du ciboulot croient connaître, il s’est passé quelque chose. Un virage qui, soudain, donne aux trompe-l’œil où l’on voulait nous endormir comme un coup de vieux.

J’ai rouvert quelques livres prêcheurs du début de cette décennie. Comme ils ont séché ! C’était hier, et c’est aussi fané qu’un uniforme de la Marne. Pourtant on s’est fait tuer là-dedans. Fini ! La barbarie démasquée aura sans doute encore ses soldats, car certains l’aiment telle qu’elle est, stupide, tortionnaire, sanglante. On le sait, du moins ceux de mon âge, qui l’ont vue à l’œuvre. Mais les autres, ceux qui nous exhortaient à mourir pour la barbarie déguisée en liberté, ceux-là ont compris et déserté ! Et maintenant ils appellent à la révolte contre elle !

Koestler disait cela dès 1943, mais il parlait quasiment seul, sous les huées de l’intelligentsia bien pensante. Voici le nouveau : eux, on les écoute, L’Histoire, en profondeur, a changé de cap.

Encore n’est-ce pas le plus important, quoi qu’ils en disent eux-mêmes, quoi qu’ils en pensent.

Qu’il se trouve de jeunes esprits imaginatifs pour fournir à point au Tireur de Ficelles les idées que le moment requiert, c’est la règle. Que ce moment soit une grande date, c’est certain. Depuis combien de temps ne pouvait-on s’élever en France contre la tyrannie populaire sans être soupçonné de préparer la tyrannie adverse ? Depuis Voltaire. Le mot « populaire » consacrait tout : comment en effet, eût-on été « contre le peuple » ? Les « nouveaux philosophes » ont montré de vingt façons différentes, se fondant sur les faits les mieux avérés de ce siècle, que toute classe (si ce mot signifie encore quelque chose), que toute collectivité d’hommes, même la plus malheureuse, même la plus frustrée de justice, si elle se donne un pouvoir et si ce pouvoir n’est pas partagé, ce ne peut être qu’une tyrannie, et qui, tout aussitôt, se met à les dévorer.

La tyrannie populaire dévore d’abord le peuple. Voilà une découverte majeure, que les millions de morts s’ajoutant au long des années ne pouvaient nous révéler aussi longtemps que, pour une raison mystérieuse, il fallait qu’indéfiniment ils s’ajoutent à d’autres millions derrière l’écran du masque idéologique. Qu’y a-t-il de changé ? On tue moins maintenant que du temps du Guide. Alors ?

Eh bien, personne ne sait. Tout à coup on a cru ce qu’on refusait de croire, et les nouveaux philosophes ont surgi de terre pour le proclamer. Ce n’est pas parce qu’ils le proclament qu’on le croit. Non ! Cela a été bien souligné par maints auteurs et par eux-mêmes : tout ce qu’ils disent sur les génocides de la tyrannie populaire, tout sans exception, d’autres le disaient il y a trente ans dans le ricanement général.

Kravchenko, l’un des premiers, fut même traîné en justice par les thuriféraires du Grand Assassin masqué, et eut bien de la chance de s’en tirer. S’étant tiré vaille que vaille de la Justice, je m’étonne qu’il ait été assez habile ou chanceux pour échapper au pic à glace, aux balles, à l’enlèvement. Je crois bien même que ce miraculé est encore vivant ! On devrait le promener dans le monde pour le montrer ; quoique pas tout de suite, il y a encore des balles qui se perdent.

Dans le discours des « nouveaux philosophes » la nature est absente

L’Histoire changeant mystérieusement de cap, peut-être sous l’effet trivial et invisible de quelque nouvelle pomme de terre, c’est donc un grand événement. Mais non le plus grand.

Viansson-Ponté écrit, avec une intention venimeuse, que les nouveaux philosophes sont intéressants par ce qu’ils disent, mais plus encore par ce qu’ils ne disent pas. Il entend par là, fidèle aux façons de sa dialectique, qu’ils cachent les avantages matériels de leur succès, et que de dire ce qu’ils disent, cela rapporte, l’argent étant, paraît-il, de ce côté-là. Ce coup bas me surprend [12] : un grand journaliste comme Pierre Viansson-Ponté gagne beaucoup d’argent, beaucoup plus d’argent qu’un professeur de lycée, même écrivant des livres dont on parle.

Cependant il est vrai que quelque chose de fondamental est inexplicablement absent du discours des nouveaux philosophes : c’est la nature.

Dans les premières pages de son livre [13], Clavel, méditant sur la diversité grandissante des enfants de Mai 68, dit avec passion la nostalgie des sentiments jadis partagés (partage en effet si doux au cœur) [14]. Sur quoi pourrions-nous retrouver cette unanimité ? se demande-t-il. « Alors, dans un silence, je m’entendis murmurer je ne sais pourquoi : Et Socrate ? »

Encore un silence (cela se passe un peu comme une réunion d’anciens combattants, chez le narrateur, à Vézelay), puis Clavel explique son intuition :

« Socrate, en pleine culture grecque, a inventé l’homme. Il lui a en quelque sorte arraché… son autotranscendance constituante… (C’est ce qui) en nous passe l’homme, qui fait l’homme. C’est cela qui tendrait à revenir aujourd’hui, par-delà tant d’oublis et d’occultations « humanistes » … »

Je ne pense pas que « Socrate ait inventé l’homme », qu’il ait, comme le croit Clavel, arraché son « autotranscendance » à une culture grecque qui n’eût été jusqu’alors, si j’ose dire, que béotienne. Je suis navré de lire cela sous la plume d’un homme juste, pensant à l’héroïque effort du génie grec longuement poursuivi avant Socrate. Mais passons. Clavel a raison de sentir en Socrate leur commun dénominateur, Socrate pour qui la nature n’est rien, Socrate dont le génie a inspiré tant de méditations depuis deux douzaines de siècles, mais qui n’a pas un instant entrevu l’instrument de la future métamorphose de l’homme, la science, alors même qu’elle se développait miraculeusement sous ses yeux (je parle de la vraie science, pas des « sciences » humaines).

La science destructrice des logomachies barbares

En effet, comme ils sont socratiques, tous ! La science ! D’abord ils semblent n’avoir jamais entendu parler que des sciences humaines. Et comme ils en voient très clairement l’imposture, ils l’étendent sans y penser, comme allant de soi, aux sciences de la nature, à la science tout court, paradoxe des paradoxes, à la démarche même qui rejette (mais ils n’en savent rien) les prétendues sciences humaines parmi les logomachies qui curarisent la pensée, parmi les dévoiements de l’intelligence !

Si leur façon de voir sur ce point devait prendre force et se répandre comme une vérité admise, s’il fallait que s’étende le mépris du projet scientifique visant à connaître la nature, seul berceau, seule matrice de l’homme (nous sommes ce que nous sommes, y compris notre transcendance, pour y avoir poussé et mûri), alors il faudrait dénoncer le nouveau masque d’une barbarie montante, le début d’un retour à la caverne. Et ce n’est pas du scientisme. C’est de la philosophie de 1977.

Nous avons tous assassiné Socrate, dit Clavel. Si c’est vrai, pleurons ce meurtre d’un héros de l’esprit. Mais ce que je vois plutôt, c’est que la première civilisation universelle est morte de la ciguë socratique.

L’Occident a-t-il encore besoin de l’Europe

Les « nouveaux philosophes » veulent nous convaincre de la relativité de toutes les civilisations, et que nous autres Occidentaux devons apprendre l’humilité et le respect — voilà de bons sentiments qu’on ne cultivera jamais assez. Mais qu’appelez-vous « Occident » ? Parmi les phares de l’« Occident », devançant maintenant l’Europe, je vois le Japon, demain peut-être la Chine. L’Occident n’est pas la civilisation de l’Europe, il est la civilisation universelle, née une première fois en Grèce, puis pourrie sur elle-même, morte d’avoir abandonné le projet scientifique pour se perdre dans les marais de la sagesse et, en suivant quel guide, ô Socrate ? ressuscitée enfin une deuxième fois en Europe occidentale, et je ne vois pas pourquoi j’aurais à m’en battre la coulpe ? Dites ?

« J’aspire à vous mettre à la porte, me disait un rebelle arabe, depuis que j’ai découvert la liberté dans Montesquieu. Ce sont vos idées oui nous libéreront »

Tout homme qui se libère devient occidental. Tout homme qui fait une découverte étend un peu plus l’Occident sur le monde, et la trahison de l’Europe ne serait plus désormais dans l’histoire du monde qu’un épisode mineur, regrettable pour elle seule.

Voici quelques héros de l’Occident : Hideki Yukawa et S. Tomonaga, Japonais, C.N. Yang et T.D. Lee, Chinois, C.V. Raman, Hindou, tous prix Nobel de physique.

Mais pourquoi serait-il bon que l’Europe trahisse l’Occident, même s’il n’a plus besoin delle, ce qui n’est pas sûr ? Dans votre dénonciation rabâcheuse de l’Occident (ceci ne s’adresse pas à tous, il est vrai), prenez garde, maîtres, que ne couve encore quelque sournois vestige d’arrogance raciale, comme s’il allait de soi que nous dussions de naissance et de droit faire mieux que les autres.

Il est bien vrai que nous devons faire mieux que les autres. Mais non pas parce que l’homme blanc serait supérieur : parce que son héritage est supérieur, parce qu’il est la seule civilisation universelle et libératrice, celle de l’avenir de la planète Terre, de la métamorphose de l’homme, ou si tu veux, Clavel, de la Parousie. C’est sur un monde de laboratoires et de machines quelle éclatera, ta Parousie, ou bien sur une jungle.

Mais l’espérance est justifiée

Du reste et pour finir, peu importe qu’ils ignorent la nature et se méfient de la science. Il en sera ainsi tant que nécessaire, et pas un jour de plus. Ils sont le bruit de voix qui s’élève de l’infatigable caravane humaine marchant derrière son guide invisible, ce guide même qui, voilà trente millions d’années, de son regard qui sait où toutes choses vont, suivait certain petit insectivore errant dans la savane, de champ de fleurs en champ de fleurs. Ce n’était qu’une médiocre bestiole. Si nous le rencontrions, avec nos yeux de citadins, nous le prendrions pour un lapin. Le temps a passé, comme depuis toujours il le fait. La bestiole est maintenant exposée dans des vitrines, mêlée à d’autres fossiles. Par ses descendants.

Aimé Michel


[1] Giambattista Vico (1668-1744), historien italien, influença beaucoup Michelet qui traduisit son livre Principii di una scienza nuova, de 1725. Précurseur de la philosophie de l’Histoire, il étudia la formation et la décadence des civilisations ; sa conception de l’Histoire est cyclique, ce qu’il appelle le « cours » et le « décours » des civilisations.

[2] Entre parenthèses, le public ne connaît de Lorenz que les idées d’agression et d’agressivité que, vieillissant et glorieux, il n’a plus eu le courage de bazarder après usage. Seuls les biologistes connaissent la véritable contribution de Lorenz à la science, contribution dont il n’est qu’accessoirement question dans ses livres célèbres sur l’agression.

[3] Jean-Marie Benoist philosophe, écrivain, auteur du Complexe idéologique anglais et la psychanalyse (« Critique » n° 333), de Pavane pour une Europe défunte (Hallier, 1976), de Marx est mort (Gallimard, 1970), de Tyrannie du Logos (Éditions de Minuit, 1975). Ce « modèle unidimensionnel » est un souvenir de Marcuse.

[4] Jean-Edern Hallier, auteur abondant, éditeur, animateur, aventurier.

[5] Christian Jambet, professeur de philosophie à Auxerre, auteur d’Apologie de Platon et, avec Guy Lardreau, de l’Ange (tous deux chez. Grasset, 1976).

[6] J.-P. Dollé: le Désir de révolution (Grasset, 1972) ; Voie d’accès au plaisir (Grasset,

1974) ; le Myope (Grasset, 1974) ; la Haine de la pensée (Hallier, 1976).

[7] Voir ses autres articles sur le blog de 3e Millénaire.

[8] Cf. par exemple, de Pierre Thuillier : Socrate fonctionnaire (Laffont, 1970).

[9] Relire mon article: « Physique de l’an 2000, métaphysique d’il y a 2000 ans ».

[10] Jacques Paugam : Génération perdue, préface de P. Viansson-Ponté. (Robert Laffont, 1977). Ce livre reprend l’essentiel dune série d’émissions de France-Culture (Novembre-décembre 1976). Je lui ai emprunté plusieurs des citations précédentes. Et en réalité, Pierre Viansson-Ponté ne m’étonne pas du tout !

[11] * « Ce que vous écrivez, quand je le comprends », dit Pierre Viansson-Ponté.

[12] Mais pas trop.

[13] Maurice Clavel : Nous l’avons tous tué (Le Seuil, l977).

[14] Rappelons que l’Amérique fit son Mai 68 dès 1964 et même 1961, à Berkeley et ailleurs, que tous les sentiments et idées de notre Mai historique nous viennent (comment, je n’en sais rien) d’outre-Atlantique, et que bien avant l’explosion de Nanterre on avait là-bas étudié ces jeunes gens pas comme les autres.