Traduction libre de https://www.essentiafoundation.org/experience-requires-no-personal-self/reading/
2022-10-16
Nous avons tendance à penser que les expériences sont données à notre subjectivité personnelle. Le Dr Stew montre ici, à l’aide d’un raisonnement occidental facile à suivre, que ce soi personnel n’est pas nécessaire pour qu’existe l’expérience elle-même. Ceci est la deuxième et dernière partie de son précédent essai.
Qu’est-ce que l’expérience ?
La phénoménologie — l’approche occidentale de l’étude directe et objective de la subjectivité — cherche à comprendre l’« expérience vécue ». Mais qu’est-ce que cela signifie réellement ? En termes simples, notre expérience consiste en des sensations, des pensées et des sentiments, qui résultent des perceptions sensorielles et de l’activité mentale.
Des perceptions simples, telles que le goût d’une orange, l’odeur du café ou la couleur bleue, sont connues des philosophes sous le nom de qualia (Blackmore, 2005). Ces éléments constitutifs de l’expérience peuvent être considérés comme les « données » brutes de la perception avant interprétation. Ces structures essentielles sont-elles les « choses elles-mêmes » ? Voyons-nous, entendons-nous, goûtons-nous, touchons-nous et sentons-nous les objets tels qu’ils apparaissent dans la conscience, ou en tant que conscience ? S’ils sont considérés comme des objets « externes », on suppose qu’un sujet en fait l’expérience dans le temps et l’espace [Note de l’éditeur : l’auteur utilise le terme « sujet » dans le sens d’un sujet individuel, ou ego, et non comme la subjectivité impersonnelle elle-même]. Telle est la vision conventionnelle de la sensibilité humaine : le récit à la première personne de notre expérience intérieure. Mais comment résiste-t-elle à un examen critique ?
Que peut-on dire des phénomènes mentaux tels que les pensées, les émotions, les souvenirs, les idées et les images ? Ils apparaissent dans la conscience, spontanément et sans y être invités, mais nous en revendiquons généralement la propriété et la responsabilité (mes pensées, mes sentiments, etc.). Les phénoménologues descriptifs cherchent à saisir la nature « préréflexive » de notre expérience, avant que les couches de pensées, de théories et de jugements ne viennent obscurcir notre perception. Peut-il s’agir de perceptions immaculées, d’une forme de conscience sans choix avant le mouvement de la pensée ? De nombreuses traditions contemplatives (tant en Orient qu’en Occident) soutiennent qu’il est possible d’atteindre un tel état de réceptivité ouverte et vide (Krishnamurti, 2010). En effet, elles remettent en question l’hypothèse d’un « expérimentateur » qui fait des expériences, d’un sujet qui perçoit des objets. Nous visiterons cette perspective plus tard.
Pour l’instant, récapitulons. L’expérience comprend des événements mentaux et des informations sensorielles, qui semblent produire un monde intérieur d’expérience subjective. Après un examen plus approfondi, on peut affirmer que les concepts de temps et d’espace, et même d’un soi séparé, sont également produits par la construction interprétée de l’expérience. Le monde et notre identité présumée sont compris et conceptualisés à travers ce flux de phénomènes en constante évolution : le « courant de conscience » décrit pour la première fois par William James (1890).
Toute expérience nécessite une conscience pour être vécue. L’esprit, qui apparaît dans la conscience, est nécessaire à l’existence du monde [Note de l’éditeur : l’auteur utilise le mot « esprit » non pas comme un synonyme de conscience, comme dans une grande partie de la tradition philosophique occidentale, mais plutôt comme un sous-ensemble de l’activité de la conscience]. Les physiciens quantiques reconnaissent la nature fondamentale de la conscience (voir Bohm, 1980 ; Herbert, 1985 ; Tiller, 1997 ; Capra, 2010), dans la mesure où la théorie quantique ne peut être complètement définie sans introduire des caractéristiques de la conscience. Cette vision de la primauté de la conscience recueille un soutien croissant dans la communauté scientifique, et semble susceptible de balayer le paradigme obsolète, mais encore dominant du matérialisme réducteur (Kastrup, 2014).
Dans ce nouveau paradigme, la conscience est fondamentale. Elle permet à l’expérience de créer du sens et de la compréhension, et c’est la seule chose que nous ne pouvons pas nier. Ainsi, les expériences apparaissent dans la conscience (qui est hors du temps et de l’espace, sans caractéristiques et non localisable) et assument l’être (being-ness) de la présence. Il n’y a pas de phénomènes séparés, mais simplement des apparences dans et comme la conscience. Les objets existent dans le monde abstrait de la pensée et sont des concepts plutôt que de réelles entités.
Existe-t-il un moi ou un ego durable qui est conscient de l’expérience ? Comme nous l’avons déjà évoqué, l’expérience peut être considérée comme une série d’événements et d’états mentaux interconnectés (pensées, sentiments et sensations). L’hypothèse de l’existence continue d’un ego (ou d’un sujet qui fait l’expérience) est remise en question non seulement par la pensée bouddhiste, mais aussi par d’autres théoriciens, tels que Derek Parfit (1986) et sa théorie « faisceau » du soi. S’inspirant des idées de David Hume (1711-1776), Parfit affirme que toutes les expériences et tous les événements mentaux sont liés de manière causale et peuvent être comparés à un « faisceau ou paquet » ficelé. On peut examiner les expériences à la recherche d’un « moi » qui fait des expériences, mais tout ce que l’on trouve, ce sont les expériences elles-mêmes. Ce que je peux considérer comme « ma vie » est une série de perceptions et d’impressions qui sont liées par la mémoire et donnent lieu à l’idée d’une identité durable. Il n’y a pas de personne en dehors de la série d’événements liés entre eux, et ce que nous appelons un individu n’est qu’une convention du langage.
Une telle théorie semble contre-intuitive, et implique l’abandon de toute croyance que vous êtes une personne qui a un libre arbitre et qui vit une vie dans votre corps particulier. En raison des difficultés à définir autrement le moi, c’est une perspective qui mérite au moins qu’on s’y attarde. Se démarquant des autres grandes religions, qui soutiennent le concept d’un ego ou d’une âme, le bouddhisme soutient qu’il n’existe aucune entité substantielle ou durable qui puisse être considérée comme un soi, un principe de base (anatman) reconnu comme l’une des marques de l’existence. Le Bouddha pourrait donc être considéré comme le premier théoricien du faisceau. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’une certaine forme de subjectivité n’existe pas, mais que le concept d’un soi/ego persistant et séparé est une illusion. Si l’on considère l’ego comme une personnalité définie ou un rôle social, on constate qu’il consiste en une sélection arbitraire d’expériences auxquelles on nous a appris à nous identifier. Pourquoi, par exemple, disons-nous « je pense », mais pas « je fais battre mon cœur » ? (Watts, 2017).
Bien qu’il nie l’existence ultime d’un soi durable, le bouddhisme admet une forme impermanente de subjectivité ou de sensibilité, la conscience d’être présent. Peut-il donc y avoir une conscience impersonnelle, semblable à la conscience transcendantale de Husserl (1970) ou à la « conscience-témoin » de l’Advaita Vedanta ? Anticipant Husserl, le penseur bouddhiste indien du VIIe siècle Dharmakirti (Dreyfus & Thompson, 2007) a soutenu que les états conscients sont immanemments autoréflexifs, et donc phénoménaux. Leur caractère « donné » confère aux expériences leur qualité « apparente », comme le goût du miel ou le souvenir d’un lieu qui semble « être comme » quelque chose (Nagel, 1974).
Nous n’avons pas besoin de supposer qu’une série d’expériences nécessite un « expérimentateur » indépendant. La conscience elle-même peut être considérée comme non-duelle (n’ayant ni sujet ni objet), et ne faisant qu’un avec le noumène, qui est la source de tous les phénomènes. C’est le mouvement de la pensée (qui est le mental) qui perturbe la conscience en percevant, définissant et jugeant les objets et les états apparents. Il s’ensuit que, située dans les constructions du temps et de l’espace, l’histoire d’un soi peut être créée (Stew, 2016).
Ce sentiment de soi est très réel (comme « vous » en êtes sans doute conscient), et c’est cette qualité de subjectivité personnelle qui rend toute la question de la conscience si déroutante et intrigante. L’idée du « moi », avec une histoire et une identité personnelles, est apparemment convaincante, mais en déduire que l’expérience subjective prouve l’existence d’une personne stable et historique pourrait être une erreur.
Pour Daniel Dennett (1991:246), le soi [NDLR C’est-à-dire le soi personnel] est une construction narrative : « Nos histoires sont tissées, mais pour la plupart, nous ne les tissons pas ; elles nous tissent. Notre conscience humaine, et notre identité personnelle narrative sont leur produit, pas leur source. » La réification du soi est le résultat de la supposition que le flux transitoire de l’expérience indique nécessairement l’existence d’un soi ou d’un ego substantiel ou permanent.
Peut-il y avoir une « subjectivité » de l’expérience — le point focal phénoménologique — sans réifier une personne permanente et invariable ? Il existe ici des similitudes évidentes entre le concept de « moi minimal » de Zahavi (2005), l’ego transcendantal de Husserl et la conscience-témoin du Vedanta. Serait-ce cette conscience neutre et préréflexive qui connaît simplement le bourdonnement de fond de la présence, du simple fait d’être ? Est-il nécessaire d’avoir un « moi » intermédiaire, qui serait simplement un autre objet phénoménal ?
Le bouddhisme considère tous les objets, y compris les personnes apparentes, comme intrinsèquement vides (shunya) et impermanents (anicca), leur existence étant illusoire. L’analogie d’une bougie allumée est souvent utilisée pour expliquer cette position : la lumière de la bougie, qui semble persistante tout comme le flux de gaz chauds qui s’écoulent, suggère la permanence, mais la réalité est loin d’être stable et statique. Toute notion de « soi » est une tentative de capturer et d’arrêter le flux de la vie elle-même. L’esprit est nécessaire pour que le monde existe ; et la conscience est nécessaire pour que l’esprit apparaisse. La conscience est considérée comme le fondement nouménal de l’être par les non-dualistes, car elle s’illumine d’elle-même et se révèle par son apparition même (Mackenzie, 2007).
Ces idées peuvent sembler difficiles pour les lecteurs qui sont imprégnés du dualisme cartésien familier et qui se sentent à l’aise avec leur ontologie réaliste. Cependant, permettez-moi de résumer cette position de manière aussi concise que possible. Il est suggéré que l’expérience n’est pas produite par l’esprit, mais qu’elle est dans la conscience. Toute expérience est esprit : elle n’apparaît pas dans l’esprit. L’esprit comprend les pensées, les sensations et les perceptions, et elles apparaissent toutes dans la conscience. Tout ce qui est expérimenté est dans la conscience et c’est la conscience qui en fait l’expérience. Il y a pensée, sentiment et perception, et tous ces éléments sont imprégnés de conscience. La conscience est l’expérience à la première personne, l’élément de connaissance dans chaque expérience (Spira, 2017).
Nous pouvons maintenant passer à l’exploration de la nature de la conscience, mais si votre cerveau vous fait trop mal, vous devrez peut-être faire une pause !
Qu’est-ce que la conscience ?
Si la phénoménologie est l’étude du contenu de la conscience, qui ou quoi est conscient ?
La conscience nécessite-t-elle un soi pour « posséder » la conscience ? Se pourrait-il qu’à la source, nous ne soyons rien d’autre qu’une conscience consciente ? La conscience peut-elle prendre conscience d’elle-même à travers l’apparition de phénomènes ? Les védantins et les bouddhistes estiment que la conscience est analogue à la lumière, qui, en révélant d’autres choses, brille en elle-même (MacKenzie, 2007). Rupert Spira (2017) suggère que la conscience se connaît simplement en étant elle-même, tout comme le soleil s’illumine simplement en étant lui-même.
Toute expérience requiert la présence de la conscience ; mais l’écran de la conscience ne dépend pas de l’expérience. Toute expérience n’est que sensation et perception. Tout ce qu’il y a dans une sensation ou une perception est l’expérience de sentir et de percevoir ; et la seule substance présente dans la sensation et la perception est la conscience.
À mesure que le système nerveux se développe, conditionné par les influences éducatives et socioculturelles, les objets apparents sont reconnus à partir de la mémoire et identifiés automatiquement lorsqu’ils sont perçus. Les objets familiers du monde « développé », tels qu’un téléphone portable, sont instantanément étiquetés, alors que le même objet peut ne rien signifier pour un membre d’une tribu amazonienne éloignée. Une signification est attachée aux mots et aux concepts, et ces interprétations sont subjectives et uniques. L’esprit construit donc notre monde « personnel », et l’esprit est fait de conscience, qui est tout ce qui existe.
Il ne s’agit pas de solipsisme, car il n’est pas suggéré que l’esprit individuel est tout ce que l’on peut savoir exister. Ce n’est pas non plus un panpsychisme, qui reste essentiellement dualiste en considérant que tout dans le monde physique est imprégné de conscience. En Occident, nous avons tendance à assimiler la conscience à la subjectivité, que nous associons à l’esprit en tant que reflet du corps et du monde. La philosophie orientale, en revanche, distingue l’esprit de la conscience, l’esprit étant défini comme le contenu de la conscience.
Lorsqu’une sensation ou une pensée est perçue, l’attention est dirigée vers elle (« intentionnalité ») et l’esprit (un ensemble de souvenirs et de concepts) s’emploie à créer du sens. L’attention est simplement une conscience focalisée, qui est elle-même vide et sans aucune qualité. L’attention dirigée vers l’extérieur, vers les sensations et les pensées (expérience), constitue la base des phénomènes (objectivation). C’est l’apport de nos sens et l’activité mentale qui en résulte qui constituent notre expérience vécue, et tout cela se produit au sein de la conscience. Pour qu’un objet — une pensée, un sentiment, une sensation ou une perception — puisse entrer dans le champ de l’expérience, la conscience doit se concentrer et donc limiter son attention. L’attention fait ainsi naître la forme à partir du champ sans forme de la conscience infinie. L’attention dirigée intérieurement vers la conscience elle-même (noumène) est la véritable méditation.
Porter une attention consciente et sans jugement à notre expérience de chaque instant est l’essence de la pleine conscience. En cultivant cette pratique, il devient possible d’observer la nature transitoire des pensées, des sentiments et des sensations lorsqu’ils apparaissent et disparaissent dans notre conscience. Tout ce qui est reconnu comme objet de notre attention ne peut être ce que nous sommes vraiment. La pleine conscience, en tant que forme de réflexivité consciente et active, mérite probablement une reconnaissance et un débat plus larges.
La théorie quantique a quelque chose à apporter au débat sur l’attention. L’une des conclusions les plus importantes auxquelles les physiciens quantiques sont parvenus ces derniers temps est le fait qu’aucun objet n’existe s’il n’est pas observé (Schrödinger, 2009 ; Heisenberg, 2000). Il existe une relation interdépendante et intime entre l’observateur et l’observé ; les deux sont nécessaires pour que toute observation ait lieu. Lorsqu’il n’y a qu’observation, l’observateur devient l’observé (Krishnamurti, 2010). En d’autres termes, il y a un effondrement du sujet et de l’objet, de la dualité au non-duel, et du phénoménal au nouménal.
Applications au processus de recherche
Les chercheurs en phénoménologie peuvent lire cet essai et se demander quelles conclusions tirer de la discussion qui précède. Quelle est la pertinence de ces idées philosophiques complexes et déroutantes pour l’activité pratique de la recherche ?
En tant que phénoménologues, nous nous intéressons aux expériences et aux « mondes de vie » de nos participants. Que notre objectif soit la description des « structures essentielles » d’un phénomène d’intérêt, ou son interprétation dans son contexte existentiel, nous avons certaines hypothèses sur la nature de la conscience et de l’expérience. Ces présupposés peuvent être inconscients et incontestés, mais l’objectif de cet essai est d’ouvrir ces questions à un examen critique.
Les chercheurs sont normalement encouragés à rendre explicite leur position ontologique et épistémologique, et à expliquer leur position philosophique sur ce qui constitue la réalité et la connaissance. D’après mon expérience, cette attente semble s’appliquer davantage aux études qualitatives qu’aux recherches positivistes.
Pour les enquêtes phénoménologiques, cependant, il est sans doute nécessaire d’aller plus loin et de considérer et justifier comment l’approche spécifique choisie est cohérente avec sa philosophie fondamentale.
Certaines questions doivent être abordées : Comment considérer la conscience ? Est-elle issue de la matière et est-elle une fonction du cerveau ? Existe-t-il un monde extérieur, indépendant, qui est donné à la conscience ? L’expérience est-elle le fait d’un individu ? Ou encore : La conscience donne-t-elle naissance au cerveau, au monde et à tous les phénomènes ? L’expérience crée-t-elle l’individu ? Peut-il y avoir une description sans interprétation ? Le moi/ego est-il une construction ? L’expérience a-t-elle un sens intrinsèque ? Cet essai n’apporte pas de réponses définitives à ces questions, mais s’efforce d’élargir le débat sur ces sujets au-delà de la vision occidentale habituelle du monde. Par exemple, le concept indien de la conscience du témoin est lié à l’ego transcendantal de Husserl et mérite d’être approfondi.
Peut-être que dans sa recherche de la « conscience pure », Husserl a choisi de ne pas s’aventurer trop loin dans les traditions spirituelles, craignant les réactions négatives d’un monde positiviste, sceptique à l’égard de toute métaphysique. Cela aurait-il été perçu comme une forme néo-kantienne d’idéalisme transcendantal, trop proche de la « spiritualité inconnaissable » pour être accepté par ses collègues universitaires conservateurs ? S’accrochant aux formes, il a donc développé les égos empirique et transcendantal, ainsi que les concepts de noesis et de noema : des façons de connaître le « monde naturel intersubjectif qui m’entoure ».
Heidegger a cherché à faire évoluer la phénoménologie vers une approche plus existentielle de l’être-au-monde (Dasein), en rejetant le pur « mentalisme ». Il conserva le terme « être humain », ce qui suggère qu’il est passé de la phénoménologie antérieure centrée sur la conscience à la dimension ontique de l’anthropologie.
Le débat se poursuit parmi les philosophes et les chercheurs sur les concepts d’époché et de réduction phénoménologique, et sur la question de savoir si la compréhension préalable, les jugements et les hypothèses peuvent être identifiés, suspendus et transcendés, ou si nos perceptions sont inévitablement interprétées et que le sens est déjà présent. Les subtilités de ce débat n’ont pas été abordées ici, car il a été suggéré que les phénomènes n’ont pas d’existence inhérente ou indépendante, dépendant comme ils le sont de la conscience et soumis à un conditionnement socioculturel. La description nécessite toujours une interprétation, car nous cherchons à donner un sens à notre expérience. Il faut donc être prudent lorsqu’on prétend à un quelconque type de véracité ou à une application plus large des résultats phénoménologiques.
Quelle que soit l’approche adoptée, l’objectif de la phénoménologie est d’obtenir un aperçu et une compréhension des expériences des individus. La prise de conscience, l’empathie et la sensibilité à l’égard d’une situation humaine, sans prétendre à la généralisation à des populations plus larges, sont considérées comme des résultats intrinsèquement valables et précieux. Dans le cadre des soins de santé, la recherche phénoménologique vise à informer la pratique et à sensibiliser les praticiens. Aucune recommandation ou modèle théorique n’est produit, car c’est aux lecteurs d’interpréter les résultats, et si ceux-ci résonnent avec leur propre expérience, la recherche est susceptible d’avoir un impact. La responsabilité du chercheur est de faire preuve de réflexivité, d’authenticité et de fiabilité.
Permettez-moi de proposer à nouveau que toute expérience naît dans la conscience et que la « réalité » que nous croyons connaître est en fait produite par la pensée conceptuelle. Nous percevons un monde commun en nous accordant sur la manière dont nous le décrivons. Autrement dit, en étiquetant les objets qui surgissent dans la conscience, nous produisons un modèle standardisé du monde en utilisant le langage. Les objets et les pensées qui les définissent semblent surgir simultanément dans la conscience. Nous sommes piégés par le langage, qui est inévitablement limité, subjectif et dualiste. Cette division mentale du sujet et de l’objet fracture la réalité, dont la véritable nature est non duelle. La croyance que les objets existent indépendamment de la conscience n’est que cela : une croyance sans aucun fondement de preuve.
Pour reprendre la métaphore familière des vagues et de l’océan : les vagues (les objets) sont les phénomènes dont nous sommes témoins avec nos sens, mais leur véritable essence est l’océan (le Sujet/Conscience). L’océan est bien sûr l’essence de notre être véritable, mais nous ne pouvons pas le saisir avec notre esprit rationnel. Cependant, lorsque l’illusion d’être un individu séparé est percée à jour, l’identification aux vagues disparaît et la « conscience de l’océan » apparaît au grand jour. Nous reconnaissons que les vagues et l’océan sont essentiellement de l’eau, et que tout dans le monde est interconnecté. Il s’agit d’une seule énergie universelle, ce que les bouddhistes tibétains appellent l’« unique saveur ».
Je suggère que l’être et la conscience sont une seule et même chose. Il n’existe pas d’être « objectif » sans conscience ; tout être est subjectif et se produit dans et en tant que conscience. La conscience n’est pas une « chose » ; c’est une capacité à percevoir, une ouverture qui est à la fois vide et pleine. Les concepts sont des objets qui apparaissent dans la conscience, et toute expérience existe au sein de cette conscience et en est constituée.
La phénoménologie étant l’étude de l’expérience, il est peut-être sage de considérer qu’aucune « chose » n’existe en dehors de la conscience, qui est la véritable nature de notre moi apparent et du monde. À la lumière de cette compréhension, tous les débats conceptuels sur la description et l’interprétation deviennent insignifiants. L’avertissement de Husserl reste valable : la subjectivité ne peut être connue par aucune science objective.
Nous continuons à prêter attention aux images transitoires sur l’écran, mais pas à l’écran de la conscience elle-même. Il semblerait plus utile d’explorer la nature de la conscience, sans laquelle rien ne peut être connu, ni même exister. Sans une appréciation du fondement de notre être, la conscience nouménale, il ne peut y avoir qu’une compréhension limitée de ce que nous appelons les phénomènes. Comme l’a dit William Blake (2000), « Si les portes de la perception étaient nettoyées, tout apparaîtrait tel qu’il est, infini. »
On peut soutenir que la recherche sera toujours une activité dualiste, puisqu’elle met en place un sujet pour enquêter sur des objets. Aussi relativiste ou constructiviste que soit notre position ontologique, il y aura inévitablement une division entre le chercheur et ce qui est cherché. Quelle que soit la perspective théorique adoptée — l’existentialisme, le post-modernisme, le post-structuralisme, le post-humanisme ou tout autre « isme » — elle restera simplement un cadre conceptuel à travers lequel les expériences prennent sens et qui est contenu dans la conscience. Nous pouvons faire notre choix entre différents styles de phénoménologie, mais nous devons nous assurer que nos fondements philosophiques sont solides, défendables et cohérents avec nos objectifs et nos résultats.
Nous pouvons tenter de limiter la compréhension préalable en adoptant consciemment une attitude phénoménologique, mais en réalité, toute l’expérience est une substance fluide. La division entre le moi interne et l’objet externe n’est jamais réellement expérimentée. Elle est toujours imaginée par la pensée.
Si la conscience est tout ce qui existe, et que tous les phénomènes sont simplement le contenu de la conscience, alors à quoi sert la recherche phénoménologique ? Nous pouvons explorer l’expérience, mais toute description et interprétation qui en résulte se produira au sein de la conscience, qui est au-delà de toute analyse et définition. Étudions l’expérience, mais ne prétendons pas qu’il s’agit d’une science de la conscience, car c’est ce qui sera étudié qui fera l’étude, et l’œil ne peut pas se voir lui-même !
Conclusions
Permettez-moi donc de résumer et de revenir à la phénoménologie pour la dernière fois ; au chercheur qui pose des questions aux autres sur leur expérience et ce qu’elle signifie ; au chercheur qui écrit une histoire sur les histoires des participants ; et aux lecteurs de la recherche qui emportent leurs propres histoires interprétées : que signifie tout cela ?
Nous explorons, nous cherchons un sens à la vie, dans la nôtre et celle des autres. Nous n’acceptons pas ce que nous trouvons comme une vérité absolue, car nous acceptons qu’une telle chose n’existe pas. Nous comprenons mieux ; nous apprécions les expériences des autres plus profondément, avec plus de sensibilité, et nous transposons ces connaissances dans notre propre vie. Ces connaissances peuvent changer notre façon de travailler et d’entrer en relation avec les autres et avec nous-mêmes, ou non. Est-ce important ? Avons-nous augmenté notre stock de « connaissances » grâce à ces efforts ? Peut-être. Ces connaissances changeront-elles le monde ? Probablement pas.
Mais la curiosité humaine est indomptable et ne se laisse pas démentir. Nous posons des questions et exigeons des réponses. La phénoménologie cherche à satisfaire notre curiosité sur ce que signifie être humain et avoir des expériences. Nous n’avons guère d’idée de ce qu’est l’expérience, ni d’où elle vient. Nous avons encore moins d’idée sur ce que signifie être conscient, mais la soif de comprendre nous pousse à continuer.
Peut-être pouvons-nous simplement convenir que :
Le monde est connu par les sens
Les sens sont connus par l’esprit
L’esprit est connu par la Conscience
Et la Conscience est connue par elle-même.
Lorsque nous cherchons au plus profond de la Conscience,
La Conscience cherche au plus profond de nous.
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