Robert Powell (1918-2013) est né à Amsterdam. Après avoir obtenu un doctorat en chimie de l’Université de Londres, il poursuit une carrière d’abord comme un chimiste industriel et plus tard comme un écrivain de science et rédacteur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son exploration de la spiritualité a commencé dans les années 1960. Sa quête l’a amené au Zen et plus tard à un certain nombre de maîtres spirituels dont J. Krishnamurti, Ramana Maharshi et Nisargadatta Maharaj. Avec Wei Wu Wei, Douglas Harding et Alan Watts, Robert Powell était un des pionniers qui ont contribué à répandre les enseignements de la non-dualité. Il a écrit plusieurs livres s’inspirant des enseignements non duels et de son propre vécu et a édité trois livres d’entretiens avec Nisargadatta. Il a passé la dernière partie de sa vie avec son épouse Gina, à La Jolla, en Californie.
(Extrait de L’esprit Libre 1977)
On parle beaucoup de liberté de nos jours, ce qui n’est pas surprenant dans une société de servitude. Au sein de cette société, nous nous languissons comme le prisonnier derrière ses barreaux rêve au monde extérieur. Instinctivement, nous sentons que la liberté est le plus grand bienfait que l’humanité puisse connaître. Le mot liberté a autant d’impact que le mot amour et nous galvaudons l’un autant que l’autre. À quoi songeons-nous quand nous parlons de liberté ? Faisons-nous allusion à une liberté de pensée, de désir, dégagée d’oppression ou de besoin d’interférence gouvernementale ? Nous pourrions, je pense, énumérer une foule de libertés, mais aussi nécessaires soient-elles à toute société convenable, elles n’ont rien de comparable avec la liberté qui nous intéresse, dans son sens le plus fondamental. Cette liberté est un état d’esprit qui s’épanouit malgré ou même en l’absence d’une liberté extérieure; c’est la seule façon authentique d’accomplir cette liberté extérieure. Une société libre ne peut naître par les efforts d’esclaves, quoi qu’ils fassent. Et nous sommes des esclaves aussi longtemps que nous ne reconnaissons pas que nous sommes totalement conditionnés et que toutes nos actions présentes viennent de notre passé.
Fondamentalement, la liberté intérieure doit se dégager des exigences du soi, qui est vous et moi, et aussi la société que nous avons créée. Puisqu’il n’existe pas de pire tyrannie que celle qui vient de nous, la liberté intérieure est la liberté primordiale. Mais on peut se demander comment la réaliser. Comment puis-je me libérer de moi-même ? Voilà un cas où la logique ne nous conduira pas très loin, parce qu’en nous posant cette question nous faisons une pétition de principe. Puisque les mots sont essentiels à la communication, il nous faudra nous en servir légèrement en n’assignant qu’un degré provisoire à la finalité de leurs significations. De cette façon, nous créerons la liberté voulue pour aller au-delà des mots, essentielle à une compréhension profonde.
Paradoxalement, se dégager du soi, c’est se retrouver. Ceci veut dire que nous devons découvrir ce que nous sommes, non pas au sens théorique, comme si l’on nous disait que nous sommes fils de Dieu ou faits à son image, ou quelque autre histoire semblable, mais plutôt découvrir par nous-mêmes quelle est l’énergie, l’activité expérimentée en tant que « soi ». Ce dernier ne doit pas être traité comme une abstraction, et pourtant on ne peut jamais le décrire. Il est en perpétuel mouvement, c’est la chose la plus évanescente du monde. Au moment où vous croyez le connaître, il est déjà vraiment autre chose. Comme il n’est pas du domaine de la connaissance, vous ne pouvez le découvrir par personne interposée, que ce soit un psychanalyste ou votre guru préféré ou encore l’auteur de ces lignes.
Les quelques mots servant à décrire la « connaissance de soi » n’ont aucune signification à moins que nous ne soyons véritablement en train de faire cette découverte de soi, qui est en somme la méditation dans son sens le plus vrai. Pour comprendre la véritable nature de son moi, nous devons apporter une attention toute spéciale à nos actions, nos pensées et nos sentiments; nous devons observer nos espoirs secrets, nos désespoirs silencieux et les conflits internes de l’esprit sans nous laisser entraîner par ce que nous voyons. Au moment même où nous nous laissons emporter, l’observation n’existe plus. Celle-ci devrait être aussi détachée de la scène observée qu’un appareil photographique. Si nous pouvions observer en étant « conscients sans faire de choix », nous découvririons qu’à chaque instant notre action est basée sur le souvenir d’une expérience passée; cette expérience passée qui réclame la continuation, l’intensification, la modification, crée le futur. Toute action a besoin de rattacher une situation actuelle à une situation passée pour donner une continuité à ce passé. Nous ne vivons donc jamais au présent, quoique intellectuellement nous reconnaissions que c’est celui-ci qui existe. N’est-ce pas étrange ? Il est visible qu’en même temps nous n’acceptons pas ce qui est, nous désirons façonner ce qui est en ce qui devrait être, à cause de l’expérience passée et du conditionnement. Et le sentiment de divergence entre ce qui est et ce qui devrait être — qui est en somme une sorte de résistance à ce qui est — n’est pas autre chose que le sens de l’ego et constitue la source de tout conflit. Il est donc le seul obstacle à notre libération. Être vraiment libre signifie que l’on est entièrement submergé par ce qui est et non plus concerné par ce qui arrive à ce petit soi, donc que l’on ne projette plus vers le futur.
Maintenant, si le temps n’est plus créé en tant que nécessité physiologique, y a-t-il encore un soi ? Nous ne parlons évidemment pas du soi physique (avec ses besoins purement physiques) mais du centre psychologique avec tous ses impératifs, foyer de toutes les angoisses mentales. Si ce centre est en veilleuse, même pour un temps très court, n’avons-nous pas l’impression de rejeter un fardeau énorme, n’arrivons-nous pas à une inexprimable sensation de détente ? Si nous sommes libérés de ce centre, nous pouvons vivre ce qui est dans sa totalité, sans conflit, même si ce qui est représente une société d’esclaves. Ceci ne veut pas dire que nous soyons satisfaits des choses telles qu’elles sont; ni qu’ayant eu un avant-goût de liberté totale nous puissions dire : « Je suis très bien », et regarder de haut ceux qui sont enchaînés par leurs désirs, par le manque de compréhension de l’esprit qui ne connaît jamais le repos. Au contraire, cela signifie que pour la première fois nous percevons clairement l’urgence d’une révolution totale de la conscience sans nous identifier à sa nécessité. Parce qu’il n’existe plus alors de division entre soi-même en tant qu’entité isolée et les êtres qui nous entourent. Paradoxalement, ce n’est que dans cet état que l’on peut apporter un changement aussi fondamental dans notre conscience, et donc dans la société. Celle-ci ne peut pas être libérée de l’extérieur, par l’imposition d’un nouvel ensemble de valeurs. Sa structure psychologique essentielle n’est affectée par aucune révolution politique aussi draconienne soit-elle, ni aucune législation aussi philanthropique soit-elle. Elle ne peut se libérer que du dedans par une transformation complète de la conscience qui repose sur toutes les assomptions et motivations de base de la société. Cela veut dire que tout individu qui se libère fait davantage pour la libération de l’humanité que tous les mouvements de libération collectifs de l’histoire du monde. Ces derniers accomplissements ne sont que de pâles reflets de la réalisation du soi.