J. Krishnamurti
L'idéal n'est pas la réalité

Le titre est de 3e Millénaire Question : Nos idéals sont la seule chose entre nous et la folie. Vous brisez une digue qui protège du chaos nos maisons et nos campagnes. Pourquoi êtes-sous si absurdement aventureux? Les esprits non encore mûrs et qui sont vacillants perdront tout équilibre à la suite de vos généralisations […]

Le titre est de 3e Millénaire

Question : Nos idéals sont la seule chose entre nous et la folie. Vous brisez une digue qui protège du chaos nos maisons et nos campagnes. Pourquoi êtes-sous si absurdement aventureux? Les esprits non encore mûrs et qui sont vacillants perdront tout équilibre à la suite de vos généralisations impétueuses.

Krishnamurti : Cette question est posée à la suite de ce que j’ai dit concernant les idéals, les exemples, et les opposés. Nous devrons donc revenir sur ce que j’ai dit concernant les idéals. Et, ainsi que je l’ai déjà dit, veuillez écouter, non pas comme à travers un mur de résistance, mais plutôt avec un désir de comprendre. Vous avez certaines traditions et certains idéals et il se peut que ce que je vous dirai sera contraire à tout ce que vous pensez ; et ce que je dis peut être ou peut ne pas être la vérité. Donc, il vous faut écouter avec une certaine souplesse, avec une certaine liberté, avec une certaine élasticité ; mais si vous ne faites que vous enfermer dans les murs de vos propres idéals, de votre propre compréhension, alors, sûrement, ce qui sera dit n’aura aucun sens. Ce que je vais dire pourrait être, et sera même, je pense, tout à fait contraire à ce que vous croyez ; donc, je vous prie, écoutez non pas avec un dogmatisme – quel qu’il soit – ni avec un mécanisme défensif, mais avec le sentiment d’essayer de comprendre ce que « le type d’à côté » essaye de dire.

J’ai dit que les idéals, sous n’importe quelle forme, sont une fuite qui nous éloigne de la compréhension de ce qui est ; que les idéals, même les plus nobles, les plus fascinants, les plus beaux, n’ont pas de réalité. Les idéals sont fictifs, ils n’ont pas de substance, donc il est plus important de comprendre ce qui est que de poursuivre une idée ou de suivre un idéal ou un mode d’action. Nous avons d’innombrables idéals – la non-violence, le bien, la non-avidité, la paix, le mérite, et ainsi de suite. Vous connaissez les innombrables idéals à l’intérieur desquels vos esprits sont enfermés. Or, ces idéals ne sont-ils pas fictifs? Ils ne se rapportent pas à des faits réels ; ils sont inexistants ; et, puisqu’ils sont inexistants, de quelle valeur sont-ils? M’aident-ils à comprendre mon conflit, ma violence, mon avidité, ou sont-ils un empêchement à cette compréhension? L’écran des idéals m’aidera-t-il à comprendre mon arrogance, ma violence, ma méchanceté? Si les idéals aident à comprendre, ils ont un poids ; mais s’ils ne confèrent pas la compréhension, ils sont sans valeur. Est-ce qu’un homme violent peut devenir paisible grâce à l’idéal de non-violence? Puis-je comprendre la violence grâce à l’écran de mon idéal de non-violence? Ne dois-je pas mettre de côté l’écran, l’idéal, et examiner ma violence directement? Et l’idéal m’aidera-t-il à comprendre la violence? C’est une question très fondamentale et importante. Nous devrions y passer un peu de temps, parce que tout ce qui en découle est très grave, du fait que notre entière structure sociale est basée sur cet idéalisme qui n’a derrière lui aucune réalité.

Donc, notre problème est: le mal est-il jamais compris grâce à l’idéal du bien? Le mal n’est-il pas transformé, non par un idéal, non par la poursuite de son opposé, mais par la compréhension directe du mal lui-même? Et est-ce que l’idéal, sous n’importe quelle forme – qui est un contraire – n’empêche pas la compréhension de ce qui est? Je suis avide, je suis violent, je suis arrogant, je suis coléreux, vicieux, brutal ; et est-ce que l’idéal de non-violence, de non-avidité, de bienveillance, m’aidera à surmonter ce que je suis? Nous avons, bien sûr, essayé de poursuivre l’idéal, l’opposé, et ce conflit créé entre opposés nous est familier. Nous connaissons tout cela très bien. Cette extraordinaire lutte pour devenir autre chose que ce que nous sommes nous est tout à fait familière. Notre éducation religieuse, sociale et morale est basée sur cette tentative de devenir quelque chose, de transformer ce qui est en quelque chose qui n’est pas ; et nous connaissons la lutte, la douleur, la continuelle bataille des contraires, de la thèse et de l’antithèse, et l’espoir d’arriver à une synthèse qui sera au-delà des deux. Bien que nous n’ayons pas réussi à parvenir à ce état, cette continuelle bataille des contraires, qui est censée nous y conduire, nous est familière.

Mais cette lutte est-elle nécessaire? Cette lutte n’est-elle pas fallacieuse, irréelle? Le contraire de ce qui est n’est-il pas irréel? Le réel, le fait, qu’est-il? Le fait est que je suis arrogant. L’humilité est non existante, elle est fictive, C’est une création de l’esprit, comme moyen de s’évader de ce qui est. Vous êtes violent ; et le contraire vous aidera-t-il à surmonter ce que vous êtes? Certainement pas. Pendant des siècles vous avez lutté pour vous surmonter et pourtant vous êtes violent. Donc notre méthode d’approche doit être mauvaise et, par conséquent, il doit y avoir une nouvelle approche, une différente façon de s’attaquer au problème de l’avidité, de l’arrogance, de la violence. Mais, pour commencer, nous devons voir la fausseté de l’idéal. Ainsi qu’on me l’a suggéré ce matin, l’Inde est la nation qui fabrique des idéals. Votre industrie favorite consiste à fabriquer des idéals pour le monde. Et avons-nous besoin d’idéals? Je vous en prie, ceci est réellement une question importante. Si vous n’avez pas d’idéals, vous écroulerez-vous? Deviendrez-vous immoral? Vos idéals agissent-ils comme des digues contre vos actions immorales? Votre idéal de non-violence vous empêche-t-il d’être violent? L’idéal de n’être pas avide, d’avoir tout juste de quoi vivre, est-ce cela qui vous rend moins avide? Évidemment pas. Monsieur, nous devons examiner cela, n’est-ce pas? L’homme qui est avide, qui veut poursuivre des richesses, continue à le faire en dépit de l’idéal dont il parle. Manifestement, les idéals sont non existants sauf en théorie et, par conséquent, sont sans valeur. Alors pourquoi les poursuivre? En d’autres termes, un idéaliste est en réalité un homme qui s’évade de ce qui est, qui évite l’action dans le présent. Nous connaissons tous très bien les idéalistes, nous savons combien ils sont durs, brutaux, combien résistante est cette qualité de dureté, parce qu’ils évitent en réalité la question centrale, qui est ce qu’ils sont. Donc, en éliminant les idéals, les faibles d’esprit perdront-ils leur équilibre? Les faibles d’esprit sont déjà privés de leur équilibre par les politiciens, par les gourous, par leurs puja, par leurs cérémonies religieuses ; et l’homme fort dédaigne en tout cas les idéals: il poursuit ce qu’il désire. Donc aucun de ces deux groupes ne fait attention aux idéals. Ceux-ci sont une façon très avantageuse de voiler beaucoup de choses fausses.

Un idéal est-il donc nécessaire pour comprendre ce qui est? L’idéal de non-violence m’aidera-t-il à comprendre la violence? Je veux dire: si je suis violent, et veux transcender la violence, faut-il que j’aie l’idéal de non-violence? Certes, je n’ai pas besoin de l’avoir. C’est un empêchement, un empêchement certain à ma compréhension de l’état dans lequel je suis, qui est la violence. L’idéal, le contraire, l’exemple, est une barrière, grâce à laquelle j’évite de comprendre directement ce qui est. Cet état de violence, ne puis-je le comprendre et le transcender? Je ne peux m’y appliquer, je ne peux le comprendre que lorsque je ne m’en évade pas, lorsque je n’ai pas cette fantaisie de l’idéal, lorsque je peux le regarder, l’examiner, et agir dessus, directement. Mais je ne peux pas agir dessus directement, et, par conséquent, j’invente cette chose merveilleuse appelée son contraire, l’idéal: un état que je ne puis jamais atteindre, car il n’est qu’une prorogation. Donc le problème est: comment transcender, comment aller au-delà de ce qui est (qui est la violence) et non comment réaliser le contraire. Il n’y a pas de contraire. Il y a des contraires qui sont des faits biologiques, comme l’homme et la femme, mais les contraires que l’esprit a créés sont non existants. C’est un artifice commode, un tour de l’esprit pour éviter d’agir directement sur ce qui est. Puis-je transcender ce qui est et ne pas le transformer, ne pas en faire quelque chose de différent? Je suis avide, violent ; et cette violence, cette avidité peuvent-elles parvenir à une fin? Elles arrivent à une fin, certainement, lorsque je les examine et suis complètement conscient de leur entière portée, sociale et psychologique ; mais je ne peux les examiner que lorsqu’il n’y a pas d’évasion de ce qui est – ce qu’aucun de nous ne veut faire, et c’est cela la difficulté. Aucun de nous n’est assez honnête pour admettre que nous sommes ce que nous sommes et ensuite faire quelque chose à ce sujet. Savoir que je suis un menteur, savoir que je suis avide, c’est déjà le commencement de ma libération de l’avidité, du mensonge. Mais l’admettre exige une certaine honnêteté et comme nous sommes si malhonnêtes dans notre pensée, dans nos relations humaines, dans presque tout ce que nous faisons, nous sommes incapables d’affronter ce qui est. Dans cette question est donc impliquée la recherche du vrai et du faux, c’est-à-dire voir cette vérité que l’idéal est faux ; et dès l’instant que l’on est capable de voir la vérité dans l’erreur, on est aussi capable de voir ce qui est vrai comme étant le vrai. C’est cette véracité, cette admission du fait que vous êtes avide, que vous êtes violent (voyant ce que vous êtes, sans prétendre être autre chose), qui engendre l’affranchissement, c’est cela et non la poursuite du contraire.

Question : Est-ce que l’appétence sexuelle disparaîtra, si je refuse de la nommer?

Krishnamurti : Je crains que cette question n’exige une très longue explication. Elle résulte apparemment de ce que j’ai dit au sujet de nommer, d’appliquer des mots. Or, ce processus est un problème bien complexe et il nous faut y pénétrer avec beaucoup de soin et de précision ; en somme, nous devons comprendre le processus de la conscience. Je regrette que cette question, bien qu’elle soit exprimée très simplement, comporte de nombreuses implications ; et si j’y réponds trop directement et trop brièvement, cela pourrait créer des malentendus pour ceux qui n’ont pas suivi ces causeries. Donc je dois entrer dans cette question très soigneusement et expliquer tout ce qu’elle contient.

Qu’entendons-nous par conscience? Je ne suis pas en dehors du sujet en posant cette question. Elle est directement reliée à la question elle-même. Qu’appelons-nous conscience? La conscience est, sans aucun doute, provocation et réponse, qui est l’expérience. C’est cela le commencement de la conscience: provocation, réponse et expérience, L’expérience est nommée, mise en mots, fournie d’une étiquette en tant que plaisante ou déplaisante, ensuite elle est enregistrée, emmagasinée dans l’esprit. Ainsi la conscience est un processus d’expérimentation, de mise en mots, et d’enregistrement. Bien que complexe, c’est très simple. Je vous prie de ne pas le compliquer inutilement. Sans ces trois processus en action, qui sont en réalité un processus unifié – l’expérience vécue, l’appellation ou expression verbale, et l’enregistrement qui consiste à ranger l’expérience dans une case à l’intérieur du cadre de la mémoire – sans ce processus, il n’y a pas de conscience. La chanson est répétée sur les modes différents, avec des thèmes différents, profondément, dans les couches secrètes de la conscience, ou superficiellement, sur la surface de la conscience, dans notre vie de tous les jours ; mais c’est toujours le même processus de provocation et réponse, d’expérience vécue, d’appellation (ou désignation par un nom) et d’enregistrement (ou mémoire). C’est cela le thème que ce disque ne cesse de répéter. Or qu’arriverait-il si le processus du milieu, qui est le nom que l’on donne, l’appellation, n’avait pas lieu, si l’on mettait fin à ce processus intermédiaire? Pourquoi nommons-nous, pourquoi désignons-nous d’un mot une expérience, l’appelant plaisante, déplaisante, bonne, mauvaise, etc.? Pourquoi mettons-nous un nom comme colère, violence, à l’expérience?

Je vous en prie, pour beaucoup d’entre vous, tout cela peut paraître technique. Cela n’est pas technique. C’est très simple, bien que cela exige un peu de concentration. La plupart d’entre nous sont habitués à des discours politiques où on leur dit ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut penser ; et il se peut que nous trouvions difficile de poursuivre avec aisance et sans à-coup une pensée de cet ordre ; mais comme ceci n’est pas un discours politique, il nous faudra être un peu concentrés.

Je disais que la conscience est un processus d’expérience, d’appellation et d’enregistrement ; et pourquoi donnons-nous un nom à une expérience, à un sentiment? Nous lui donnons un nom, soit pour la communiquer à autrui, soit pour la fixer dans la mémoire, ce qui revient à lui donner une continuité. S’il n’y a pas de continuité, alors l’esprit n’est pas, la conscience n’est pas. Je dois donner une continuité à une expérience, autrement la conscience cesse. Donc, je dois lui donner un nom. L’octroi d’un nom à un sentiment, à une expérience, est instantané, car l’esprit, qui est le gardien des enregistrements, de la mémoire, met une étiquette à un sentiment, afin de lui donner une substance, afin de lui donner une continuité, afin d’être capable de l’examiner – ce qui revient à établir une continuation de la pensée. Après tout, le penseur est la pensée ; et sans le processus de la pensée, sans une continuité accordée au processus de la pensée, il n’y a pas de permanence pour le penseur. Donc, nommer un sentiment, une expérience, donne une permanence au penseur, au gardien de l’enregistrement, qui est l’esprit: vous donnez un nom à un sentiment, à une expérience et, de ce fait, vous lui donnez une continuité ; alors l’esprit se nourrit de cela, et se sent exister. Considérez une expérience, n’importe quelle sensation ou n’importe quel sentiment que vous éprouvez, de colère, de haine, d’amour ; lui donnant un nom, vous l’avez stabilisée, vous l’avez classée dans le cadre de vos références. La nature même de l’appellation d’une expérience est de donner une continuité à la conscience, au « je ». Ce processus continue tout le temps et à une telle vitesse que nous en sommes inconscients. Ce disque est joué sans arrêt à différents niveaux, sur des thèmes différents, avec des mots différents, que nous soyons éveillés ou en train de dormir.

Mais qu’arrive-t-il si vous ne nommez pas, si vous ne donnez pas de nom à une expérience? Si vous n’êtes pas en train de nommer les différentes sensations, si vous n’avez pas d’arrière-plan, où est le « vous »? Je veux dire que si le sentiment (ou l’expérience) n’est pas nommé, il se fane, se réduit, disparaît, il n’a pas de continuité. Faites-en l’expérience, et vous verrez vous-même. Si vous avez un très fort sentiment de nationalisme, qu’arrive-t-il? Vous lui donnez un nom, une pensée surgit d’idéalisme, d’amour ; vous dites: « mon pays » ; en somme, vous nommez le sentiment et, de ce fait, vous lui donnez une continuité. Il est très difficile de ne pas le nommer, parce que le processus d’appellation d’un sentiment est si automatique, si instantané. Mais supposez que vous ne nommiez pas un sentiment, que lui arrive-t-il? Il est évident que le gardien des enregistrements ne peut plus s’identifier à ce sentiment. Il ne lui donne pas de substance, il ne lui donne pas de force, il ne lui donne pas de vitalité. Donc le sentiment disparaît. La prochaine fois que vous éprouverez la sensation appelée irritation, ne lui donnez pas de nom. Ne dites pas « je suis irrité » ; ne dénommez pas, et vous verrez ce qui arrive. Vous découvrirez une chose extraordinaire en train de se passer. L’esprit est égaré, parce qu’il n’aime pas être dans un état d’incertitude. Alors l’égarement devient plus important que la sensation, et la sensation disparaît et l’égarement demeure. Mais l’esprit n’aime pas être confondu, intrigué, embarrassé ; alors il demande une sécurité, et il va chercher la sécurité, la certitude, dans les archives, dans la mémoire, renforçant ainsi le gardien des enregistrements.

C’est vraiment très fascinant, si vous observez le processus de votre propre conscience. Mais vous ne pouvez pas apprendre tout cela dans un livre. Aucun livre ne peut l’enseigner, et ce qu’un livre enseigne ne vaut pas la peine qu’on l’étudie. Vous ne pouvez que répéter ce qu’un livre enseigne ; mais si vous expérimentez et découvrez par vous-même, vous êtes à la fois le maître et l’élève, et vous n’avez plus besoin de gourous, de livres et de tout le reste. Alors, vous savez tout seul comment affronter un problème, tout problème qui surgit. Étant à la fois le maître et le disciple, vous connaissez les façons dont fonctionne votre conscience. Vous découvrez qu’en ne dénommant pas une sensation, qu’en ne lui donnant pas de nom, cette sensation arrive à une fin.

Et maintenant, vous direz: « J’ai appris un truc magnifique. Je sais comment me débarrasser des sensations désagréables, comment y mettre fin rapidement: je ne les nommerai pas. » Mais en ferez-vous de même avec les sensations agréables? Je crains que non. Car vous voulez que les sensations agréables continuent ; vous voulez donner de la substance aux sensations plaisantes, vous voulez les faire durer. Et alors vous continuerez à leur donner des noms. Mais cela ne mène nulle part ; car dès l’instant que vous mettez un nom, un mot, à un sentiment qui est agréable, vous créez inévitablement son contraire et, par conséquent, vous aurez toujours le conflit des contraires. Mais si vous ne mettez pas de mot, pas de nom, pas d’étiquette à une sensation, la plaisante et la déplaisante s’évanouissent toutes deux ; et, par conséquent, le penseur, qui est le Créateur des contraires, arrive à une fin. Alors, seulement, saurons-nous ce qu’est l’amour, parce que l’amour n’est pas une sensation. Vous pouvez lui donnez un nom, mais lorsque vous le dénommez, vous dénommez la sensation de l’amour, qui n’est pas l’amour. Lorsque vous aimez quelqu’un, qu’arrive-t-il? Vous êtes, en réalité, absorbé par la sensation de cette personne ; c’est cette sensation qui compte pour vous ; et plus vous mettez l’accent sur la sensation, moins il y a d’amour.

Maintenant, la question est: « Est-ce que l’appétence sexuelle disparaîtra, si nous refusons de la nommer? » Elle disparaîtra évidemment ; mais si vous ne comprenez pas le processus entier de la conscience, tel que je l’ai soigneusement expliqué, mettre fin à une appétence particulière, plaisante ou déplaisante, n’engendre pas l’éternelle qualité de l’amour. Sans amour, mettre simplement fin à une appétence n’a pas de sens, et vous deviendrez aussi sec que l’idéaliste dont les passions sont très soigneusement tenues en échec. Car si vous ne comprenez pas le processus entier de la conscience, les passions sont toujours là, bien que vous refusiez de les nommer. Et comprendre le processus entier est très ardu. Vous pouvez avoir compris l’expression verbale de ce que j’ai expliqué, mais la signification vivante, le sens intérieur, vous ne le comprendrez que par l’expérimentation. Ainsi que je l’ai dit, où est l’amour est la chasteté. Alors l’homme, l’idéaliste qui est passionné et veut être chaste, qui veut s’affranchir des passions – un tel homme ne connaîtra jamais l’amour, car il ne s’intéresse qu’à devenir quelque chose, ce qui est une autre forme d’égoïsme. Il ne s’intéresse qu’à sa lutte pour réussir, pour atteindre l’idéal, lequel est non existant. Un tel homme a le cœur vide, et il remplit son cœur vide avec les choses faites par l’esprit. Et comment peut-il connaître l’amour, lorsque son cœur est rempli d’idéal, qui est une chose faite par l’esprit?

Ainsi, c’est un problème très complexe et subtil, cette question de dénomination, d’appellation ; mais vous le comprendrez si vous en faites l’expérience. Il y a d’énormes richesses, une énorme profondeur, lorsque se révèle ce processus qui consiste à donner un nom, à appliquer des mots à un sentiment, à une sensation. Aussitôt que vous lui ouvrez la porte, vous découvrez de vastes richesses ; mais pour découvrir, il faut être assez libre pour pouvoir expérimenter ; et la liberté est engendrée par la vertu – il ne s’agit pas de devenir vertueux, mais d’être vertueux.

Question : Pourquoi ne pouvez-vous pas influencer les chefs d’un parti, où les membres d’un gouvernement, et agir par leur entremise?

Krishnamurti : Pour la simple raison que les chefs sont les facteurs de dégénérescence dans la société et que les gouvernements sont l’expression de la violence. Et comment pourriez-vous, comment pourrait n’importe quel homme qui réellement veut comprendre la vérité, travailler au moyen d’instruments qui sont opposés à la réalité? Et pourquoi voulons-nous des chefs, politiques ou religieux? Pour la raison évidente que nous voulons être dirigés ; nous voulons que l’on nous dise ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut penser. Notre éducation, nos organisations sociales et religieuses sont basées sur cela: elles nous disent, non pas comment penser, mais quoi penser. Naturellement, dès lors, il vous faut des chefs. Parce que vous êtes troublés, en voie de désintégration, parce que vous êtes en détresse et ne savez que faire, vous vous tournez vers des chefs politiques, religieux ou scientifiques pour vous tirer de cette condition chaotique d’existence. Or, est-ce qu’aucun chef politique ou religieux peut nous sortir de cette misère, de cette confusion? Je vous en prie, c’est là une question très importante. Car dans la notion du chef sont impliqués le pouvoir, la situation, le prestige ; cette notion implique l’exploitation à la fois de celui qui est mené et de celui qui mène. Le chef entre en existence parce que celui qui est mené veut être mené. En somme, le mené exploite le meneur et le meneur exploite le mené. Sans sa troupe, où est le chef? Il se sent frustré, il se sent perdu. Et sans le chef, où est l’escorte? C’est donc un processus d’exploitation mutuelle ; et là où se trouve le désir du pouvoir, le désir d’une situation, le désir de dominer ou de se faire guider, il n’y a pas de compréhension. Là où le chef devient l’autorité, la personne à laquelle tout est soumis, politiquement ou religieusement, vous, en tant que subordonné, devenez l’automate, le gramophone ; et comme la plupart des personnes veulent être des machines à répétition pendant que les chefs agissent, le résultat est que vous devenez improductifs, irréfléchis. Et c’est exactement ce qui s’est produit dans le monde.

Donc, notre problème est: avons-nous besoin de chefs? Est-ce que qui que ce soit peut nous tirer de l’état de confusion que vous avez créé vous-même? D’autres que vous peuvent vous indiquer du doigt la cause de votre confusion – mais ils ne deviennent certes pas des chefs. Par exemple, je vous montre la cause de la confusion, mais je ne deviens pas votre guide, votre gourou. C’est à vous de la percevoir et d’agir sur elle, ou de la laisser. Mais si je vous faisais adhérer à une organisation, si je devenais votre autorité, c’est moi qui deviendrais important, donc votre confusion existerait toujours et vous ne feriez que fuir votre confusion et mettre l’accent sur moi-même ; tandis qu’au contraire l’accent devrait être mis sur la confusion et non sur moi. Me voici donc hors du tableau. Ce qui est important, c’est de comprendre votre propre souffrance, votre désarroi, votre existence désastreuse. Et pour comprendre, avez-vous besoin de qui que ce soit? Ce dont vous avez besoin c’est de voir en toute vérité et avec clarté, avec des yeux non déformés. Et vous devez faire cela par vous-même, vous devez regarder à l’intérieur de vous-mêmes pour savoir si vous êtes déformés, si vous avez des préjugés. Cela veut dire qu’il vous faut être conscients de votre propre processus, de vos idiosyncrasies ; mais comme, pour la plupart, nous n’avons aucune envie de faire la découverte de nous-mêmes et d’entrer dans le processus de la connaissance de soi, nous nous adressons à un chef – ou, plutôt, nous créons le chef. Donc le chef devient important, parce que le meneur nous aide à nous enfuir loin de nous-mêmes. Le chef peut être adoré, mis de côté dans une cage et l’on parle ensuite de lui à voix basse. Ainsi le chef est un facteur de désintégration. Il est certain que lorsqu’un individu, lorsqu’une société, lorsqu’une culture s’appuie à un chef, cela indique un état de désintégration. Une société qui est créatrice n’a pas de chefs, parce que chaque individu est une lumière pour lui-même. Une telle société est le résultat des rapports entre personnes qui cherchent une connaissance de soi profonde, fondamentale ; et de telles personnes n’ont aucun besoin d’avoir une société statique avec des chefs, avec des organisations sociales autoritaires.

Question : Par quel mécanisme changeons-nous le monde, lorsque nous nous changeons nous-mêmes?

Krishnamurti : J’ai dit que le problème individuel est le problème du monde ; que l’individu, avec ses complexes intérieurs, avec ses luttes psychologiques, avec ses frustrations, avec ses soucis, ses poursuites, ses mobiles, projette tout cela dans le monde, et que de cette façon le problème individuel devient le problème mondial. Ainsi, le monde et l’individu ne sont pas deux entités séparées ; la masse et l’individu sont intimement reliés, ils sont inséparables. Lorsque nous considérons l’individu, c’est le monde entier que nous considérons, la masse, l’ensemble. Ils ne peuvent pas être séparés. Le monde n’est pas distinct de vous, le monde est vous – non pas mystiquement, mais en fait ; biologiquement et psychologiquement, en relation mutuelle, le monde est vous. Car la chose que vous êtes – vos avidités, vos ambitions, vos frustrations – est projetée dans le monde ; et quelles que soient l’habileté et la subtilité qui président au système social, l’homme intérieur prédomine toujours sur l’extérieur. Par conséquent, il faut une transformation de l’homme intérieur – non en opposition avec l’extérieur, non en antagonisme avec la masse, non en séparation d’avec le monde, mais en tant que processus total. L’individu et le monde sont un processus total, et pour transformer le monde, vous devez commencer près, avec vous-même. Vous ne pouvez pas transformer le monde: cela n’a aucun sens. Le monde, vous ne pouvez l’attribuer à personne, mais l’individu, vous l’attribuez à quelqu’un: il est à moi, ou il est à vous. Par conséquent, je peux commencer par moi-même – ce qui ne veut pas dire opposer la perfection individuelle à la masse. Il est très important de comprendre que nous ne sommes pas du tout, ici, à la recherche de la perfection individuelle. La recherche de la perfection individuelle mène à l’isolement, à la ségrégation ; et rien ne peut exister en état d’isolement. Notre sujet de discussion n’est pas l’amélioration de soi. Au contraire, se rendre meilleur n’est qu’une autre façon de s’enfermer en soi-même. Nous discutons, nous essayons de comprendre le processus individuel, qui n’est pas distinct du processus du monde. Alors pour comprendre le monde, je dois commencer quelque part, et je ne peux commencer qu’avec ce qui est près, qui est moi-même. Si cela est clair, nous pouvons dès lors voir le mécanisme du changement – comment, en me changeant moi-même je peux changer le monde. Cela veut dire que, tant que je suis avide, tant que je suis nationaliste, tant que j’ai la soif d’acquérir, je crée une société dans laquelle l’avidité, la soif d’acquérir et le nationalisme sont déchaînés, ce qui conduit à des conflits et enfin à la guerre. Manifestement, il ne peut pas y avoir de mécanisme de changement tant que je suis avide, tant que je suis à la recherche du pouvoir, car mes actions provoqueront inévitablement une condition basée sur le pouvoir, politique, religieux ou social, qui en fin de compte conduira à un conflit. Étant le processus total de la société, je suis responsable de la guerre ; et si je désire ardemment la paix, je dois cesser d’être avide, accapareur, je ne dois avoir aucune nationalité, je ne dois appartenir à aucune religion organisée, ni à aucune idéologie. Je suis le processus total du monde, et si je change, si je me transforme, j’engendre une transformation radicale dans la société ; mais être libre de toute idéologie, être libre de toute croyance – qui sépare l’homme de l’homme en tant qu’Hindous et Musulmans, Chrétiens et Bouddhistes – être libre du sens d’acquisition, être libre de l’envie, est très ardu. Et l’homme qui veut comprendre la signification totale de l’existence doit se comprendre lui-même – non en tant qu’individu supposant à la société, à la masse, mais en tant que processus total. C’est-à-dire qu’il doit être conscient de chaque pensée, de chaque sensation, de chaque action ; et en comprenant l’avidité – ce qui, ainsi que je l’ai expliqué, est ne pas nommer l’avidité, ne pas penser à elle – il met une fin à l’avidité. Un tel homme connaîtra l’amour ; étant libre des éléments qui créent l’antagonisme – la croyance, le nationalisme, l’acquisition – il sera un des facteurs de la transformation du monde.

Question : Qu’y a-t-il de vrai et qu’y a-t-il de faux dans les théories de la réincarnation?

Krishnamurti : J’espère qu’après avoir écouté deux heures et dix minutes, vos esprits sont encore frais. Le sont-ils, Messieurs et Mesdames? Oui? Très bien. Ce que nous essayons de faire ici c’est de penser à un problème ensemble, vous n’êtes pas en train d’écouter un gramophone. Je refuse d’être un gramophone ; mais vous êtes habitués à simplement écouter, ce qui veut dire, en fait, que vous ne suivez pas du tout. Vous écoutez superficiellement, étant captés par des mots, et par conséquent, vous n’êtes pas les régénérateurs, ou créateurs, d’une nouvelle société. Vous êtes le facteur désintégrant, Messieurs, et c’est cela la calamité ; mais vous n’en voyez pas la tragédie. Le monde, y compris l’Inde, est au bord d’un précipice, il brûle et se désintègre rapidement ; et l’homme qui se contente d’écouter un chef, s’habituant à des mots et demeurant un spectateur, contribue au désastre. Donc, si je puis le suggérer, ne commencez pas à vous habituer à ce que je dis. Et ne répétez pas ; je pense à nouveau, chaque fois que je réponds à une question. Si je ne faisais que répéter, ce serait effroyablement ennuyeux pour moi. Et comme je ne veux pas m’assommer avec des répétitions, je repense à neuf – et ainsi devez-vous faire, si vous avez la curiosité et l’intensité qu’il faut pour découvrir.

Qu’est-ce qui est impliqué dans cette question de réincarnation? C’est un problème énorme, et nous ne pouvons pas le régler en quelques minutes. En examinant cette question, regardons-la sans aucune déformation – ce qui ne veut pas dire avoir soi-disant l’esprit ouvert. Cela n’existe pas, un esprit ouvert: ce qu’il faut, c’est un esprit investigateur. Il nous faut, vous et moi, investiguer cette question. Or, lorsque nous poursuivons notre enquête, que cherchons-nous? Nous sommes à la recherche de la vérité, non selon votre croyance ou ma croyance ; car, pour trouver la vérité en ce qui concerne n’importe quelle affaire, je ne dois pas avoir de croyance. Je veux trouver la vérité ; donc j’enquête, je mets à nu tout ce qui se rapporte à cette question, ne m’abritant derrière aucune forme de préjugé. C’est-à-dire que j’enquête honnêtement. Mon esprit est très honnête, en essayant de comprendre, donc je ne me laisserai entraîner ni par la Bhagavad-Gita, ni par la Bible, ni par mon gourou favori. Je veux savoir ; et pour savoir, je dois avoir l’intensité qu’il faut pour poursuivre ma tâche ; et l’homme qui est attaché à une croyance, quelque longue que soit la corde qui l’attache, est retenu, et par conséquent, ne peut pas explorer. Il ne peut explorer que dans le rayon de sa servitude et, par conséquent, ne trouvera jamais la vérité.

Donc, quelle est la chose qui est impliquée dans la réincarnation? Quelle est la chose qui se réincarne? Vous comprenez ce que l’on entend par réincarnation: revenir maintes et maintes fois, sous des formes différentes, à différentes époques. Quelle est cette qualité continue qui renaît? Il n’y a que deux possibilités: ou cette chose appelée âme, le « je », est une entité spirituelle, ou elle n’est qu’un paquet de mes souvenirs, de mes caractéristiques, de mes tendances, de mes désirs inassouvis, de mes succès, etc. Nous sommes en train d’examiner le problème, nous ne prenons pas parti ; donc nous ne prenons la défense de rien. L’homme qui est sur la défensive ne connaîtra jamais la vérité. Il trouvera ce qu’il est en train de protéger, et ce qu’il protège n’est plus la vérité, mais sa propre inclination, sa propre déformation, son propre préjugé.

Examinons maintenant ce que nous appelons l’entité spirituelle. L’entité spirituelle ne peut évidemment pas être créée par moi. Elle n’est pas le produit de mon esprit, de ma pensée, de ma projection. L’entité spirituelle, si elle est spirituelle, ne peut pas être créée par moi. Elle doit être autre que moi. Or, si elle est autre que moi, elle doit être intemporelle, elle doit être éternelle, elle doit être le réel ; et ce qui est le réel, ce qui est intemporel, ce qui est immensurable, ne peut pas évoluer, se développer. Cela ne peut pas revenir. Si c’est au-delà des temps, c’est immortel. Et si c’est immortel, si c’est au-delà de moi, alors je n’ai aucun contrôle sur cela ; ce n’est pas dans le champ de ma conscience ; donc je ne peux pas y appliquer ma pensée, je ne peux pas chercher à savoir si cela peut ou si cela ne peut pas se réincarner. Car, évidemment, je ne peux pas investiguer ce qui est au-delà de ma portée. Je ne peux faire de recherches qu’en ce que je connais, qui est ma propre projection ; et si l’entité spirituelle que j’appelle Krishnamurti me transcende, elle est intemporelle, et je ne peux donc pas y appliquer ma pensée ; et ce à quoi je ne peux pas penser n’a pas de réalité pour moi. Puisqu’elle est intemporelle et immortelle et puisque c’est la mort, le temps, qui sont l’objet de ma pensée, je ne peux pas l’étudier. Et je n’ai donc pas à m’en préoccuper. Mais cela nous préoccupe. Ce qui nous préoccupe n’est pas la continuation d’une entité spirituelle, mais si le « je » continue, le « je » de tous les jours, avec mes œuvres et mes échecs, mes frustrations, mon compte en banque, mes caractéristiques et idiosyncrasies, ma propriété, ma famille, mes croyances… tout cela continuera-t-il? C’est cela que nous voulons savoir, non si l’entité spirituelle continue, ce qui, ainsi que je l’ai montré, est une question absurde. Car le réel, l’être intemporel, ne peut pas être connu par une personne qui est prise dans le filet du temps. Étant donné que la pensée est le processus du temps, que la pensée est fondée sur le passé, cela n’a aucun sens que la pensée spécule sur l’intemporel. C’est une évasion. Ce qui est le résultat du temps ne peut connaître que soi-même, ne peut investiguer qu’en soi-même.

Je veux savoir si le « je » continue. Le « je », qui est un processus total, un processus psychologique et physiologique à la fois, qui est avec le corps et aussi distinct du corps – je veux savoir si le « je » continue, s’il entre en existence après que cette existence physique s’est terminée. Or, qu’entendons-nous par continuité? Nous avons examiné plus ou moins ce que nous entendons par le « je »: mon nom, mes caractéristiques, mes frustrations, mes œuvres – vous savez, toutes les variétés de pensées et de sentiments à différents niveaux de la conscience. Nous savons cela. Et alors, qu’entendons-nous par continuité? Continuer, qu’est-ce que cela veut dire? Qu’est-ce que c’est, qui donne la continuité? Qu’est-ce que c’est, qui dit: « je continuerai », ou « je ne continuerai pas »? Qu’est-ce que c’est qui s’accroche à la continuité, à la permanence, qui est sécurité? Après tout, je cherche la sécurité ici dans des possessions, dans des choses, dans la famille, dans des croyances ; et lorsque le corps meurt, la permanence des choses, la permanence de la famille a disparu, mais la permanence de l’idée continue. Ainsi, c’est l’idée que nous voulons voir continuer. Nous voyons que la propriété va disparaître, qu’il n’y aura pas de famille ; mais nous voulons savoir si l’idée continue, si l’idée du « je », la pensée « je suis » est continue. Je vous en prie, il est important de voir la différence. Je sais que je serai incinéré, que le corps sera détruit. Je sais que je ne vous verrai pas, que je ne verrai pas ma famille ; mais est-ce que l’idée du « moi » continuera à exister? L’idée du « moi » n’est-elle pas continue – la continuité signifiant devenir, se déplacer dans le temps, passer d’une période à une autre période, d’expérience en expérience? C’est cela, la vraie question que l’on se pose: si le « je », l’idée ou formulation du « moi » continuera. N’êtes-vous pas fatigués? Très bien, Messieurs.

Donc, qu’est-ce que le « je »? Nous avons investigué cela, et vous savez ce que c’est. Manifestement, la pensée s’identifie à une croyance, et cette croyance continue, comme une vague électrique. La pensée, identifiée à une croyance, a une continuité, a une substance ; cette pensée est nommée, reçoit une dénomination, elle reçoit une récognition en tant que « je », et ce « je », manifestement, a un mouvement, il continue, il devient. Or, qu’arrive-t-il à ce qui continue? Comprenez-vous le problème? Qu’arrive-t-il à une chose qui est continuelle, qui est en constant devenir? Ce qui continue n’a pas de renouveau ; cela ne fait que se répéter sous différentes formes, mais cela n’a pas de renouveau. La pensée, identifiée à une idée, a une continuité en tant que « je », mais une chose qui continue est constamment en voie de décomposition, elle ne connaît ni naissance ni mort. En ce sens elle continue, mais la chose qui continue ne peut jamais se renouveler. Il n’y a de renouvellement que lorsqu’il y a une fin. Il est très important de découvrir et de comprendre cela. Supposez, par exemple, que je sois tracassé par un problème que j’essaye de résoudre, et que je ne cesse de me tracasser. Qu’arrive-t-il? Il n’y a pas de renouveau, n’est-ce pas? Le problème continue jour après jour, une semaine après l’autre, d’année en année. Mais lorsque le tracas a cessé, il y a un renouveau et alors le problème a un sens différent. Ce n’est qu’en une fin qu’il y a un renouveau, ce n’est qu’en la mort qu’il y a une nouvelle naissance – ce qui veut dire mourir au jour qui passe, à l’instant qui passe. Mais lorsqu’il y a simplement le désir de continuer, par conséquent l’identification à une croyance, ou à une mémoire, qui est le « je », dans une telle continuité il n’y a pas de renouveau, c’est un fait bien évident. Un homme qui a un problème, qui est continuellement tracassé pendant des années, est mort, pour lui il n’y a pas de renouveau ; il appartient aux morts vivants, il ne fait que continuer. Mais dès l’instant que le problème prend fin, il y a un renouvellement. De même, où il y a une fin il y a une nouvelle naissance, il y a création ; mais où il y a continuité, il n’y a pas de création. Messieurs, voyez la beauté, la vérité du fait qu’en une fin il y a l’amour. L’amour est de moment en moment, il n’est pas continu, il n’est pas à répétition. C’est sa grandeur, c’est sa vérité. L’homme qui recherche la continuité la trouvera évidemment, parce qu’il s’identifie à une idée, et l’idée ou la mémoire continue ; mais dans une continuité il n’y a pas de renouveau. Ce n’est qu’en une mort, en une fin, qu’il y a un renouveau, non en une continuité. Et vous direz maintenant que je n’ai pas répondu à la question: « Y a-t-il ou non réincarnation? » J’y ai certainement répondu. Monsieur, les problèmes de la vie ne sont pas des « oui » ou des « non » catégoriques. La vie est si vaste. Ce n’est que la personne frivole qui cherche une réponse catégorique. Mais en analysant cette question, nous avons découvert un grand nombre de choses. Il y a de la beauté dans une fin, il n’y a de renouvellement, de création, de commencement qu’en la mort, qu’en mourant chaque minute – ce qui veut dire ne pas stocker, ne pas entasser, physiquement ou psychologiquement. Ainsi, la vie et la mort sont un, et l’homme qui sait qu’elles sont un meurt chaque minute. Ceci veut dire ne pas nommer, ne pas permettre à l’enregistreur de faire tourner encore et encore son disque, qui est sa conscience particulière. L’immortalité n’est pas la continuation d’une idée, qui est le « je ». L’immortalité est ce qui, mourant constamment, constamment se renouvelle.

Bombay, le 29 février 1948