Marie-Magdeleine Davy
L'orient de l'âme

Marie-Magdeleine Davy (1903-1998) a fait ses études de philosophie à la Sorbonne et sa thèse de doctorat sur un théologien mystique du XIIe siècle. Elle fut assistante à Berlin, professeur durant trois ans à l’université de Manchester. Chargée de cours à l’École pratique des hautes études (Sorbonne), maître de recherches au CNRS, elle a fait […]

Marie-Magdeleine Davy (1903-1998) a fait ses études de philosophie à la Sorbonne et sa thèse de doctorat sur un théologien mystique du XIIe siècle. Elle fut assistante à Berlin, professeur durant trois ans à l’université de Manchester. Chargée de cours à l’École pratique des hautes études (Sorbonne), maître de recherches au CNRS, elle a fait des conférences en Europe, aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Afrique. Plusieurs voyages en Inde, au Japon, à Ceylan. En dehors d’études sur le Moyen Âge et le symbolisme de l’art roman, elle a fait paraître quelques essais : La Connaissance de soi (PUF), L’Homme intérieur et ses Métamorphoses, Un itinéraire à la découverte de l’intériorité (EPI), Le Désert intérieur (Albin Michel), Henri Le Saux (Le Cerf). Amie de Nicolas Berdiaev et de Gabriel Marcel, elle a consacré un ouvrage à chacun de ces auteurs (Flammarion).

Marie-Magdeleine Davy s’est intéressée à l’étude des mythes, de la symbolique et, plus particulièrement, à l’expérience intérieure favorisant l’approche des mystères. Elle a dirigé plusieurs collections. Son article, narrant une expérience vécue en Inde par un prêtre chrétien, nous parle de l’essence même des philosophies et mystiques orientales et occidentales.

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Né en Bretagne, élève au séminaire de Rennes, Henri Le Saux (1910-1973) opte pour la vie monastique et devient moine bénédictin à l’abbaye de Kergonan. Tout en réalisant son option religieuse, son attention est attirée et retenue par l’hindouisme grâce en particulier aux écrits du père Monchanin, prêtre du diocèse de Lyon, vivant dans le sud de l’Inde. Henri Le Saux souhaite le rejoindre. En attendant l’autorisation de ses supérieurs, le jeune moine s’adonne à la lecture d’ouvrages concernant la pensée orientale et apprend le sanskrit. En 1948, il débarque sur la terre de l’Inde qu’il découvre et parcourt non pas en touriste mais en pèlerin. Il ne retournera jamais en France.

Henri Le Saux désirait faire connaître le christianisme. Avec Monchanin, l’ashram du Shantivanam avait pour but de vivre le monachisme occidental dans le contexte de la tradition hindoue en se référant à l’expérience contemplative des moines indiens. Humblement, le professeur se transforme en élève, car il comprend le sens de sa vocation secrète : vivre à l’intérieur — on pourrait dire dans le cœur — de deux traditions distinctes mais s’enrichissant réciproquement. Le moine bénédictin est appelé à recevoir un enseignement susceptible de lui faire atteindre une dimension de profondeur jusque-là insoupçonnée. Auparavant le bénédictin s’était tourné vers l’Orient de son âme ; le symbole s’efface devant une réalité vivante. L’Orient va apporter au moine chrétien une révélation nouvelle à laquelle il va consentir en dépit des épreuves spirituelles qu’il devra douloureusement supporter. Il passera de la religion de l’âme à la religion de l’esprit, de la psyché au pneuma et peu à peu il se situera au-delà des attitudes confessionnelles source de multiplicités, abreuvant la dualité faisant partie intégrante de la condition humaine. Animé par la seule passion de l’unité, il en cherche les reflets et la réalité. L’Absolu est l’Un et c’est vers lui qu’il s’achemine à tâtons tout d’abord et ensuite avec aisance en recherchant l’advaita (la non-dualité) à travers l’enseignement des sages.

Environ six mois après son arrivée en Inde, accompagné par Jules Monchanin, Le Saux se rend à l’ashram de Ramana Maharshi. En bon liturgiste, le moine chrétien est séduit par le chant des hymnes védiques, mais il se sent inadapté, presque déçu. Une Anglaise rencontrée lui explique l’erreur de son attitude, elle lui dit : « Vous arrivez beaucoup trop encombré… vous voulez savoir, vous voulez comprendre… Faites le vide en vous. Soyez uniquement réceptif. » Précieux conseil s’adressant à un Occidental au mental bourré d’idées appartenant à la conscience commune, trop intellectuel pour saisir l’essentiel. C’est en réalisant en lui-même le vide qu’Henri Le Saux développera sa capacité d’écoute et de compréhension. La montagne d’Arunâchala le séduit par ses grottes, la solitude et le silence qu’elles procurent. N’est-elle pas la « montagne de lumière » dédiée à Shiva à la fois feu et flamme ? Le Saux pourra écrire : « Arunâchala est pour moi un lieu de naissance. » Un de ses poèmes célèbre la présence du Christ sous des apparences différentes :

Est-ce là Ton jeu divin ?

Tu prends toutes les formes,

Et Tu Te joues de nous

Car Tu veux qu’on Te cherche

Au-delà de toutes formes.

Après avoir reçu « la grâce de l’Inde », Le Saux séjourne dans l’ashram du sage Gnânânanda. Celui-ci deviendra pour lui un guru. « Rencontre essentielle » dira-t-il. Pour s’accomplir, elle exige un dépassement des sens et du mental. La forme extérieure d’un maître fait jaillir le contact avec le maître intérieur, le purusha du dedans.

À l’ashram du Shantivanam, Henri Le Saux a revêtu la robe du sannyasi, il y vit avec ses compagnons. Éprouvant la nécessité de la solitude et du silence, il se cache durant quelques mois dans une des grottes d’Arunâchala. Plus tard il ira en pèlerinage dans les Himalayas et projettera de s’y établir. Faute de pouvoir communiquer, il se consacre à l’écriture tout en souhaitant que ses ouvrages publiés puissent atteindre un certain nombre de lecteurs. Il éprouve la nécessité de faire passer son message : celui d’un chrétien devenu sannyasi qui restera fidèle jusqu’à sa mort au christianisme tout en le vivant d’une façon nouvelle grâce à sa rencontre avec l’Inde. Le mystère de l’Orient éclaire l’Occidental et le transforme, on pourrait dire le métamorphose et le transfigure.

Pour saisir la démarche d’Henri Le Saux et l’ampleur des questions suscitées par sa lecture des Écritures sacrées, Védas, Upanishads, et de ses rencontres avec des sages, il convient de ne pas oublier la formation reçue durant sa jeunesse dans un séminaire et ensuite dans une abbaye. Le Saux va mettre des années pour s’en affranchir. Dans ces lieux un peu clos avant l’ouverture apportée par Vatican II, il devait régner à cette époque un certain paternalisme comprenant une discipline plus ou moins autoritaire dont la rigidité s’avérait surtout d’ordre moral. Et cela au détriment de la vraie philosophie, de la métaphysique et surtout de la mystique. Le contact avec l’Inde ouvre une brèche dans un système de pensée. Celle-ci provoque un ébranlement qui aurait pu devenir catastrophique pour le moine chrétien devenu sannyasi. Il lui fut nécessaire de conquérir tout d’abord son autonomie avant de pouvoir opérer un renoncement non seulement à l’égard de lui-même mais à l’égard de diverses options qu’il avait crues auparavant nécessaires et qui s’avéraient constituer des voiles favorisant l’opacité à l’égard de la véritable lumière. L’éveil provoqué par son contact avec l’Orient anime son intériorité, son fond secret aurait dit Maître Eckhart. C’est l’Inde qui apprit au bénédictin la véritable pauvreté, celle qui se situe au-delà de la possession des biens extérieurs et qui exige la fonte du plomb enserrant l’or dans une gangue protectrice appelée à disparaître. Le dépouillement vécu par Le Saux ne se terminera qu’à sa mort en raison de son exigence.

À propos de la démarche d’Henri Le Saux, devenu swami Abhishiktananda, on peut mentionner trois phases successives. Tout d’abord le choc reçu par le contact avec l’Inde le submerge. Véritable déluge susceptible de le noyer. En second lieu une période excessivement douloureuse le broie. Tout est remis en question. N’ayant pas de confident capable de l’écouter et de le comprendre, Henri Le Saux relate son passage par le feu dans son journal. Quelques extraits de ce texte très ample ont été publiés, mais il ne sera connu dans sa totalité que dans quelques mois. Enfin Le Saux aura un disciple, Marc Chaduc, auquel il pourra communiquer son expérience. Il sera non seulement compris mais quasi devancé. Cet élève aura en effet l’avantage d’appartenir à une jeune génération dégorgée d’un encombrant passé, n’ayant pas subi l’emprisonnement d’une doctrine plus ou moins sclérosante pour l’intelligence et pour le cœur. Le Saux vivra les derniers mois de son existence dans une parfaite sérénité. Il dira : « J’ai découvert le Graal. » Entendons par là une approche des mystères, de la science des secrets que rien ne peut altérer. Devenu un homme libre et libérateur, le moine chrétien et sannyasi pénètre dans ce que l’on appelle le repos du saint loisir. Après la tempête, la paix et la béatitude. Dépourvu de tout égoïsme, ne rapportant plus rien à lui-même, Le Saux se posera une question essentielle : comment le christianisme peut-il s’ouvrir au message de l’Inde dont il reconnaît l’ampleur pour sa vie personnelle de chrétien et de moine hindou ? En d’autres termes, ce qu’il a reçu, il souhaite le faire partager. Son expérience peut profiter à ceux qui en Occident — tout en étant séduits par l’intériorité — avancent avec une démarche hésitante faute de guru pour les initier au mystère du dedans.

Pour faciliter l’ouverture à l’enseignement provenant des sages de l’Inde, Henri Le Saux pensera tout d’abord que le christianisme doit se libérer de son apport juif et grec. Il s’agit là d’une erreur d’optique. La caractéristique fondamentale du christianisme est l’universalité. Universalisme qui ne comporte aucun syncrétisme, aucun mélange d’apport additionnel. Comme l’a très bien montré Tillich, le christianisme possède un immense héritage peu à peu absorbé au cours des siècles. Celui-ci présente un éventail comportant tout le passé, qu’il s’agisse de l’Égypte, de la philosophie grecque, en particulier du stoïcisme, des religions à mystère, de la pensée juive et de l’islam. Le christianisme est une religion d’origine orientale. Des écrivains du XIIe siècle parleront volontiers de la lumière orientale. L’Occident a enténébré cette lumière en sclérosant le dynamisme originel. Le baptême de Constantin eut pour conséquence de transformer le message du Christ en un pouvoir s’alliant au pouvoir temporel. Ce fut l’apparition du Grand Inquisiteur. La politisation, le sécularisme, la perte progressive du sacré modifièrent le christianisme en lui conférant un caractère confessionnel qu’il ne portait pas à son origine et qui ne pouvait que le décapiter. Heureusement de nombreux mystiques échappèrent au cours des siècles à cette tragique amputation. L’erreur serait de condamner l’Occident et son incontestable dégradation. L’Orient peut lui apporter un nouvel élan, une nouveauté de vie.

Le moine chrétien sannyasi Henri Le Saux constatait l’éclatement en Occident des structures mentales et psychologiques traditionnelles. La véritable cause d’une telle situation ne lui apparaît pas imputable à l’ordre religieux et ecclésial. Il se présente aujourd’hui, dira-t-il, « une impossibilité psychique » pour nombre de nos contemporains « de réaliser et d’exprimer leur mystère personnel et celui de Dieu, l’Être, l’Absolu, au moyen des symboles archétypaux que nous a légués l’histoire » (Intériorité et révélation). Il convient donc à l’homme moderne européen d’intégrer et de dépasser les archétypes « réfugiés » dans le fond de sa conscience. L’acquisition de cette liberté pourra lui donner accès au « passage à l’autre rive du cœur dont parlent les Upanishads et de reconnaître l’élan originel de son être en sa source ».

Tel est le message qu’Henri Le Saux transmet à ceux qui souhaitent réaliser en eux-mêmes la double dimension spirituelle orientale et occidentale et on pourrait dire la célébration des noces — au sein de l’intériorité — de deux traditions essentielles.

(L’orient Intérieur. Collectif. Autrement 1985)