Martin Ratte
Ma découverte de Chomsky

Noam Chomsky est un penseur remarquable. Je le connaissais déjà un peu pour ses travaux en philosophie de l’esprit et en linguistique, mais je n’avais jamais lu ses écrits politiques. En lisant l’un de ses livres, Comprendre le pouvoir, j’ai pu commencer à mesurer l’étendue et le sérieux de son propos en politique. En fait, […]

Noam Chomsky est un penseur remarquable. Je le connaissais déjà un peu pour ses travaux en philosophie de l’esprit et en linguistique, mais je n’avais jamais lu ses écrits politiques. En lisant l’un de ses livres, Comprendre le pouvoir, j’ai pu commencer à mesurer l’étendue et le sérieux de son propos en politique. En fait, pour être tout à fait honnête avec vous, je n’ai pas encore terminé son livre, mais déjà la défense qu’il y fait de ses thèses me semble plus que convaincante. Cela est très dérangeant, car ses thèses n’ont rien d’apaisant. Il nous dit notamment que dans nos sociétés occidentales, et plus particulièrement aux États-Unis, tout est fait en faveur des détenteurs de gros capitaux et que presque rien ne vise à servir les gens normaux, vous et moi. C’est précisément cette dernière thèse que j’aimerais soutenir dans cet article. Pour l’essentiel, je m’appuierai sur des arguments et des analyses développés par Chomsky. Dans la conclusion de ce texte, toutefois, je me détacherai un peu de ce grand penseur en apportant une touche un peu plus personnelle à ma réflexion.

Tout d’abord, à ma grande surprise, Chomsky a ébranlé mon esprit là où je croyais tenir quelque chose de ferme et de certain. J’étais jusqu’à tout récemment convaincu qu’un pays capitaliste, avec sa libéralisation de la compétition et de la concurrence, menait à plus de richesse totale qu’un pays ayant des « velléités » interventionnistes (ou socialistes), bien que j’étais aussi très conscient que l’application d’un capitalisme pur et dur au sein d’un pays ne pouvait que rendre certains de ses citoyens extrêmement pauvres et misérables. Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre, en lisant Chomsky, que le capitalisme pur et dur, celui-là où l’État n’intervient pas du tout dans la sphère économique, mène tout droit à la catastrophe pour tous – pas seulement pour quelques pauvres! Cette prise de conscience chez les élites aux États-Unis est apparue lors de la grande dépression, durant les années 30. Ce qui a causé cette crise était précisément un système capitaliste débridé, sans aucune régulation ou intervention venant de l’État. Pour contrecarrer cette dépression, les États-Unis, sous Roosevelt, ont mis en place le New Deal. Le New Deal, à l’opposé d’un capitalisme sauvage, proposait de subventionner l’économie et de la réguler. Cependant, la mise en place de ce plan n’a pas eu les effets escomptés. En 1939, après une courte embellie, la situation économique aux États-Unis était à peu près semblable à celle qui prévalait en 1932. Le stimulus initié par le New Deal n’avait pas été suffisant pour sortir le pays du bourbier. Mais, alors, comment les États-Unis se sont-ils sortis de la dépression? Vous l’avez deviné: grâce à la seconde guerre. Durant ce conflit, l’État, bien au-delà de tout ce qu’il avait fait auparavant, a subventionné l’industrie américaine et, plus particulièrement, l’industrie militaire. Par ces subventions extraordinaires, les États-Unis, on le sait tous, sont sortis gagnants à tous les points de vue, y compris sur le plan économique.

Après la guerre, les subventions faites à l’industrie militaire ont diminué significativement, mais l’économie américaine n’a pas décliné. C’est que les gens, durant la guerre, avaient accumulé de l’argent, si bien qu’ils ont beaucoup consommés, en s’achetant par exemple des réfrigérateurs ou des autos. Mais vers 1947-48, la demande des consommateurs a décliné, et il semble que les États-Unis allaient replonger dans l’apathie économique. C’est alors que les dirigeants ont compris qu’il fallait subventionner fortement l’économie, comme ils l’avaient fait durant la seconde guerre, pour lui redonner du souffle et la maintenir.

Selon Chomsky, les économistes sont d’accord pour dire que le choix du secteur économique à subventionné n’est pas important pour soutenir l’économie. On peut certes subventionner l’industrie militaire, mais la santé et l’éducation, ou l’agriculture, ou que sais-je quoi encore, sont d’autres candidats tout aussi valables. Je me permets de le répéter : le choix du domaine d’activité économique à subventionner ne fait pas de différence; n’importe quel secteur économique est valable, si votre objectif est de supporter et de faire croître l’économie du pays. Les États-Unis, quant à eux, ont décidé de subventionner l’industrie militaire. Ce choix, à priori, n’est pas si mauvais. Après tout, en subventionnant cette industrie, on encourage aussi les hautes technologies. Des compagnies de hautes technologies ont en effet pu se greffer à ces projets militaro-industriels subventionnés, de sorte que la haute technologie est devenue florissante aux États-Unis. Par exemple, je crois qu’internet et Google ont leur origine dans ces projets industriels à visée militaire. Certes, tout cela est probablement vrai, mais beaucoup d’autres secteurs économiques auraient pu, s’ils avaient été subventionnés, faire croître les hautes technologies. Donc, même en sachant cela, l’État américain a décidé de subventionner l’industrie militaire plutôt que la santé et l’éducation, par exemple? Pourquoi a-t-il fait ce choix? Selon Chomsky, principalement pour deux raisons. Examinons-les.

D’abord, clairement, aucun citoyen (ou consommateur) n’achète des produits venant de l’industrie militaire. Quel milliardaire s’achète un char d’assaut? Aucun! Donc, en favorisant l’industrie militaire, les autres secteurs de l’économie n’en souffriront pas. Ils en souffriraient uniquement si les citoyens achetaient les produits de l’industrie militaire plutôt que les leurs. Donc en subventionnant cette industrie, l’État n’interfère pas sur l’économie en générale. Voilà donc la première raison à l’appui de subventions dirigées vers l’industrie militaire. Mais ne pas interférer dans l’économie, me demanderez-vous peut-être, n’est-il pas parfaitement louable? Non, pas vraiment. Cela fait que l’État investit dans la production de « déchets », c’est-à-dire dans des produits dont personne ne veut – qui voudrait posséder un bombardier dans sa cour arrière! Mais cela est idiot, quand on pense que l’on pourrait plutôt investir dans des choses dont les gens ont véritablement besoin, par exemple, dans la construction d’écoles et d’hôpitaux, même si ce genre de subventions interférerait un peu avec l’activité économique du pays.

La seconde raison à la base du choix de l’État américain de subventionner l’industrie militaire est plus cynique et grave que la première. Cette seconde raison est somme toute très simple: l’État veut que les citoyens restent manipulables. D’abord, en utilisant l’argent public pour l’achat de chars d’assaut ou autre « gadgets » militaires, les petites gens ne se sentent pas concernées. Après tout, qu’est-ce que je connais sur les bombardiers et les armes d’assaut? Absolument rien! Je ne m’intéresserai donc pas à la façon dont l’argent public est dépensé par mon gouvernement. Ce serait peut-être différent s’il était question de subventionner des soins de santé ou un système éducatif. Je suis directement concerné par mes écoles et mes soins de santé. Je m’intéresserais manifestement à la façon dont ces services et ces biens sont subventionnés par mes impôts. Donc, si l’argent public était dépensé dans ces domaines, les chances pour que je participe à la vie politique de mon pays seraient beaucoup plus grandes. Or, l’État ne veut absolument pas de cela. Il veut que je reste obéissant et ignorant de la « chose » politique, car si ma conscience politique venait à s’éveiller, je ne serais plus aussi manipulable.

En conclusion, faisons d’abord une petite synthèse de ce que nous avons dit. Les États-Unis ont décidé de subventionner la recherche et la construction d’outils militaires. Ce choix, certes, a soutenu l’économie, mais les États-Unis auraient pu soutenir l’économie en subventionnant plutôt le système éducatif et les soins de santé. Ils ne l’ont pas fait parce qu’ils tenaient plutôt à ne pas interférer dans l’économie et à nous garder silencieux et sans conscience politique. Voilà tout! Cette manière de faire, c’est-à-dire ces subventions massives à l’industrie militaire, n’est pas sans conséquence négative: les gens, surtout les pauvres, ont de très mauvaises écoles et de très mauvais hôpitaux. Soit, mais, pourrait-on me répondre, l’économie, elle, se porte bien, ce qui n’est pas rien, non? En fait, non, l’économie se porte mal, partout en occident. Mais, me direz-vous, les pays occidentaux ne subventionnent-ils pas leur économie? Cette dernière observation, si elle est juste, serait assez embêtante pour nous, car, appuyé par Chomsky, n’avons-nous pas dit qu’il suffisait de subventionner notre économie pour qu’elle se porte bien? Notre thèse vient-elle d’être réfutée? Non, elle se porte encore très bien : le mauvais état de notre économie ne réfute en rien l’idée qu’il suffit de subventionner l’économie pour qu’elle se porte bien, pour la simple et bonne raison que nous avons tout simplement cessé de subventionner notre industrie domestique en nous tournant plutôt vers des subventions dirigées vers l’étranger. Je m’explique. Depuis le début des année 80, c’est-à-dire depuis le moment où la Chine, encouragé par Reagan et Thatcher, a décidé de s’ouvrir au monde, nos gouvernements ont lentement mais sûrement cessé de subventionner leur industrie locale ou domestique. Au lieu de cela, ils ont subventionné nos entreprises pour qu’elles se délocalisent en Chine. Ainsi, si l’on revient aux États-Unis, on observe que le pourcentage du PIB consacré à la Défense diminue graduellement depuis le début des année 80. En 2000, il est deux fois plus petit qu’au début des années 80. Je m’explique cela par le fait qu’au lieu de verser l’argent des contribuables dans l’industrie militaire, les gouvernements américains l’ont plutôt placé entre les mains d’hommes d’affaire dont le seul souhait était de se délocaliser en Chine. Dans ces conditions, qu’on ne s’étonne pas si notre économie va mal. Les subventions de l’État sont dirigées vers des compagnies qui œuvrent non pas au sein même de notre pays mais à l’étranger. L’économie de notre pays ne peut donc pas être supportée par cet argent; c’est plutôt la Chine qui en profite. Qu’on ne s’étonne pas non plus si la croissance économique de la Chine est si extraordinaire. Elle a bénéficié des subventions de l’ensemble des pays occidentaux, car, oui, l’industrie de tous les pays occidentaux s’est délocalisée vers la Chine. Tout cela a été fait à la faveur de la Chine et de quelques hommes d’affaires de chez nous mais au détriment dramatique des travailleurs au sein de nos pays. Selon moi, cet épisode de notre histoire, peut-être encore à l’œuvre aujourd’hui, est d’une idiotie et d’une malhonnêteté sans nom.

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Martin Ratte a été formé à la philosophie, avec une spécialisation en philosophie des sciences cognitives et un doctorat complété en 2013. Après ses études, il s’est intéressé à la philosophie orientale, en particulier à celle de Krishnamurti. Il a été surpris de constater à quel point les « analyses » de Krishnamurti sur l’esprit trouvaient écho au sein des sciences cognitives, tout en prenant conscience que le cœur du message du sage indien allait bien au-delà de ce que peuvent dire les sciences cognitives. Une autre des influences de l’auteur, sinon la principale et la plus décisive sur sa vie, a sans doute été Virgil, qu’il a eu la chance de connaître personnellement. De Virgil, il aurait certainement beaucoup à dire, mais ce qui le marqua tout particulièrement, ce sont les encouragements qu’il lui fit de s’accepter plutôt que de se battre contre lui-même en vue de devenir un autre – une personne spirituellement avancée, un individu courageux, brillant, etc.

Enfin, l’auteur publiera aux Éditions Ariane son premier livre, intitulé Au-delà de la méditation, à paraître en janvier 2024.