(Revue Être Libre, numéros 199-201, Juillet-Septembre 1962)
Les lignes qui suivent sont consacrées à l’étude sommaire du « karma individuel » et non du « karma collectif ». Ce dernier est beaucoup plus obscur et se trouve plus directement lié à un processus universel.
La plupart des philosophies orientales attachent une grande importance à la loi du karma. Du Védanta indien jusqu’au Bouddhisme né aux Indes, puis diffusé en Chine et au Japon, nous voyons l’importance considérable accordée à ce processus de cause à effet.
La racine sanskrite du terme karma est liée à la notion d’action, de production.
Nous connaissons en Occident cette pensée très commune : ce que l’on sème on le récolte…, « qui sème le vent récolte la tempête ».
Nous pouvons donc définir le « karma » comme une loi de cause à effet. Chaque effet, chaque événement actuel est le résultat d’une cause antérieure.
Nous ferons remarquer immédiatement que pour les Maîtres de la Vue Juste, il n’existe pas de séparation absolue entre une cause et son effet. L’impression d’une séparation entre la cause et l’effet provient du facteur temps. Et comme ce dernier n’est en grande partie que le résultat d’une perception subjective, il n’a pas l’importance que nous lui accordons généralement. Pour Krishnamurti, par exemple, la cause et l’effet sont une seule et même chose. Un seul et même processus les unit réciproquement.
Pour cette raison d’ailleurs, la cessation du karma, c’est-à-dire la fin de l’enchaînement de notre processus de cause à effet, ne peut être le résultat d’un entraînement progressif dans le temps. Au contraire, la rupture du processus temporel de cause à effet ne peut être qu’instantanée. Telle est également la position des Maîtres Zen dans la « Voie Abrupte ». Telle était également la position des Maîtres de l’Advaïta.
Malgré cela, nous remarquons que la plupart des fidèles appartenant aux formes les plus répandues des diverses philosophies indiennes nous présentent la libération du karma comme un but en soi.
Eh bien, NON ! La cessation du karma n’est pas un moyen mais un résultat, une conséquence. Il est ridicule d’affirmer que l’on s’entraîne à se libérer du karma. L’Eveillé à qui l’ignorant énoncerait de telles sottises demanderait immédiatement « qui » s’entraîne à se libérer du karma ? Pourquoi voulez-vous vous libérer du karma ?
Aussi longtemps que subsiste un centre permanent exprimant des désirs quels qu’ils soient, y compris le désir de se libérer du karma, il y aura création du karma.
La cessation du karma se réalise dès l’instant où nous avons découvert dans leur jaillissement premier les énergies qui font apparaître nos activités mentales. Là se situent les mobiles profonds de nos actes. Aussi longtemps que nos actions exprimeront ces mobiles conscients et surtout inconscients, il y aura karma, enchaînement de causes à effets. La cessation du karma n’est réellement atteinte que lorsque nous réalisons une attitude d’action spontanée sans mobile.
Là où il y a mobile, but à atteindre, désir, il y a karma. Car, là où il y a mobile, but à atteindre, désir, il y a effort. Et tout effort est une cause qui entraîne inévitablement un effet.
C’est toujours dans le mental qu’apparaissent les premières énergies responsable du karma.
Les Eveillés ne discréditent pas l’activité mentale. Ils lui assignent simplement la juste place qu’elle doit occuper dans une hiérarchie de fonctions et de niveaux de conscience bien plus complexes que ceux qui nous sont familiers.
Le karma naît, dès l’instant où la pensée, qui n’est qu’une fonction, se prend pour une entité.
Le « moi », s’identifiant ainsi à sa propre continuité, se prend réellement pour une entité distincte et se place ainsi, à son insu, dans une situation désespérée et sans issue. Le déséquilibre fondamental de sa position et la contradiction existant entre le « moi » apparemment séparé et son essence vraie sont à l’origine de l’angoisse, de la peur, de l’avidité, du désir.
Carlo Suarès a démontré admirablement ce qui précède dans son magistral ouvrage « La Comédie Psychologique ».
Par suite d’un vice de fonctionnement fondamental, le mental cherche à tous prix, par tous les moyens, à retrouver l’équilibre rompu. Ainsi apparaît un faisceau de tendances à l’avidité que les bouddhistes désignent par Tanha : soif de vivre, désir de durée, désir d’avoir, d’avoir toujours plus.
Car, bien entendu, le « moi » prisonnier de l’illusion de la conscience de soi, a pris l’habitude de se considérer comme une entité. Cette habitude œuvre comme une force d’inertie, d’attachement au passé. Elle ne veut en aucun cas abdiquer.
Telle est la force axiale qui fait apparaître le défilé de nos opérations mentales, de nos désirs, et finalement de nos actes.
Aussi longtemps qu’existe cet instinct de conservation psychologique du « moi », il y a désir, désir de durée, soif de posséder, de jouir pour s’éprouver en tant qu’entité séparée et se convaincre que l’on existe tel qu’on le souhaite. Aussi longtemps qu’existent ces tendances, il y a karma, enchaînement aux effets innombrables que déterminent ces causes.
Par ceci nous ne nions pas l’utilité, à titre provisoire, d’un certain instinct de conservation. Sans cet instinct, nul ne serait en vie. Mais, ainsi que l’exprimait le penseur indien Sri Aurobindo, « ce qui fut une aide, peut devenir une entrave… » L’animalité fut une aide, elle est l’entrave. La raison fut une aide, la raison est l’entrave. Et de même, l’instinct de conservation fut une aide et pour nous il est l’entrave.
La première tâche qui nous incombe consiste à comprendre et à ressentir effectivement la présence en nous de cette force d’instinct de conservation. Ce travail n’est pas intellectuel. Il consiste à percevoir la poussée qui fait apparaître les moindres mouvements de la pensée. Cette poussée est l’expression de l’instinct de conservation du moi. Elle est le réflexe d’auto-défense d’une peur fondamentale : la peur d’être rien, la peur de ne plus durer en tant que « pseudo-entité », la peur de mettre fin au rêve illusoire de la conscience de soi. Le défilé rapide de nos pensées confère à notre vie intérieure le sentiment de continuité souhaité. Lorsque la force qui fait apparaître le défilé des opérations mentales est démasquée comme simple réflexe d’une peur fondamentale et d’un désir éperdu de durée, la sérénité, la paix et l’amour s’installent dans le cœur de celui qui à cet instant même est un Eveillé.
La continuité stérile de la pseudo entité du « moi », avec son cortège de plaisirs et de souffrances, disparaît. Le karma n’est plus engendré.
Le mental ne génère plus de karma dès l’instant où chaque pensée n’est plus complice de l’instinct de conservation du « moi ».
L’être est alors Eveillé. Chaque pensée apparaît alors, se développe et se liquide dans l’instant. Elle ne laisse pas de trace. Telle est la signification de la parole de Lao Tseu : « Celui qui marche bien ne laisse pas de trace ». Il ne génère plus de karma.
Chaque pensée est simplement la réponse adéquate aux nécessités du présent. Il n’y a plus une « entité », un « moi » qui tente, par cette pensée, de s’affirmer, de se projeter dans l’avenir.
Il y a cessation du karma lorsque nous vivons complètement dans le présent. Nous ne nous projetons plus en tant qu’entité séparée.
Chaque seconde est complète en elle-même. Nous sommes comblés par la Plénitude d’Amour et de lucidité de l’Ananda du Présent. Nous sommes. Nous ne conjuguons plus le verbe avoir, ou devenir. Nous conjuguons simplement le verbe être. Nous sommes tout simplement la Totalité Cosmique qui a toujours été, qui EST. Etant complets, il ne nous manque rien, nous ne désirons pas « devenir ». Ne désirant plus devenir nous n’engendrons plus de karma.
En résumé : le karma se crée dès l’instant où nous vivons de façon incomplète, identifié au temps et au « moi » qui n’est qu’un résidu non digéré du Temps. Il y a karma dès qu’il y a objectivation, identification au monde des dualités, perte de vue de l’Unité foncière et ineffable de l’Eternelle Présence.