Alan Watts
Noir et/ou blanc

Septembre 1969 « Pour quiconque qui considère que « Dieu a créé le monde », la question : « Pourquoi y a-t-Il autorisé l’existence du mal ou celle du Diable en qui tout mal est incarné ? » reste tout aussi incompréhensible. On pourrait tout aussi bien se demander pourquoi Il n’a pas créé un monde sans dimensions ou […]

Septembre 1969

« Pour quiconque qui considère que « Dieu a créé le monde », la question : « Pourquoi y a-t-Il autorisé l’existence du mal ou celle du Diable en qui tout mal est incarné ? » reste tout aussi incompréhensible. On pourrait tout aussi bien se demander pourquoi Il n’a pas créé un monde sans dimensions ou sans succession temporelle. »

Ananda COOMARASWAMY.

Jour après jour, la tragique « crise de couleur » entre les peuples noir et blanc (devrions-nous dire entre gens de couleur et gens sans couleur ?) va vers un affrontement des plus terribles. Aussi désuets et lointains que ces problèmes puissent paraître (je les qualifierais de fondamentaux), il est toujours utile de jeter un coup d’œil sur l’arrière-plan religieux et métaphysique des affrontements sociaux, qui, dans ce cas précis, sont extrêmement importants.

À travers le christianisme et, dans une moindre part, le judaïsme, l’Occident a hérité de certaines associations d’idées et de symboles aussi uniques qu’absurdes parmi toutes les religions du monde.

Étudiez ces deux colonnes :

 

Blanc

Noir

Couleur

Obscurité

Vie

Mort

Bien

Mal

Dieu

Diable

 

Le but avoué de la religion populaire occidentale est de garder la première colonne et de se débarrasser de la deuxième. La plupart des autres religions transcendent les deux. Nous sommes, cependant, persuadés que l’aspect blanc de l’univers peut être vécu et apprécié en fonction du contraste avec le noir.

À proprement parler, les Africains ne sont pas plus noirs que les Caucasiens ne sont blancs, mais les Caucasiens d’abord et les Africains ensuite ont adopté le « blanc » et le « noir » comme des étiquettes fières et belliqueuses impliquant une opposition plus brutale et plus irréconciliable que le rose grisâtre vis-à-vis du marron. Cependant, si vous êtes fier et heureux d’être blanc, comment savez-vous que vous l’êtes ? Sans l’existence des gens de couleur, nous n’aurions jamais su que nous étions blancs, car dans un monde uniquement blanc, être blanc ne fait aucune différence, et nous aimons assurément être reconnus comme des « gens différents ».

Le fait d’être membre de quelque groupe élitiste, religieux, social ou racial, de quelque secte, coterie, club, bande ou société secrète constitue l’affirmation d’une réelle personnalité. Même notre corps ressemble — trompeusement — à un ensemble de cellules isolées. Il en est de même du plus fondamental des principes que je connaisse : tout dedans implique un dehors, et vice versa. Ils sont différents, oui, mais tout à fait inséparables. Seules exceptions à ce principe, les gimmicks topologiques comme le ruban de Möbius ou la bouteille de Klein, quoique, en ces cas-là, il n’y ait ni avant ni arrière, ni dedans ni dehors. Ainsi le principe est transcendé, et non pas annulé.

« La vertu supérieure n’est pas consciente d’elle-même en tant que vertu, et telle est la vertu. La vertu inférieure ne peut s’empêcher d’être vertueuse, et n’est donc pas la vertu. La vertu supérieure ne semble pas occupée, et il n’y a pourtant rien qu’elle n’accomplisse. La vertu inférieure est toujours occupée, et laisse pourtant toujours toute chose inachevée. »

LAO-TSEU.

Ainsi, si je dois être « dedans », quelqu’un doit être « dehors ». En conséquence, j’ai, envers lui, une dette de reconnaissance du fait d’être « dedans ». Pour me féliciter d’être blanc, protestant, citoyen laborieux à l’esprit de famille développé — si je dois vraiment m’en féliciter —, qu’y a-t-il de plus approprié que la présence périphérique d’une classe noire, de païens à peine camouflés, d’hommes paresseux, courant le guilledou, irresponsables ? Si la description ne marche pas, tout doit être fait pour qu’elle fonctionne. Sans quoi, aucun motif de félicitations. Si je dois, à tout prix, avoir raison, je ne peux me trouver dans cette position qu’à la condition que quelqu’un d’autre ait tort ou soit « dehors ».

Test de Q.I.: Remplacez le mot approprié dans la phrase suivante : « Le haut est au bas ce que … est à gauche. » Ma réponse est « adroit ».

Mais la dette de reconnaissance est rarement reconnue — tout comme il ne nous viendrait pas à l’esprit de remercier l’obscurité pour la lumière, les pécheurs pour les saints ou l’air pur pour le fait d’être enfermés. Nous pensons que la situation « dedans » est plus énergique et même plus réelle que celle de « dehors », car chacun de ceux qui ne sont pas « dedans » sont laissés dehors par défaut. Cependant, quand certains de ceux qui sont dehors veulent « s’intégrer », en vertu de leur intelligence ou d’une énergie égale, ils ne sont pas tant laissés dehors « qu’expulsés ». Ne pas le reconnaître va beaucoup plus loin que le simple préjugé racial.

En lisant ces lignes, il vous saute aux yeux que l’encre noire est plus significative, plus digne d’attention et donc plus réelle en quelque sorte, beaucoup plus « la chose » que le papier blanc. Il en serait de même si c’était de l’encre blanche sur du papier noir. La théorie de la perception de la Gestalt explique que dans n’importe quel dessin/situation d’arrière-plan le dessin attire notre attention s’il est relativement petit et inséré, ou s’il bouge sur un arrière-plan fixe. Le dessin devient alors « la chose », et l’arrière-plan est plus ou moins ignoré — même si le dessin est invisible sans son contraste. Qu’en est-il du zèbre ? Vous rappelle-t-il un cheval jaune à raies noires ou un cheval noir à raies jaunes? Solution correcte : Le zèbre est un cheval invisible, rayé noir et jaune pour que vous puissiez le voir arriver.

Dans le cas des mots imprimés sur une page, il est clair que ce sont les mots et non la page que nous sommes censés voir. Mais nous semblons avoir le choix, quand deux couleurs contrastées sont également distribuées. Qu’en est-il, d’autre part, des étoiles dans l’espace ? Quoique notre sens commun moderne veuille que les étoiles soient « les choses » et que l’espace ne soit qu’un néant inerte, les Anciens voyaient le ciel comme un firmament troué d’ouvertures sur la lumière du paradis. Depuis longtemps, les astrophysiciens ont pensé que l’espace avait des « propriétés » telles que volume et courbure. L’exploration nucléaire des solides suggère de plus qu’un rocher contient plus d’espace que de « matière », tandis que la « matière » semble se dissoudre de plus en plus dans des systèmes d’énergie. Supposez, par exemple, que l’espace ait le même ordre de relation avec les solides que le diaphragme d’un porte-voix avec les différents sons ; nous entendons des voix, des instruments ou des pas en ignorant leur origine et leur arrière-plan — la vibration du diaphragme, qui est, dans cet exemple précis, le principe actif traduisant les impulsions électriques en sons.

« Comme le poisson ignore l’eau, l’homme ignore l’espace. La conscience n’est concernée que par les variations et les changements de détail. Elle ignore les constantes… surtout les arrière-plans constants. Seuls des êtres exceptionnels ont donc conscience de ce qui est fondamental pour tout. »

Même si nous devons éviter de trop faire usage d’analogies dans ce genre de problèmes, je reste convaincu qu’il faut regarder attentivement le dessin puis l’arrière-plan, et les considérer, chacun leur tour, comme « la chose ». C’est une méthode féconde, surtout si l’on veut comprendre la relation qui existe entre contextes et événements individuels, entre processus de l’environnement et organismes, entre champs de force et systèmes qu’ils englobent. L. von Bertalanffy, dans sa « théorie des systèmes » en biologie, a soutenu ardemment que chaque processus biologique doit être compris et par l’analyse microscopique et d’après la situation physique dans laquelle il se produit. Cela devrait aller de soi, mais la méthode scientifique a jusqu’ici beaucoup plus pesé dans le sens de l’approche analytique de la nature.

Quand nous considérons l’énergie elle-même, l’interdépendance mutuelle du positif et du négatif, du marche « blanc » et de l’arrêt « noir », est encore plus évidente, car toute énergie est une vibration, une pulsation ou une propagation d’ondes. À moins que le plus et le moins, la marche et l’arrêt, le creux et la crête n’alternent, il n’y a tout simplement pas d’énergie. Il est donc tentant de penser que tous les aspects négatifs de l’univers impliquent les aspects positifs, et vice versa, d’une façon telle que la notion de « noir » final et absolu est aussi absurde que son contraire. Mais quand le blanc/positif est perçu comme la « vraie chose », il subsiste toujours la peur de voir la lumière et la vie enfin vaincues par l’obscurité et la mort. Cependant, les notions de plus et de moins s’engendrant l’une l’autre dans un rythme éternel, sont bien moins un poids pour ma crédulité et mon imagination que l’idée d’une brève et mystérieuse flambée d’énergie se produisant une fois — et une fois seulement — dans le désert noir du néant.

« La précieuse […] unicité que l’être humain réclame lui est conférée non pas par la possession d’une âme immortelle, mais par celle d’un corps mortel. […] Si la mort donne l’individualité à la vie et si l’homme est l’organisme qui réprime la mort, alors l’homme est l’organisme qui réprime sa propre individualité. »

Norman O. BROWN (La Vie contre la mort).

Mais l’hypothèse selon laquelle le noir, ou aspect négatif du monde, est aussi essentiel à la vie que le blanc, ou aspect positif, va contre le sens commun de l’homme occidental. Il croit, en général, que la vie est et devrait être un effort constant de l’esprit et des muscles contre toutes les forces de dissolution, d’effritement et de mort. « Luttez pour la bonne cause, de toutes vos forces. » « Accentuez le positif. » La vie est donc perçue comme un instrument dans le vide obscur de l’espace — une obscurité avec laquelle la lumière n’a rien en commun et qui l’engloutira pour toujours si nous ne poursuivons pas nos efforts et si nous ne sommes pas extrêmement vigilants. Nous avons, en un sens, affaire à une philosophie nihiliste, en ce qu’elle voit l’obscurité et le non-être comme la réalité absolument fondamentale permanente contre laquelle la vie ne semble qu’un geste magnifique quoique ultimement futile. À moins, bien sûr, qu’il n’y ait quelque espèce de Dieu — qui existe nécessairement, et donc sans effort, pour l’éternité.

Mais si un tel Dieu n’est pas le néant obscur, il doit d’une certaine façon contenir ou transcender la polarité obscurité/lumière. Il serait alors impossible d’engloutir ou d’annihiler Dieu, car Il/Elle serait ce tout noir/blanc sans aucune opposition.

Je crois que l’univers n’est que cet assemblage, et qu’il n’est pas, en fait, divisé en une multitude de morceaux. C’est un arrangement ou dessin dans lequel chacune des prétendues parties est fonction du tout. Ainsi, l’attitude occidentale voulant que l’on soit vivant parce que l’on est contre la mort et l’obscurité est non seulement naïve mais également violente et destructrice. Sa réalisation technique la plus importante est l’équipement créé en vue de la destruction de la planète. Elle ne sait rien du judo, de la manière d’aller où l’on veut grâce aux mouvements de la nature, en utilisant, dirons-nous, la gravité comme un marin le vent.

Tout objet dans cet univers tombe selon les lois de la gravitation, mais le système n’a aucun sol de ciment sur lequel s’écraser ! L’expert en judo a le sentiment que toutes ses actions « tombent », et quand il a recours à ses muscles il ne fait jamais d’efforts. Quand il escalade une colline, il a le sentiment d’être porté et de s’élever, car il ne fait qu’un pas à la fois et ne se bat pas pour le faire. Il n’est jamais raide parce qu’il n’a pas peur de l’aspect négatif du monde. Il sait que cet aspect ne peut détruire l’existence parce que l’existence-énergie est être/non-être, marche/arrêt, apparition/disparition. Et… puisque le monde n’est pas vraiment constitué de parties séparées, le seul « moi » ou « ego » fondamental et ultime que nous ayons est la chose tout entière.

« Considérée dans sa réalité physique et concrète, l’étoffe de l’univers ne peut se déchirer. Mais, sorte d' »atome » gigantesque, c’est elle, prise dans sa totalité […] le seul réel insécable. Plus nous pénétrons loin et profond dans la matière, par des moyens d’une puissance toujours accrue, plus l’interliaison de ses parties nous confond. […] Impossible de trancher dans ce réseau, d’en isoler une pièce, sans que celle-ci s’effiloche et se défasse par tous ses bords. »

Pierre TEILHARD DE CHARDIN (Le Phénomène humain).

L’attitude W.A.S.P. [1] vis-à-vis du monde noir n’est alors que le symptôme d’un état de conscience qui ne voit pas l’univers comme un tout, qui sent, partiellement, que le motif blanc est le dessin, « la chose », la réalité, et que l’arrière-plan noir est le mal, le néant, le refus de la vie. Il sent également que l’individu est isolé, n’est pas relié à cet arrière-plan essentiel que nous appelons « l’autre », ou monde extérieur. Tout comme le groupe interne ne reconnaît pas sa dépendance du groupe externe, la vie à l’intérieur de la peau n’a pas la sensation de faire un avec la vie à l’extérieur de la peau…

Mais je n’ai d’autre « ego » que ce qui arrive, et cet ego voit lui-même à partir de tous les différents points de vue appelés êtres sensibles.

« Quand tout le monde reconnaît la beauté comme belle, la laideur est là. Quand tout le monde reconnaît la bonté comme bonne, le mal est là. Ainsi être et non-être s’impliquent mutuellement. Court et long se font contraste. Haut et bas se situent mutuellement. »

LAO-TSEU.

Nous devons aller aux racines d’un problème et ne pas investir trop d’énergie dans l’étude des symptômes. Nous ne devons pas pousser les Blancs et les Noirs, les Occidentaux et les Orientaux à s’unir, en essayant de relier les différentes branches de l’arbre humain par une ficelle.

Nous devons, au contraire, porter notre attention sur l’écorce et les racines, où, sous la surface, nous ne faisons qu’un. Cela nous prendra moins de temps.

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1 White anglo-saxon protestant. (N. d. T.)