Nous pourrions dire que le souci de vivre une vie authentique remonte au début de la philosophie, dans le commandement de gnothi seauton, « connais-toi toi-même », qui était suspendu au-dessus de l’oracle de Delphes. Nous pouvons également le voir dans la critique de Socrate à l’égard des sophistes, qui ne recherchaient pas le bien, le vrai et le beau, mais étaient habiles à utiliser les mots à leur avantage personnel, en faisant du « pire argument le meilleur », en d’autres termes, en pratiquant le sophisme. On la retrouve également dans les Évangiles, lorsque Jésus critique les Pharisiens et les Saducéens pour leurs actes de piété très visibles, qui trahissaient leur manque d’humilité véritable. Mais nous pouvons dire que l’expression moderne de cette préoccupation commence avec l’écrivain danois du dix-neuvième siècle, Søren Kierkegaard.
Kierkegaard, un marginal excentrique et plein d’esprit, critiquait le christianisme boiteux, complaisant et hypocrite de son époque, ainsi que la philosophie abstraite de Hegel. Kierkegaard pensait qu’un vrai chrétien, qui vivait selon l’esprit et pas seulement selon la lettre des Évangiles, ressentait ce qu’il appelait l’angoisse (angst), l’anxiété et le désespoir, car il était conscient de la réalité de son propre moi, limité et imparfait, face à Dieu. Les chrétiens de son époque, comme beaucoup aujourd’hui, allaient à l’église le dimanche et faisaient les gestes appropriés, mais le reste du temps, ils n’étaient guère religieux et menaient une vie axée sur le confort matériel, ignorant les exigences que leur imposerait une vie de chrétiens authentiques.
Kierkegaard rejetait Hegel parce que, bien que son système puisse rendre compte de tout, même de l’existence elle-même, en termes de logique et de l’Idée Absolue, il ne l’aidait en rien pour savoir comment il devait vivre sa vie. Kierkegaard comparait la philosophie de Hegel à une carte sur laquelle Copenhague, où il vivait, avait la taille d’un timbre-poste. Cette carte ne l’aidait pas à se déplacer en ville. Kierkegaard a utilisé le terme « existentiel » pour désigner ce type de questions, de sens et de but — « pourquoi j’existe, et que devrais-je faire maintenant que j’existe ? » Ces questions se rapportaient à son existence, ici et maintenant, et à ce qu’il devait en faire, et non au déploiement historique de l’Esprit absolu. C’est à ce genre de questions que la religion répondait autrefois, mais ne le fait plus aujourd’hui. Le magnifique système de Hegel, dans lequel tout trouvait sa place, ne pouvait pas non plus y répondre.
La plupart des gens ne sont pas préoccupés par ces questions et se contentent de vivre en faisant ce que les autres font. Kierkegaard et les existentialistes qui l’ont suivi pensaient que si l’on ignorait ces questions, on vivait de manière « inauthentique », c’est-à-dire que l’on acceptait un mode de vie plus confortable, mais faux, afin d’éviter les exigences d’une vie authentique.
Kierkegaard sera redécouvert dans les années 1920, mais avant cela, il y avait Nietzsche.
Dostoïevski est également considéré comme l’un des pères fondateurs de l’existentialisme, bien qu’il fût romancier et non philosophe (mais Sartre a aussi écrit des romans et des pièces de théâtre, etc.) Ses romans abordaient les questions existentielles de manière existentielle, parce qu’il les explore avec des personnages de la vie, et non avec des idées abstraites.
Nietzsche ne connaissait pas Kierkegaard, bien qu’il ait lu certains écrits de Dostoïevski. Les idées de Nietzsche sur l’authenticité diffèrent de celles de Kierkegaard, bien que tous deux aient rejeté le christianisme tiède et complaisant de l’époque. Bien que Kierkegaard fût chrétien et que Nietzsche ait rejeté le christianisme, ils partageaient cette exigence de vivre une vie authentique. Pour Kierkegaard, cela signifiait une vie qui n’ignorait pas la véritable réalité de l’existence humaine. Cela signifiait vivre une véritable vie chrétienne, ce qui, selon Kierkegaard, exigeait ce qu’il appelait un « acte de foi absurde ». C’est « absurde », car nous ne pouvons pas « savoir » de manière scientifique ou rationnelle si Dieu existe (malgré le système de Hegel), nous devons donc prendre un risque et croire en dépit du fait que nous ne savons pas — et croire de manière réelle, existentielle, et non pas pour la forme, comme le font les chrétiens du dimanche. Il fallait prendre un risque, et les chrétiens bourgeois de Copenhague, bien contents d’eux-mêmes et de leur vie confortable, refusaient tout risque.
Le commandement de Nietzsche n’était pas un acte de foi, mais un « oui » à la vie, peut-être tout aussi absurde, qu’il a résumé dans la devise amor fati, « l’amour du destin ». Cet amour était absurde dans la mesure où il signifiait que l’on ne souhaitait rien changer dans sa vie, passée ou présente, et que l’on ne se contentait pas d’accepter, mais que l’on affirmait et célébrait l’« éternelle répétition » de cette vie. C’était le test que Nietzsche proposait à ses lecteurs, très peu nombreux de son vivant, mais comptés par milliers peu après sa mort. Pouvez-vous dire « oui » à votre vie, au point que si vous deviez la revivre exactement de la même manière, vous ne souhaiteriez rien de plus ? Ceux qui ont réussi cette lourde épreuve — que Nietzsche appelait un « grand poids » — sont candidats à devenir ce qu’il appelait le « surhomme (overman) », souvent mal traduit par « surperman ». Le surhomme est capable de relever le défi de créer un sens qui lui est propre, grâce à sa propre joie de vivre et à son engagement créatif dans la vie.
Nietzsche n’acceptait pas l’idée d’un monde transcendantal qui donnerait son sens à ce monde, qu’il s’agisse du paradis chrétien ou de l’Idée platonicienne (ou de celle de Hegel, d’ailleurs). Il n’y a pas de ciel ou de monde supérieur, et nous ne pouvons pas trouver un sens à celui-ci, comme s’il était égaré, ou en termes d’idées telles que le « progrès » ou l’« émancipation » ou d’autres développements sociaux. La science ne peut pas non plus nous aider. C’est par notre propre engagement dans la vie que nous lui donnons un sens, en vivant de manière à ressentir cette affirmation, ce « oui », qui nous permettra d’accepter le défi, le poids le plus lourd, de la récurrence.
Mais les surhommes sont rares. Pour Nietzsche, ce sont les « derniers hommes » qui sont les plus nombreux. Lorsque Zarathoustra descend du sommet de la montagne pour proclamer la doctrine du surhomme, les gens sur la place du marché ne sont pas intéressés. Mais lorsqu’il parle des derniers hommes, ils tendent l’oreille. Pourquoi ? Parce que les derniers hommes vivent pour le confort, le plaisir, la facilité. Ils se ressemblent tous, n’ont aucun intérêt pour les idéaux élevés et les défis créatifs qu’apporterait le fait d’être un surhomme, et réduisent la réalité à la trivialité — un peu comme notre propre monde post-post-post-tout… Ils ressemblent aux pseudo-chrétiens que Kierkegaard détestait à juste titre, et l’idée de récurrence, si elle n’est pas ridicule, leur semble être une sorte d’enfer.
J’ai dit que Kierkegaard avait été redécouvert dans les années 1920. L’un de ceux qui l’ont redécouvert était Martin Heidegger, qui a commencé par suivre Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie. Heidegger finit par rejeter la phénoménologie de Husserl et se lança dans ce qu’il appelait une « ontologie fondamentale », une étude de l’être. Heidegger pensait que le problème des hommes de l’ère moderne était qu’ils étaient devenus « oublieux de l’être ». En allemand, ils souffraient de Seinsvergessenheit, « l’oubli de l’être ». Qu’est-ce que cela signifie ? Essentiellement la même chose que la plainte de Kierkegaard selon laquelle les gens ignorent la réalité des choses, leur mystère et leur étrangeté pure et simple, et se consolent en menant une vie complaisante, ignorant la question fondamentale de leur propre existence.
Lorsque nous sommes confrontés à ces questions — brièvement, de temps à autre, dans des moments de désespoir et d’incertitude —, nous éprouvons ce que Heidegger appelait le sentiment d’être « jeté dans l’existence », Geworfenheit, « la jetéité ». Nous nous trouvons ici, maintenant, dans cet univers étrange, sans avoir aucune idée de la raison de notre existence ou de celle de l’univers. Un « moment existentiel » survient lorsque vous réalisez qu’aucune des histoires ou des raisons que vous aviez jusqu’alors acceptées comme des explications suffisantes du monde et de vous-même ne fonctionne. La plupart des gens se replient rapidement sur une vision plus confortable de la vie et, pour Heidegger, ils vivent de manière « inauthentique ». Ils sont toujours conscients de ce que la masse anonyme des autres — le « On » — pense, fait, croit, et ainsi de suite, et sont heureux et désireux de faire de même. Pour Heidegger, vivre de manière authentique signifie accepter la réalité de notre finitude radicale — l’idée que nous mourrons un jour — et relever le défi de donner un sens à notre existence, ce qui signifie se souvenir de notre être et de tout le sentiment d’urgence qui l’accompagne, et ne pas l’oublier en se perdant dans le « On ».
Je terminerai par Sartre, qui a repris la notion d’inauthenticité de Heidegger et l’a reformulée dans ce qu’il a appelé la mauvaise foi. C’est lorsque quelqu’un ignore ou évite la réalité de sa propre existence et les responsabilités qui en découlent, et perd sa propre identité dans une identité stéréotypée. Ainsi, un politicien est toujours un politicien, un professeur est toujours un professeur, une célébrité est toujours une célébrité. Leur persona — le visage qu’ils montrent au monde — prend le dessus sur ce que nous pourrions appeler leur moi « authentique ». Ils n’ont plus à s’interroger sur leurs choix, car ils savent déjà ce qu’ils doivent faire, ils agissent de manière stéréotypée. Leur identité vient des autres et non d’eux-mêmes. Leur vide intérieur est caché, même à eux-mêmes, par le rôle qu’ils jouent.