Martin Ratte
Nul besoin de réfléchir pour agir intelligemment !

Le genre de vie que j’envisage ici est une vie où, étant libérés du « filtre » de l’activité délibérative, nous entrons en contact avec nos émotions et nos perceptions, mais aussi avec nos pensées et gestes automatiques — bref, avec tout ce qui est automatique. Comment caractériser ce contact avec ce qui est automatique ? Dans ce contact, ce qui est automatique reçoit un caractère conscient. Oui, malgré ce que j’ai dit précédemment, la sphère de ce qui est automatique sera dotée d’un caractère conscient !

J’éprouve un problème à la condition de vivre une émotion inconfortable. Ainsi, si quelqu’un m’insulte et que je ne ressens rien de désagréable à ses paroles, son insulte ne sera pas un problème pour moi. Que faisons-nous face à notre émotion négative ? Nous réagissons à elle en délibérant sur la manière de nous en libérer. Pour nous libérer de notre émotion souffrante, nous allons penser à la façon « d’éliminer » ce que nous considérons comme étant sa cause, cause que la plupart des gens placent à l’extérieur d’eux — ma copine qui m’annonce son départ, mon patron qui me critique, un décès, etc. Voilà donc comment nous vivons : par nos pensées, nous réagissons à nos émotions dans le but de les écarter, si elles sont pénibles, ou de les maintenir en nous, si elles sont réjouissantes. Il existe une autre façon de vivre : nous pouvons tout simplement nous foutre de nos émotions et de nos vécus, et donc les laisser traverser notre esprit et notre corps, sans y réagir par des pensées. Cette façon de vivre, où la pensée s’absente, est belle et empreinte d’une très grande liberté. Seulement, voilà, cette manière de vivre semble poser quelques problèmes, dont celui-ci : si je ne vis plus en recourant à mes pensées, comment pourrai-je agir intelligemment ? À mon avis, même en ne réfléchissant pas, il sera encore possible de répondre de manière hautement intelligente aux événements de notre vie. C’est de cette réponse intelligente, qui n’est pas basée sur la pensée et qui est en fait beaucoup plus intelligente que tout ce que la pensée peut produire, que j’aimerais discuter avec vous dans cet article.

La signification d’une vie sans pensées

Avant de comprendre comment une vie sans pensée peut être intelligente, il serait intéressant de préciser certaines des caractéristiques de cette manière de vivre.

Tout d’abord, remarquez que depuis que je discute de nos pensées, je parlais de pensées qui résultent d’une activité délibérative. Dans une pensée délibérative, nous pensons afin de résoudre un problème. Ainsi, si les critiques de mon patron me rendent très mal, je penserai à la façon de ne plus être mal. Cette pensée sera délibérative, car elle est réfléchie et elle œuvre dans le but de résoudre le problème que mon patron me pose. Retenez donc cela : quand je parlerai, dans la suite de l’article, d’une pensée délibérative, je me référerai au genre de pensée que nous avons dans la tête lorsque nous réfléchissons et essayons de résoudre un problème. Les pensées de ce type — les pensées délibératives — ne sont pas les seules à traverser nos esprits. Face à telle ou telle situation, il nous arrive de penser de manière spontanée, sans réfléchir ou sans délibérer. Par exemple, ma copine pourrait m’annoncer qu’elle me quitte, et face à cette nouvelle, je pourrais me dire spontanément et sans y réfléchir : « Merde, pauvre de moi ! ». Ainsi, une vie sans pensées délibératives demeure traversée de pensées, mais seulement de pensées spontanées et automatiques1. Une vie sans délibération fait aussi place à nos émotions. Elles surgissent en effet toutes seules, souvent sans crier gare. Les émotions et les pensées automatiques ne sont pas les seules qui subsistent après la suspension de la pensée délibérative : dans ce genre de vie, nous percevons évidemment encore le monde. En fait, tout ce qui est automatique subsiste après le retrait de la pensée délibérative. Qu’est-ce qui est automatique en nous ? Nos pensées automatiques, nos émotions, nos perceptions, comme nous venons de le voir, et il ne faudrait pas oublier d’inclure nos gestes automatiques. Par exemple, lorsque nous retournons en automobile à notre domicile sur une route que nous empruntons tous les jours depuis très longtemps, notre conduite est en grande partie automatique. Une vie non délibérative, parce qu’elle inclut tout ce qui est automatique, fait donc de la place à tous ces éléments.

Considérez maintenant ceci. Lorsque vous lacez vos souliers automatiquement, vous n’avez pas conscience de chacun des gestes que vous posez, contrairement à vos premiers essais avec vos souliers, où tout était le fruit de réflexion et de délibération, et où vous étiez conscient de chacun des mouvements de vos doigts sur les lacets. Notre activité délibérative semble donc occuper l’essentiel de l’espace de notre conscience. Ainsi, vivre dans une sphère de non-délibération, c’est-à-dire dans le domaine de ce qui est automatique, c’est vivre dans une sphère d’ordinaire inconsciente.

Vous pourriez ne pas être d’accord avec mes dernières paroles. Vous me feriez remarquer que nous avons parfaitement conscience de nos perceptions et de nos émotions, bien qu’elles se produisent automatiquement et donc en dehors de toute délibération. Si ce que nous avons dit précédemment était juste, ces états mentaux ne devraient-ils pas être inconscients, puisque nous avons dit que seule notre activité délibérative était consciente ? Cela est juste, mais en réalité, nous avons conscience de nos perceptions et émotions seulement si elles font l’objet de notre activité délibérative. C’est que nous délibérons sur ces états, et c’est précisément en tant qu’ils font l’objet de nos jugements délibératifs que nous en prenons conscience. Plus précisément, je prends conscience de mon émotion ou de ma perception en me disant par exemple : « Comment puis-je me libérer de cette tristesse si désagréable ? » ou « Que puis-je dire à Julie, elle qui est là devant moi, pour qu’elle revienne sur sa décision de me quitter ? ». Donc, nos jugements délibératifs sont appliqués sur ces vécus, et c’est par l’intermédiaire de nos jugements que nous prenons conscience de ceux-ci. La conscience, encore une fois, ne laisse de place qu’à l’activité délibérative.

Ainsi, nos émotions et nos perceptions, bien qu’automatiques, deviendraient conscientes lorsqu’une activité délibérative les intègre dans ses jugements. En fait, je vais peut-être vous étonner, mais je ne crois pas du tout à ce que je viens de dire : durant nos délibérations, nos émotions et nos perceptions ne sont en fait jamais vraiment conscientes. Mais n’ai-je pas dit le contraire précédemment ? Oui, absolument, mais mon propos n’était pas tout à fait juste. Permettez-moi de m’expliquer. En délibérant, je prends « conscience » de mon émotion ou de ma perception — disons du coucher de soleil — après qu’elle est passée par un filtre. Ce filtre correspond au jugement que je lui porte. Mon jugement s’interpose effectivement entre mon esprit et cette perception/émotion. Il est donc justifié de qualifier de filtre ce jugement. Or, mes jugements sont fondés sur ma mémoire et mes connaissances. Ils sont des réactions de ma mémoire et de mes connaissances à ce que je perçois ou éprouve. Mais ma mémoire, surtout quand il s’agit de voir ce qui est au présent, avec tout l’inédit qui le caractérise à chaque fois, le biaise et le masque. En délibérant, donc, je ne vois jamais mon émotion ou le coucher de soleil en tant que tels, mais seulement une représentation biaisée et appauvrie de ceux-ci, ce qui revient à dire qu’ils ne sont jamais vraiment conscients — ou si peu. Voilà, j’espère avoir bien défendu mon point : lorsque l’on délibère, rien de ce qui est automatique, pas même nos émotions et nos perceptions, n’est vraiment conscient.

Le genre de vie que j’envisage ici est une vie où, étant libérés du « filtre » de l’activité délibérative, nous entrons en contact avec nos émotions et nos perceptions, mais aussi avec nos pensées et gestes automatiques — bref, avec tout ce qui est automatique. Comment caractériser ce contact avec ce qui est automatique ? Dans ce contact, ce qui est automatique reçoit un caractère conscient. Oui, malgré ce que j’ai dit précédemment, la sphère de ce qui est automatique sera dotée d’un caractère conscient ! Comment, après tout ce que j’ai dit, puis-je expliquer qu’il est possible de prendre conscience de notre activité automatique ? J’explique cela très simplement : l’activité délibérative étant en retrait, la conscience n’en est plus prisonnière et elle peut maintenant s’étendre sur ce qui est habituellement inconscient — sur nos perceptions, nos émotions, et plus généralement, sur tout ce qui est automatique. Voilà, ce pourrait bien être aussi simple que cela ! Brossons maintenant un portrait plus dynamique de cette vie toute en automatisme (et désormais toute en conscience).

En vivant dans cette dimension des automatismes, j’ai d’abord une perception, par exemple celle du coucher de soleil. Dans un premier temps, je ne juge pas cette perception, j’en suis pleinement conscient, d’une manière extrêmement fine et belle, non biaisée par un jugement qui en cacherait l’essence. Cette perception peut ensuite et très rapidement provoquer en mon esprit une pensée automatique, qui consistera à se dire « Comme c’est beau ! » Cette pensée sera aussi perçue et l’objet de ma conscience. Cette pensée dans laquelle je me dis « Comme c’est beau ! » pourra ensuite susciter une émotion esthétique en moi. Je ne réagirai pas à cette émotion en pensant à la façon de la retenir et de la prolonger. J’en aurai plutôt une conscience très vive et serai simplement son spectateur. Ensuite, animé par cette émotion, je pourrai peut-être me déplacer automatiquement pour avoir un meilleur point de vue sur ce coucher de soleil. Là aussi je serai un spectateur conscient de mon mouvement. Ce nouveau point de vue sur le soleil pourra provoquer une autre pensée automatique en mon esprit, et celle-ci, à son tour, causera une autre réaction émotionnelle ou dynamisera la précédente, à laquelle, encore une fois, je ne réagirai pas en pensant à la façon de la retenir. Ainsi, de manière continue et jusqu’à ce qu’une impasse ne survienne, ma vie continuera de la sorte à se déployer dans cette dimension habituellement inconsciente, et je serai le spectateur conscient de toute cette activité automatique et spontanée.2

L’illustration donnée à l’instant d’une vie régie par nos automatismes et où ces derniers sont pleinement conscients vous a peut-être semblé problématique sur un point en particulier. J’ai affirmé plus haut que les jugements portés sur nos perceptions et nos émotions nous empêchaient de vraiment voir ces dernières et d’en prendre pleinement conscience. Or, je viens de dire que ma perception du coucher de soleil provoquera une pensée automatique, comme : « Oh ! Comme ce coucher de soleil est beau ! ». Mais cette pensée automatique est un jugement. Ne devrait-elle pas, elle aussi, tout comme les jugements délibératifs dont nous avons parlé plus haut, me faire perdre de vue ma perception et mon émotion — en constituer un filtre déformant ? Cette objection, apparemment sensée, fait toutefois fausse route. Lorsque, libéré des œillères de la délibération, je contemple le coucher de soleil et que surgit la pensée « Comme c’est beau ! », ma conscience ne se réduit en rien à cette pensée. Autrement dit, cette conscience ne voit pas le coucher de soleil à travers la lorgnette de cette pensée. Au contraire ! Ma conscience, au moment où cette pensée traverse mon esprit, est aussi tout entière ouverte au coucher de soleil. Cette conscience est donc globale : elle embrasse tout ce qui surgit dans le présent — pensée automatique, émotion, perception, mouvement, etc. — et tout y est vu en pleine clarté.

Je vous ai parlé jusqu’ici d’une vie sans délibération, d’une vie où les choses se produisent spontanément et automatiquement. Mais en vivant ainsi, allons-nous continuer à être intelligents ? Oui, une intelligence, bien plus grande encore que celle qui se base sur les pensées et la délibération, se manifestera.

Quoi, me direz-vous, une intelligence plus grande que l’intelligence délibérative ? Cette intelligence n’est-elle pas la faculté qui nous a permis d’aller si loin, beaucoup plus loin que toutes les autres espèces animales, et qui nous a tant fait évoluer ? À ceux qui s’opposent à la possibilité d’une intelligence plus grande que celle qui délibère et réfléchit, je vous poserai la question suivante : cette intelligence nous a-t-elle vraiment fait évoluer ? À mon avis, il faut répondre que, dans certaines dimensions de notre vie, elle ne nous a pas fait évoluer du tout. Technologiquement, scientifiquement, économiquement, certes, nous avons avancé grâce à cette intelligence, mais humainement parlant, c’est-à-dire pour savoir vivre dans la joie, sans violence, et pour entretenir de bonnes relations humaines, ou encore pour faire de bons choix de vie, cette intelligence nous a-t-elle fait progresser ? Je suis convaincu qu’il n’en est rien. Nous sommes aussi violents intérieurement que nos ancêtres, bien que cette agressivité soit camouflée sous un vernis extérieur, et nous souffrons autant qu’avant sans pouvoir y faire quoi que ce soit, ou si peu, et nous faisons des choix de vie tout aussi absurde que nos parents. Donc, la pensée délibérative est certainement bonne technologiquement, scientifiquement, etc., mais devant son échec retentissant pour établir de bonnes relations personnelles, tant intra qu’interpersonnelle, et pour faire des choix de vie intelligents, vous comprendrez que cette intelligence, dans ces domaines, ceux de l’humain, n’est pas difficile à dépasser. Il serait sûrement intéressant de comprendre pourquoi l’intelligence délibérative est si peu efficace dans les domaines humains. J’ai ma petite idée là-dessus : dans les situations humaines, la première chose à faire est de s’accepter ; or, on délibère en vue de résoudre un problème, de sorte que l’activité délibérative suppose une non-acceptation. Voilà pour mon explication très brève de l’incapacité de la délibération à résoudre les problèmes d’ordre humains (et non pas technologique). Cette explication suscite sûrement chez vous plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Je me promets bien d’aborder ces questions, et si possible de leur répondre, dans un prochain article. En attendant, dans la suite du présent article, je vais vous parler d’une intelligence qui, dans le domaine humain, est beaucoup plus « efficace » que celle qui est délibérative.

Une intelligence située dans le monde.

Ainsi, j’aimerais maintenant défendre l’idée qu’il est possible d’agir intelligemment sans avoir à délibérer ou à réfléchir. Pour défendre cette idée, je vais m’appuyer sur les épaules d’un géant de la psychologie au XXe siècle : James J. Gibson. Gibson s’est efforcé de montrer que le monde lui-même nous suggère les actions à lui adresser. Cette idée a des implications profondes : si le monde nous indique directement l’action que nous pouvons lui adresser, nous n’avons plus besoin de réfléchir pour agir ; il suffit en quelque sorte de « cueillir » cette information dans le monde.

Gibson a nommé ces opportunités d’action des « affordances »3. Comment en est-il arrivé à défendre cette idée que l’environnement ou le monde nous suggérait lui-même les actions à entreprendre ? Il l’a fait en montrant que la structure optique émanant de l’environnement, une fois projetée sur la rétine de l’agent, spécifiait, en fonction de la complexion de cet agent, l’information sur l’affordance (l’opportunité d’action). Cette explication de Gibson mériterait sans aucun doute qu’on s’y attarde bien davantage, afin de la comprendre mieux, mais même avec l’esquisse très succincte qui vient d’en être donnée, on peut déjà voir que cette explication ne sera pas satisfaisante pour nous. Je doute que la structure optique suffise pour nous informer de tous les types d’action que nous pourrions entreprendre. Plus précisément, cette théorie est sans doute vraie pour des actions strictement sensorimotrices, comme celles de marcher, de jouer au baseball ou au tennis, mais certainement pas pour des actions plus complexes et abstraites, comme celle d’annoncer à sa compagne que vous voulez l’épouser ou celle de vous impliquer dans une cause humanitaire. Donc, j’ai certaines réserves quant à la portée de la thèse de Gibson. Cela dit, si l’on ne se limite pas à la base sensorielle et surtout optique de sa théorie, nous pouvons conserver de Gibson, comme j’espère le montrer dans ce qui suit, l’idée qu’il n’est pas nécessaire de réfléchir à l’action à entreprendre pour agir, mais qu’il suffit, pour agir, de capter directement dans le monde cette information à propos des possibilités d’action.

Ainsi, nous sommes en face de ce problème : comment accéder au monde en ne me limitant pas à son contenu strictement sensoriel et de manière telle qu’il puisse m’informer sur des opportunités d’action complexes et abstraites ? Ma réponse à ce problème est assez simple. Tout d’abord, ce monde ne se limite pas aux données directement sensorielles ; afin de me le représenter, je peux aussi me remémorer certains faits sur lui. Par exemple, si je vais au tribunal, ma représentation du tribunal ne se limite pas à la salle d’audience ; je me représente ce tribunal en me rappelant aussi certains faits à son sujet, dont certaines des lois qui y ont cours. Mon hypothèse est donc celle-ci : ce sera par l’intermédiaire des données issues de mes sens et par celles que l’on tire de nos connaissances que le monde nous propose ses affordances. Ainsi, si l’on reprend l’exemple du tribunal, mon action dans ce lieu sera suggérée par ce que je vois dans la salle d’audience, mais aussi par ce que je me remémore des tribunaux, notamment qu’ils comportent des lois ou règles de justice. Ainsi, ici, certes, la mémoire n’a pas disparu, mais la pensée, au sens d’une activité de délibération, n’opérera certainement pas. Pour trouver l’action intelligente à accomplir, je n’aurai pas à réfléchir ou à faire des raisonnements, mais j’aurai simplement à prendre conscience du monde actuel. Cette action suggérée par le monde, j’ai dit qu’elle sera hautement intelligente. Essayons de voir pourquoi il en est ainsi.

Tout d’abord, que signifie de prendre conscience du monde sans délibérer à son sujet ? On délibère afin de résoudre un problème. Donc, en ne délibérant pas, je ne fais pas du monde un problème. Au contraire, je ne fais qu’en prendre conscience à travers ma perception et à partir de certains faits à son sujet tirés de ma mémoire. Donc, dans un tel rapport honnête avec le monde, dans cette acceptation complète de celui-ci, je « l’écoute » absolument. Dans cette « écoute », je l’affirme et en suis convaincu, le monde nous révèle ses essences. Ces essences, à mon avis, nous invitent à une réponse — à une réponse hautement intelligente ! Vous me direz certainement que, avant de me croire, vous aimeriez bien en savoir plus sur ces essences ? Les essences du monde, d’abord, ne sont pas des propriétés impartiales et générales du monde, comme le rationalisme en philosophie les a comprises depuis Platon et peut-être même avant lui. Pour moi, les essences du monde sont ce qui réside au cœur du monde. Nous pourrions aussi dire qu’elles vont au cœur de la vie, ce monde battant au rythme de la vie. Ce cœur du monde et de la vie, il n’est pas impartialement général ; il est au contraire « chaud » ou « froid », il est « rugueux » et « lisse », il a un cœur qui bat, il dégage de la sensibilité — oui, le monde dégage de la sensibilité ! Maintenant, en contactant une telle chaleur ou froideur, une telle sensualité, nous ne sommes nullement détachés de ce monde, mais sommes au contraire totalement emportés par lui. Nous sommes invités à l’action. Comprenez-vous maintenant que les essences du monde, ce qui fait battre son cœur, nous poussent à l’action dans des directions qui suivent son tempo. Maintenant, notre action sera-t-elle intelligente ? Cela ne fait pas moindre doute. Une action intelligente est pour moi une action adaptée au monde. Or, notre action, pour nous qui voyons les essences du monde, sera parfaitement adaptée au monde, car c’est en écoutant son cœur battre — en écoutant son essence — qu’elle nous aura été inspirée.

Ainsi, je me distingue assez fortement de Gibson. Alors que celui-ci nous dit que la structure optique nous indique l’action à faire, j’affirme que pour des actions plus complexes et abstraites, ce sont les essences du monde qui nous guident.

Un lecteur attentif aura peut-être cru déceler une faille dans mon propos. J’ai parlé plus haut de la mémoire comme étant un facteur de biais. Cela n’invalide-t-il pas mon recours actuel à la mémoire ? La mémoire que je vais mobiliser pour me représenter le monde ne risque-t-elle pas de biaiser ma compréhension de celui-ci ? Si tel était le cas, la possibilité de saisir les essences du monde serait mise en péril. Faut-il alors reconsidérer tout ce qui a été dit jusqu’à présent ? Non, je ne le crois pas, car la mémoire n’est pas nécessairement un facteur de biais. Lorsqu’on mobilise la mémoire comme un outil pour atteindre un objectif, elle se présente effectivement de façon à introduire un biais en faveur de cet objectif. En revanche, lorsqu’une mémoire jaillit dans l’esprit sans qu’elle soit utilisée en vue d’atteindre un objectif, elle peut très bien être objective. Mais comme nous venons tout juste de le voir, la conscience du monde dont il vient d’être question s’appuie sur le fait que nous n’en faisons nullement un problème. Les mémoires mobilisées ne seront donc pas subordonnées à un objectif. Donc, dans ce contexte, ce que nous allons tirer de notre mémoire au sujet de ce monde ne devrait pas être un facteur de fausseté. À partir de cette vision juste et complète du monde, c’est-à-dire, plus précisément, à partir de la vision de son essence, celui-ci devrait, si nos dernières réflexions sont justes, nous informer sur l’action intelligente à entreprendre.

Un dernier point mériterait d’être discuté avant de conclure cet article. Ce point, je l’introduirai en vous posant une question : en face d’une même situation, deux personnes libérées de leur activité délibérative verront-elles dans cette situation la même possibilité d’action (ou affordance) ? On pourrait penser que oui, puisque c’est le monde — son essence — qui suggère quelle action lui adresser, et le monde ici est le même pour ces deux personnes. En fait, il n’en est rien : deux personnes libérées de l’envie de délibérer ne verront pas dans une même situation la même opportunité d’action ! C’est que l’opportunité d’action est aussi fonction du sujet. Après tout, celui-ci aussi fait partie du monde. Or, chaque sujet est différent de l’autre. Il a notamment une personnalité bien à lui. Ainsi, une personne, devant la misère du monde, pourrait voir l’opportunité de travailler en aide internationale, tandis qu’une autre personne, parce qu’elle déteste voyager, pourrait voir dans la misère du monde l’opportunité de s’engager dans son quartier pour les gens en difficulté. Donc, quand la personne perçoit le monde, elle se perçoit aussi, avec toute sa personnalité, et c’est le monde mis en relation avec sa personnalité qui lui suggèrera quelle action poser. Voilà pourquoi un même monde peut suggérer des actions différentes à deux personnes toutes deux libérées du souci de délibérer.

Conclusion

Un mode de vie situé en dehors de la délibération se situe dans un espace où nous avons conscience de ce qui est habituellement inconscient. Ce qui meuble ce qui est (habituellement) inconscient, ce sont nos pensées automatiques, nos émotions, nos perceptions et nos gestes automatiques. Tout cela, en se libérant de l’envie de délibérer, devient conscient, se déploie de lui-même pour former ce que l’on pourrait appeler une vie à caractère automatique. En vivant à travers ces processus automatiques, il peut arriver que nos réponses ne soient pas adaptées à la situation. Cela ne signifie pas qu’il faille alors s’en remettre à la délibération et à la réflexion. En percevant le monde sans réfléchir à son sujet, et donc en ne le jugeant pas, et aussi en puisant dans notre mémoire ce que l’on sait de lui, il nous suggère une réponse profondément intelligente. Pourquoi cette réponse serait-elle intelligente ? C’est qu’elle vient du fait que nous faisons un avec la vie, puisque cette dernière n’est plus un problème à résoudre par la délibération, et dans cette unité avec la vie, le monde ne peut que nous inspirer ce qui fait son essence, laquelle nous invite à la réponse la plus intelligente qui soit.

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1 Dans cet article, la pensée automatique et la pensée spontanée seront identifiées. Cette identification vous surprend peut-être. Alors que l’on comprend une pensée automatique comme un acte mécanique et rigide, une pensée spontanée semble au contraire libre et non mécanique. Ce n’est pas en ce sens que j’emploierai l’expression « pensées spontanées ». Dans cet article, si une pensée n’est pas le fruit d’une délibération ou d’une réflexion, elle sera spontanée. Or, une pensée automatique ne résulte précisément pas d’un processus délibératif. Permettez-moi donc de dire qu’une pensée automatique est aussi spontanée.

2 Remarquez aussi ceci : quand il y a délibération, cette pensée délibérative perturbe et intervient dans le déroulement de nos processus automatiques. C’est que cette sphère automatique réagit à nos pensées, y compris à celles qui sont délibératives.

3 Si je ne m’abuse, en anglais, le mot « affordance » est un néologisme. Gibson, à partir du verbe « to afford », a inventé ce mot. Le verbe « to afford » signifie, en français, « proposer, offrir ». C’est pourquoi le concept gibsonien d’affordance est souvent traduit en français par l’expression « opportunité d’action ».