Dialogues sur l'expérience libératrice - Roger Godel

L’unité indivisible de cet état de conscience est inséparable de moi. Dans l’image de l’arbre et de son ombre sur le sol ocre, comme dans le luisant des eaux, je revendique ma part de vision. Les formes naissent, reposent et périssent en moi. D’où provient le parfum des fleurs ? Il procède d’un pouvoir propre à ma nature: l’aptitude à sentir. Voici qu’apparaît tout à coup dans mon champ de conscience une étrange bigarrure de couleurs, de silhouettes mouvantes. Un réseau immobile de lignes, des sons ; qui donc enveloppe de noms magiques cet indécomposable ensemble: Ilisos, Athènes, Socrate ? Ma seule présence les a fait jaillir. De ma présence encore monte la plénitude de vie dont cet instant est saturé

Extraits du forum Voies spirituelles & sentiers philosophiques

Extraits de : « Un compagnon de Socrate, dialogue sur l’expérience libératrice » aux éditions Flammarion, aujourd’hui épuisé. Ce livre sous forme d’entretiens fait suite aux « Essais sur l’expérience libératrice » et pointe vers la source de toute conscience et connaissance… (3e Millénaire)

Féru de culture grecque, le Docteur Roger Godel était allé en Inde avec sa femme en 1949 où il rencontra Ramana Maharshi et Krishnamenon qui devint son ami, voici sa relation des faits.

 » Ce fut, d’abord, pour demander au Sage d’éclairer le problème posé si dramatiquement par Socrate – qu’est-ce que l’homme ?  – que le rédacteur de ce livre se rendit aux Indes avec sa femme, au début de l’an 1949.

Il ne souhaitait rien d’autre qu’une instruction épistémologique applicable à cette science de la nature humaine qu’est la médecine.

Ses espérances furent pleinement réalisées. Tandis qu’il accordait son attention au dialogue d’une Sagesse transmise de génération en génération du fond des âges, il crut entendre parler Socrate.

L’enseignement se développait par interrogations, commentaires, ironie, défis, procédés tactiques, dans la familiarité des propos ; le visiteur aux Indes revécut les heures ensoleillées de ses lectures platoniciennes. Une lumière fraîche afflua dans les dialogues. Les mystérieuses allusions contenues dans le Phèdre, le Banquet, le Phédon, l’Alcibiade, la VIIe lettre, outrepassant la limite des mots, dégageaient une clarté sans ombres.

Depuis l’instant où survint cette découverte, celui qui écrit ces lignes ne fut plus qu’un auditeur aux écoutes ; en présence du Sage, questions et réponses se donnaient la réplique dans un monologue intérieur.

Il parlait. De ses entretiens ne se dégageait rien d’occulte, aucun appel à de douteuses techniques. On ne se sentait jamais enclin à désirer la puissance, ni à acquérir des pouvoirs.

En écho à sa voix, on s’entendait parler à soi-même. Une vie singulière animait la pensée devant la vérité retrouvée. »

Extraits du Chapitre II des “Dialogues sur l’expérience libératrice” : Spectateur devant le monde

MENON. – … Voici un premier obstacle le monde objectif. Il a pour le soutenir sa force d’inertie. Nos sens l’explorent et le situent dans l’espace. Après la vue, le toucher l’examine. Ils le déclarent compact, durable. A voir les choses toujours identiques à elles-mêmes dans leur apparence, on les croirait immuables. Leurs structures intérieures échappent à notre regard. Seules se montrent les surfaces, elles changent peu et lentement. Ce monde dont l’objectivité résiste à notre front est à la fois trop familier et mystérieux, insondable. Sa présence en face de nous a cessé depuis longtemps de nous émerveiller. Nous sommes accoutumés à vivre dans ce miracle quotidien. Il est la réalité concrète, un roc de réalités objectives, plus durable que notre être même, puisqu’il existe sans nous et survit à notre corps.

L’objet nous force donc à prendre vis-à-vis de lui – mais à distance – la frêle attitude du sujet. Cette dualité irréductible du sujet et de l’objet en liaison et antagonisme réciproques est une erreur fondamentale. De graves malentendus en résultent.

CLAUDE. – Votre tactique se dessine, elle m’apparaît bien hardie, trop hardie. Vous voulez que j’incorpore en moi la totalité du monde extérieur ; ses objets deviendraient alors mes objets, ils perdraient leur caractère d’extériorité et d’autonomie. C’est un habile stratagème, mais aussi un tour de force impossible à accomplir.

MENON. – Et pourtant, vous avez absorbé le monde ! Rien n’est resté au dehors.

CLAUDE. – Avant de procéder plus loin dans notre entretien, répondez à mes objections, elles sont sérieuses.

MENON. – Je vous demande, au préalable, d’examiner votre position de spectateur devant le monde. Au cours de cet examen critique, beaucoup de problèmes vont se résoudre sans difficulté. Tel qu’il se manifeste dans ses formes et ses phénomènes, l’univers nous atteint par la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher le goût. Il assume alors des apparences – des couleurs, des contours, des ombres et des reflets, une consistance – dont la structure de nos sens lui prête le modèle.

CLAUDE. Je vous suivrai plus volontiers si vous me présentez des exemples concrets.

MENON. – Un ruisseau coule à nos pieds. Ses scintillements remplissent mon regard d’étincelles. Des milliers de cigales chantent autour des paroles de Socrate. Un platane étend sur nous son ombre courte de midi. Je participe, moi Menon, à ce paysage dans l’instant même. Une senteur de lauriers en floraison m’imprègne.

L’unité indivisible de cet état de conscience est inséparable de moi. Dans l’image de l’arbre et de son ombre sur le sol ocre, comme dans le luisant des eaux, je revendique ma part de vision. Les formes naissent, reposent et périssent en moi. D’où provient le parfum des fleurs ? Il procède d’un pouvoir propre à ma nature: l’aptitude à sentir. Voici qu’apparaît tout à coup dans mon champ de conscience une étrange bigarrure de couleurs, de silhouettes mouvantes. Un réseau immobile de lignes, des sons ; qui donc enveloppe de noms magiques cet indécomposable ensemble: Ilisos, Athènes, Socrate ? Ma seule présence les a fait jaillir. De ma présence encore monte la plénitude de vie dont cet instant est saturé.

CLAUDE. – Personne ne songerait à contester cela. Les formes avec l’entière signification qui leur est attachée sont l’œuvre de votre champ de conscience. Leur structure a ses racines dans votre propre structure ; elle en est issue et s’y confond en retour. Je suppose qu’un cerveau très différent du vôtre – le réseau ganglionnaire d’une fourmi par exemple – produirait dans son champ d’opération un tout autre paysage. Bien entendu, l’Ilisos n’y serait point une rivière d’Athènes, ni Socrate un Sage. Jusqu’ici, j’accepte encore de vous suivre. En intégrant les objets dans l’unité d’un champ de conscience, vous les rendez intérieurs. Ils révèlent la phénoménologie de leur nature : représentations sensorielles, images, qualités, attributs, valeurs apposées sur des formes, formes apposées sur des valeurs. Cependant, bien que le paysage soit une expression de mon activité sensorielle et ne puisse être séparé de moi, je le situe néanmoins hors de mon corps. L’arbre n’a pas sa résidence dans mon cerveau. Il pousse à dix pas d’ici. Dois-je aussi intérioriser le ruisseau, et le faire couler en moi ? Vous me demandez d’accomplir un absurde renversement dans l’ordre des choses. L’extériorité des objets s’impose au sens commun ; c’est à cela, mon cher ami, que je suis fermement résolu à ne pas renoncer.

MENON. – Ai-je exigé pareille acrobatie ? Je me suis fait mal comprendre. Laissez en place les choses parmi lesquelles votre masse corporelle se meut. La bonne conservation du décor et votre propre intégrité matérielle sont à ce prix. Comment pourrais-je circuler au milieu des forêts de cette terre si je prenais les arbres pour une vision intérieure ? Le muscle aussi a des exigences. Nous allions oublier ses pouvoirs qui sont fort étendus. A lui seul il construit à son image un monde dont la pensée est tributaire. Le cerveau est soumis à sa dictature. Le sens musculaire impose aux démarches du langage la dialectique de sa forme. Ainsi s’édifie et se recrée sans cesse en nous un cadre d’espace et de temps où notre corps en mouvement, et d’autres corps, se découpent une place.

CLAUDE. – Vous accordez au muscle un immense empire, si le langage, la pensée même doivent lui être subordonnés.

MENON. – La pensée, en fait, parvient difficilement à s’affranchir des dimensions que le sens musculaire lui propose encore. Serait-ce parce qu’une énorme proportion de musculature entre dans la masse totale du corps ? Inonderait-elle de ses messages le cerveau ? C’est à vos biologistes de nous répondre. Pour notre démonstration, d’ailleurs, peu importe, elle repose sur une base ferme et indépendantes La voici formulée : l’espace et le temps ont en nous leur origine, c’est dans l’intériorité de notre être que leurs relations s’élaborent.

CLAUDE. – Jusqu’où avez-vous l’intention de m’entraîner si je concède ce point ? Peut-être vais-je entendre des propos encore plus subversifs ? Certains de vos confrères orientaux ont affirmé que le monde est pure illusion, mirage. Soutenez-vous cette thèse ?

MENON. – Refusez de me faire par grâce la moindre concession. Nous examinons un grave problème. Il exige de nous une entière franchise, de l’impartialité, un discernement en éveil. Si l’évidence des faits s’impose, donnez votre accord. Mais si, par contre, ma cause n’est pas gagnée, formulez vos objections.

CLAUDE. – Une partie de vos assertions me semble très acceptable. Il est certain, à mon avis, que le cadre temporo-spatial – dans lequel notre pensée et notre corps se meuvent – est un produit de leur expérience sensible et de la spéculation abstraite. A ce titre, le temps et l’espace nous sont intérieurs. Toutefois, il m’est impossible de vous suivre jusqu’à la dernière étape, d’escamoter avec vous le monde objectif. L’univers extérieur est réel pour moi. Sa réalité s’affirme au dehors, dure, concrète, mesurable, immuable.

MENON. – C’est pourquoi l’escamotage de « l’univers extérieur » n’aura pas lieu. En revanche, je propose un compromis. Renonçons à opposer l’un à l’autre le monde extérieur et le monde intérieur. Ils sont inséparables tout autant qu’objet et sujet.

CLAUDE. – Si je souscris aux termes de votre pacte, l’arbre sera installé en moi autant que sur les bords du ruisseau. Nous aurons deux platanes face à face.

MENON. – L’arbre est en vous… et unique. C’est indéniable. Sa forme est un effet de votre vision…

CLAUDE. – … et ma vision ne peut être séparée de moi-même. Je prévois la suite. La contemplation de l’arbre me met en présence de mon être. Étrange tête-à-tête dans la solitude. A l’instant, je me vois assimilé à un platane. Il occupe telle place sur terre, à une distance de mon corps, bien définie, mesurable au mètre, mais j’ai donné naissance – encore moi, mesure de toutes choses – à cette longueur comme à tous les paramètres en usage.

Où me suis-je laissé conduire ? Vous m’avez enfermé dans une prison dont je suis, en personne, la clôture, la cellule, le geôlier et le détenu tout à la fois.

MENON. – Et cependant, la clef est dans vos mains !

Dialogues sur l’expérience libératrice – Roger Godel

CHAPITRE III (extrait)

A MIDI SUR L’ILISSOS

CLAUDE. – Une nuit et un jour ont passé sur notre entretien. J’ai emporté en vous quittant l’impression inconfortable d’être enfermé en moi-même. Tous les paysages du monde ont accès à ma cellule. Ils m’apparaissent dans un miroir où je me reconnais ; je ne puis faire un seul pas hors des murs. Ma solitude est absolue. Vous avez éveillé dans ma tête une obsession qui ne me permet aucun repos. Lorsque j’aperçois une silhouette humaine, je sais qu’elle m’est intérieure, je sais que ma vision l’a construite, au moral comme au physique, dans ses moindres détails, et que mes réactions à son égard lui font une personnalité.

J’étais fort épris d’une femme intelligente et belle. Mais la Sagesse m’a éclairé sur cette illusion. Il est certain à présent que son image, avec tout ce qu’elle éveille, était une simple évocation de mon cœur complice des sens. Est-il possible d’aller plus loin dans la voie de la folie ?

MENON. – Un dernier plongeon vous en fera sortir.

CLAUDE. – J’hésite à poursuivre cette absurde aventure.

MENON. – Absurde en effet. Votre situation est intolérable cherchez une issue.

CLAUDE. – J’ai été contraint de rejeter l’illusion d’un monde objectif indépendant du champ de ma conscience. La réalité, pour moi, est maintenant au-dedans.

MENON. – L’épithète «au-dedans» sonne étrangement à mes oreilles. Au-dedans de quel réceptacle situez-vous ce monde ?

CLAUDE. – A l’intérieur de ma tête et de mon corps, quelque part dans le cerveau, peut-être un peu partout à travers sa matière grise ou blanche.

MENON. – L’univers entier, jusqu’aux plus lointaines étoiles, serait-il entré dans votre corps ?

CLAUDE.- C’est une position intenable en effet

MENON.- Pourquoi s’effrayer du paradoxe ? Mieux vaut le résoudre. L’image de ce monde, dites-vous, prend sa source en votre corps, et de ce lieu central elle semble se déployer au loin vers tous les horizons. Consentiriez-vous maintenant au suprême abandon : à celui de ce corps et de ce cerveau que vous avez établis au centre de l’univers ?

CLAUDE. – Devrai-je aussi cesser de nourrir des pensées dans ce cerveau?

MENON. – Je ne vous incite à aucun sacrifice ni renoncement. Voulez-vous que nous examinions ensemble l’évidence des faits ? C’est à eux de nous instruire.

Vos yeux sont grand ouverts ; vous leur faites parcourir l’étendue d’un vaste horizon. Dans votre champ de conscience passent les nuages du ciel bleu. Qu’apercevez-vous encore ?

CLAUDE. – L’image d’une montagne, la rivière proche avec les arbres sur ses rives, diverses personnes.

MENON. – Le paysage est-il entré en vous au grand complet ? N’avez-vous rien omis ?

CLAUDE. – Rien d’important n’a été oublié.

MENON. – Sauf vous-même ! Au moment de conclure l’inspection, nous avons négligé d’introduire dans votre champ de conscience le corps de Claude. Réparons vite l’oubli, l’image de cette silhouette manquerait à la vision d’ensemble. Pourquoi l’avoir retranchée ?

CLAUDE. – Parce qu’elle a sa place au centre de tous les rayons visuels. Vers mon corps – plus particulièrement sur mes yeux – converge l’univers entier ; du moins celui qui m’est connu ou connaissable.

MENON. – Chacun d’entre nous s’attribue ce privilège singulier. En conséquence, le monde devrait avoir des milliards de centres. Vous seriez l’un d’eux. Mais ce lieu central, le situez-vous à la surface de votre corps, ou doit-on le chercher plus profondément ?

CLAUDE. – Il est sur la rétine, ou plutôt dans le cerveau entre le lobe occipital et les noyaux gris de la base… dans la trame du diencéphale.

MENON. – Je vous demande de reconnaître le point central où viennent se perdre en vous tous les rayons lumineux. C’est à votre propre expérience que je m’adresse, non pas à des théories physiologiques. Je vous demande d’examiner à nouveau le contenu de votre champ de vision, depuis les objets lointains jusqu’aux plus proches. Vous y trouverez, inclus, pour finir, votre propre corps au premier plan. Retirez-vous alors derrière son image.

CLAUDE. – J’exprimerai donc simplement ce que je constate. Ce centre d’observation doit être caché à une très grande profondeur de mon être – au delà de tous les sens – puisque la forme de mon corps, mêlée aux sensations et jugements qui s’y réfèrent, apparaît à un témoin établi en ce poste. Il est nécessairement en retrait, et à une distance incommensurable de toutes choses intérieures ou extérieures au corps. Serait-ce le centre même d’intégration de l’individualité, le point où il demeure dans son unité indivisible ?

MENON. – Dès lors qu’il vous apparaît dans cette perspective, que devient le corps de Claude par rapport au paysage ?

CLAUDE. – Une nécessité logique lui impose de prendre place dans l’univers dont il est partie intégrante. Mon corps est fait de la même étoffe que le cadre environnant. Il a puisé dans le cosmos tous les éléments physiques et chimiques dont il se compose. Sa place est dans le monde extérieur.

MENON. – Le « monde extérieur », cet univers d’objets que nous avions résolument désavoué et banni de notre présence, reprend maintenant sa place devant nous et il s’est beaucoup accru pendant que nous descendions en profondeur jusqu’à ce poste d’observation dans l’intériorité. Sa masse a absorbé le corps et toutes les pensées de Claude…

CLAUDE. – La pensée d’un homme peut-elle faire partie du monde objectif ?

MENON. – Observez le jeu de votre activité mentale lorsqu’elle naît et prend forme devant nous. Elle fait jaillir sa courbe, la développe, établit ou rompt des rapports entre un thème et l’autre au regard de votre esprit de discrimination. Le contenu vous en est offert pour être retouché, corrigé et transmis à l’organe d’expression : la parole. L’élaboration et le déroulement de cet étrange phénomène se sont accomplis à distance du niveau où demeurait – en éveil – l’observateur. Et celui-ci, établi sur cette haute et dernière instance, possède le pouvoir de défléchir le cours des pensées.

CLAUDE. – Si je le perçois à partir de ce foyer distant, le cheminement de ma propre réflexion m’apparaît objectif.

MENON. – Ces méandres font surgir des formes changeantes et une durée. Vous-mêmes, sans attache avec ces choses subtiles, demeurez immuable.

CLAUDE. – Ma pensée n’est-elle pas issue de moi ? Elle me lie ; si je m’abstiens de la revendiquer comme mienne, par contre elle me revendique, moi, sa source d’émission, et m’engage dans son impermanence.

MENON. – La permanence s’affirme en vous. Vos pensées, vos attitudes peuvent bien se contredire, leur antagonisme s’exerce sur un champ limité. Plus haut, les contradictions sont résolues. Un même observateur – pure vigilance – tient sous son regard leurs termes irréductibles l’un à l’autre. Percevrait-il leur conflit si lui-même ne demeurait constant, hors d’atteinte, toujours identique à soi ? Sa nature impersonnelle le soustrait à tout engagement.

CLAUDE. – Je tombe d’accord en m’interrogeant sur ce point. Il existe, au plus intime de l’être, un état de pure vigilance. Sa nature est indescriptible parce qu’elle récuse le témoignage des sens et de la raison. La pensée la plus subtile se résorbe dans cet axe de toutes références. C’est pourquoi il y règne un silence absolu. On peut seulement faire allusion à cela par figures et symboles, ou en termes négatifs.

MENON. – Mon cher Claude, vous parlez comme un homme à qui ces choses sont familières. Le souvenir commence a poindre en vous. Socrate se réjouirait d’entendre s’éveiller la lointaine anamnèse.

CLAUDE. – La pointe de son aube est insaisissable, elle tremble sous mon regard. Mais peut-être serait-il plus conforme à la vérité de dire : mon regard commence de s’éteindre à son approche.

MENON. – Mais après avoir subi cet éblouissement, le regard doit tomber à nouveau sur le cours de la vie empirique. Il est temps de revenir…

CLAUDE.- Pourquoi ? Aurais-je rêvé en état de veille ?

MENON.- Bien au contraire, vous avez veillé dans l’état de rêve. A partir de ce jour, la vérité va se mêler étrangement à vos songes. Restez alerte. La découverte reste acquise. Le temps ni les contingences ne peuvent l’effacer. Sa clarté demeure sour, la brunie.

CLAUDE. – Vous m’avez soudainement ramené sur le terrain. Il est vrai que la position en extrême pointe où j’étais parvenu, était difficile à soutenir. Plus rien n’y survit du monde. Aucune parole ne peut y pénétrer, ni en sortir. Ma chute offre, du moins, quelques avantages en compensation. Je retrouve mes sens et l’instrument du langage… avec leurs imperfections dont je me satisfais. Le monde fait éclater à présent une merveilleuse splendeur à travers le manteau de magie dont il est vêtu. Dans l’abondance sans limites de ses formes, une forme unique apparaît. Elle ramène ce qui change à ce qui ne change pas, le temps à l’intemporel.

MENON. – Vous persistez à parler par symboles abstraits. Qu’est devenu le monde objectif ? Peut-il être décrit ?

CLAUDE. – La frontière a disparu qui le séparait de la vie subjective. C’est établir une division arbitraire, factice que d’opposer l’extériorité à l’intériorité, le réel à l’irréel.

MENON. – Parmi les formes innombrables dont vous observez la venue et la disparition dans la brume d’un demi-jour, il en est une qui vous touche de près : le personnage de Claude. Comment vous apparaît-il quand son rôle est porté sur la scène ?

CLAUDE. – A tout instant, il assume de nouvelles, attitudes, des mécanismes à déclic le meuvent. Une pensée puis une autre, une gerbe de pensées le traversent. Il leur donne accueil. Sait-il d’où elles viennent ? Vers quel destin le conduiront-elles ? Des vagues d’anxiété ou d’espoir, de colère, de joie, de terreur, déferlent sur lui. Les contradictions ne le gênent pas, il est toujours un autre. La vie en perpétuel écoulement lui impose de passer de forme en forme sans répit.

Depuis l’instant où on le conçut dans l’union de deux cellules, il est demeuré identique à lui-même. Son nom consacre cette évidence de fait. Cependant, à tous les niveaux de la substance dont il est formé, des parcelles de matières, vivantes le composent et le décomposent en un tourbillon incessant. Je dois, quelque part, réconcilier l’irréductible antinomie de l’impermanence et de l’immuable.

MENON. – Quelque part, dites-vous ! En quel lieu privilégié le fluide cesserait-il de couler sans stagner pourtant ?

Claude. – Cette opération est inconcevable ; où pourrait-elle se réaliser ?

MENON. – Partout, sinon… nulle part. Le pouvoir du Sage consiste à réaliser cela, par nature et sans effort – transcendance et immanence, présentes l’une à l’autre, sont dépassées en lui.

CHAPITRE V (Extrait)

RETROUVER LE MESUREUR DE L’INCOMMENSURABLE

CLAUDE. – Notre dialogue marque une étape importante dans le cours de mes recherches. Il m’a fait découvrir, à l’arrière-plan de l’univers visible et tangible, un substrat fondamental dont la nature est inaccessible à nos sens, inaccessible aux modes de penser dont l’homme fait usage dans sa vie de chaque jour. Ce réceptacle originel, d’où émergent et où retournent toutes choses, n’est ni solide, ni gazeux, ni liquide, ni substantiel, ni immatériel. On ne peut tenter d’en approcher qu’à travers l’atmosphère des pures mathématiques. Sans doute parce qu’un grand effort m’est imposé, j’arrive difficilement à me convaincre de la réalité du champ. Peut-on dire qu’il existe par lui-même ou bien est-ce le cerveau humain qui l’imagine, le crée et à tout instant le recrée en conformité avec ses découvertes ?

MENON. – Le savant cherche à assimiler par la connaissance les aspects innombrables du réel. Il s’efforce de rendre intelligibles les phénomènes soumis à son observation. En quoi cela consiste-t-il ? A saisir et à absorber simultanément dans un état de conscience un ensemble de relations significatives.

CLAUDE. – Que veulent dire les mots dont vous faites, tour à tour, les pivots de votre définition ? Assimiler, saisir, absorber ?

MENON. – Ils désignent une évidence intérieure, indéfinissable par nature. Absorber, assimiler une substance, c’est la rendre semblable à soi. Ainsi en est-il des aliments, lorsque nous les avons incorporés dans l’intimité de nos cellules. Ils s’intègrent dans notre structure.

CLAUDE. – Votre comparaison me paraît étrange. Comment l’intelligence s’y prend-elle pour « assimiler » un objet intelligible ?

MENON. – Observez donc le procédé tel qu’il s’accomplit en vous quand, par exemple, un théorème de géométrie vous est démontré. A mesure que les phases de la démonstration se déroulent, votre attention en éveil attire à elle l’argument, l’examine et l’absorbe ou le refuse – au moins provisoirement.

CLAUDE. – Ma question vous est soumise de nouveau. Elle exige impérieusement une réponse, car je présume que la clef de la connaissance est cachée derrière elle. Que se passe-t-il en nous lorsqu’un argument est absorbé et assimilé ? Est-il possible de définir la nature de cet étrange phénomène dont la simplicité nous déconcerte : la conscience d’avoir compris – conscience pure, semble-t-il, et sans forme ?

MENON. – A l’instant exact où s’éclaire la conscience d’avoir compris – donnez à ce fait le nom qui vous plaira : connaissance, intelligibilité – l’argument, avec sa forme, ses articulations, cesse de flotter devant nous. Qu’est-il devenu ? Serait-il, maintenant, en quelque sorte inhérent à notre nature au point d’être indissociable de nous-mêmes ? Aussitôt qu’une formulation logique s’est imposée comme vérité intelligible par la force de l’évidence qu’elle porte en elle, nous la faisons nôtre. Elle est incorporée, pour un temps, dans l’intimité de notre conviction. En conséquence, elle a disparu du champ objectif de la conscience – bien qu’elle puisse y reparaître sous une figure nouvelle pour être reconsidérée.

Assimiler un théorème, c’est l’introduire dans le plan d’une évidence intérieure où cessent les oppositions du sujet et de son objet.

CLAUDE. – Si l’univers nous devenait, un jour, entièrement intelligible dans une formulation des lois qui l’ordonnent, comment nous apparaîtrait-il ?

MENON. – Transformé en connaissance l’univers cesse de nous apparaître, la loi dont il est l’expression significative se substituant aux phénomènes et aux formes. Et cette loi cosmique – si elle est correctement formulée – s’évanouit à son tour quand elle a fini de remplir sa fonction qui est d’éveiller la connaissance.

CLAUDE. – Mon cher Menon, vous défiez le sens commun. Je refuse de laisser le monde aller au néant. Un flot d’objections me monte à l’esprit.

MENON. – Présentez-les, je vous prie, une par une, dans l’ordre où elles apparaissent.

CLAUDE. – Le cosmos doit-il se volatiliser par le seul fait qu’il est devenu intelligible ? Quand bien même j’aurais inclus dans une loi compréhensive la totalité des relations possibles à l’intérieur de l’univers, mes yeux, mes mains continueraient de témoigner qu’il existe des phénomènes, des formes concrètes.

MENON. – Eh bien, accueillez leur témoignage. Les yeux, les mains, l’audition et les autres sens remplissent leurs rôles lorsqu’ils réfèrent à un informateur, en éveil derrière eux, les signes impliqués dans les formes. Je m’explique à l’aide d’un exemple. Une silhouette oblongue, aux tons verts et bruns, surgit contre la lumière d’un fond bleu dans le cadre de votre vision. Qui donc l’identifie et le reconnaît pour être un cyprès devant le ciel ? Est-ce la fonction visuelle brute ? Non pas, certainement. Le mérite en revient à un observateur sensible à la dynamique informative des formes, A un témoin prompt à connaître. Ainsi, toutes les activités sensorielles tendent vers la connaissance et atteignent en elle leur foyer. Elles la rejoignent pour s’y éteindre sur divers plans d’intégration.

Imaginez qu’un enquêteur veuille exploiter à fond les ressources de ses sens accrus par l’instrumentation scientifique pour atteindre une connaissance intégrale – dans ses structures et infrastructures – de l’univers. A mesure que la recherche progresse, les formes visibles et tangibles en usage dans la vie familière cèdent à des configurations abstraites que l’intelligence seule saisit. Les lois succèdent aux lois. La pensée investigatrice se fait impersonnelle et son acuité croit. Quand sera atteinte la source initiale d’intelligibilité l’univers aura été résolu, à la manière d’une énigme, dans sa pure réalité intelligible.

CLAUDE. – Sera-t-il, pour autant, amené à disparaître ?

MENON. – Lorsqu’un message secret, transmis dans la formule du code, a été déchiffré, qu’advient-il de la formulation ?

CLAUDE. – Elle reste bien visible en noir sur blanc.

MENON. – L’écriture est inséparable, dès après la lecture, de l’intelligibilité du message, car c’est du message que les caractères écrits détiennent leur valeur d’existence. Vous ne pouvez voir en eux, à la suite du déchiffrement, qu’un moyen de communication ; tel est leur sens, noir sur blanc.

CLAUDE. – Vous déclarez – sans en fournir aucune preuve – que l’univers est intelligible, qu’il se laissera un jour réduire entièrement en connaissance. Je suis loin de partager votre espoir. L’investigation scientifique nous conduit d’énigmes en énigmes jusqu’à un état de profond désarroi. Les modalités les plus hardies, les plus subtiles de la pensée sont impuissantes – vous l’avez vous-même reconnu – à nous faire dépasser un certain niveau d’intelligibilité. L’esprit d’investigation se débat sans fin entre l’analyse et la synthèse au milieu des formes qu’il a lui-même sécrétées.

Il n’existe pas, et il n’existera jamais un système rationnel susceptible d’évoquer la somme totale des relations contenues dans l’univers.

MENON. – Je vous demande de rendre justice à nos entretiens précédents. Ils nous ont ouvert une voie au-dessus des frontières de la pensée investigatrice, vers la source d’intelligibilité, elle est en nous, source de vérité, à chaque instant présente et vérifiable par expérience. C’est donc dans l’abime – ou semblablement à la cime – de notre être que se trouve la solution au problème de l’univers. L’univers, c’est nous.

CLAUDE. – Un bien petit univers, un microcosme !

MENON. – … sans petitesse, ni grandeur. Un monde de signes, irréductible aux paramètres d’espace-temps.

CLAUDE. – Vous faites évanouir le temps et 1’espace en les niant, tout simplement. Ce n’est qu’un tour d’acrobatie verbale ! J’en appelle à l’autorité des astronomes. D’après leurs observations et leurs calculs, l’univers étend son rayon à des milliards d’années-lumières. Contesterez-vous cela aussi ?

MENON. – Je n’aurai pas cette impertinence. Si vous m’y autorisez, j’ajouterai d’autres dimensions aux paramètres en usage. L’univers en expansion, ai-je entendu, est une hyper-sphère, il faut lui accorder les nombreuses coordonnées qu’il exige. Cela ne me trouble aucunement. Je suis prêt à assimiler autant de créations mesurables qu’on en voudra invoquer. Je m’en remets pour cela au jugement des savants dont le credo se transforme et progresse d’année en année.

Cependant permettez-moi, à la fin d’une journée d’épreuve, d’aller retrouver, dans la connaissance de sa paix, le mesureur de l’incommensurable.

CLAUDE. – Qu’importent à celui-là les milliards d’années-lumière. Sont-elles faites réellement d’espace et de durée ou apparaissent-elles à son regard lucide comme une pensée éphémère, un signe évocateur de distances irréelles, inimaginables. ?

MENON. – j’incline à croire que le suprême mesureur ignore les embarras de votre dilemme. La question dont vous faites votre souci – l’espace-temps – existe-t-il en réalité ou n’est-ce qu’une valeur abstraite applicable à la mesure du monde empirique ? Ce problème n’offre aucun sens pour lui.

CLAUDE. – Je renonce pour le moment à vous harceler de mes objections. Répondez à une seule demande : quand Socrate se laissait absorber dans cet état singulier dont la puissance l’immobilisait parfois d’une aube à l’aube suivante, l’univers lui apparaissait-il encore ? Ma question est peut-être insolite. A-t-il fait part de son expérience au cours des dialogues avec ses disciples ?

MENON. – Tous ses entretiens avec nous préparaient cette fin : éveiller en ses auditeurs l’expérience. Ses paroles, je ne sais comment, perçaient la brume du sommeil. Les regards devenaient clairs devant lui et la pupille s’élargissait.

CLAUDE. – Par l’ouverture de cette pupille, quel paysage de l’univers aperceviez-vous ?

MENON. – Un univers sans paysage ni couleurs.

CLAUDE. – Quelle triste vision, appauvrie et sans beauté !

MENON. – Ne consultez pas votre imagination, elle vous tromperait grossièrement. Sa fonction se déroule dans un monde de formes et l’incite à créer une diversité d’images et d’émotions. Incapable, par conséquent, d’accéder à l’altitude de l’expérience, elle bâtira pour vous satisfaire un décor de fantaisie, une mise en scène, une vision faussement mystique.

Or l’expérience refuse toute vision de forme, de substance, de couleur. Sa nature est indescriptible. Aucune parole ne la qualifie authentiquement. On la trahirait à vouloir la nommer Savoir, Harmonie, Beauté, Joie ou Amour. Leurs majuscules n’ajoutent rien à la petitesse des mots.

La réalité de l’expérience absorbe en elle et inclut le balbutiement enfantin de tant de vaines paroles. Elle établit aussi leur suprême consécration et les justifie. »