Léon Delpech
Perspectivisme spirituel, andrographie et problème de la liberté

La recherche d’une vision intégrale plurivoque au milieu du 20e siècle Le problème de la liberté réalise un des problèmes fonda­mentaux de l’homme. Il se situe à la limite psychologie-méta­physique, et sa situation implique une hypothèse sur les relations du moi et du non-moi. Par sa position même, cette question suppose une double analyse de […]

La recherche d’une vision intégrale plurivoque au milieu du 20e siècle

Le problème de la liberté réalise un des problèmes fonda­mentaux de l’homme. Il se situe à la limite psychologie-méta­physique, et sa situation implique une hypothèse sur les relations du moi et du non-moi.

Par sa position même, cette question suppose une double analyse de l’homme, et du cosmos. Or, la réflexion humaine a eu tendance jusqu’ici à faire porter son effort sur les· sciences cosmologiques, beaucoup plus que sur les sciences noologiques. Celles-ci sont, en beaucoup de cas, des disciplines récentes ayant à peine une centaine d’années d’existence, comme la psychiatrie, l’ethnographie, la psychologie expérimentale, etc… ; aussi n’est-il pas étonnant qu’elles aient progressé en ordre dispersé et qu’au­cune tentative unitaire semblable à la théorie de la relativité n’ait été réalisée, ni même esquissée ? C’est ce qu’avait profon­dément remarqué A. Carrel, qui voit comme hase d’une connais­sance intégrale de l’homme, les disciplines suivantes : « la chimie, l’anatomie, la psychologie, la pathologie, la médecine, la pédagogie, l’esthétique, l’économie politique et sociale, la morale et la religion » (L’homme cet Inconnu). N. Pende arrive aux mêmes conclusions dans sa Science moderne de la Person­nalité humaine, 1947.

Si nous nous plaçons au point de vue historique, nous voyons qu’une conception synthétique de l’homme dans ses relations avec l’Univers a été seulement réalisée en Occident, avec la métaphysique d’Aristote, d’une part, et la théorie des tempé­raments d’Hippocrate, d’autre part ; en Orient, plus préci­sément, en Chine, avec la Yangologie.

La renaissance et l’éclosion de la science moderne (Galilée) ont séparé l’homme de l’Univers. Le cartésianisme a créé à l’intérieur de l’homme le dualisme corps-esprit, avec toutes ses conséquences néfastes. Il a fallu plusieurs siècles pour que nous retrouvions l’unité de l’homme. C’est Kant un des premiers qui a réalisé l’idée d’une anthropologie pragmatiste opposée à l’an­thropologie physique. M. Scheler a repris la tradition anthropologique sur le plan philosophique. Du côté scientifique, la conception d’une science synthétique de l’homme s’est fait peu à peu jour. Au XIXe siècle, avec les ouvrages de F. Hoefer et G. Le Bon, au XXe siècle, on peut retenir Coutrot, De quoi vivre, 1935, et F. Ménétrier, L’espoir de l’Abîme, 1946. En même temps qu’apparaissait l’idée d’une science synthétique de l’homme, le développement des sciences cosmologiques con­duisait l’épistémologie à réformer sa conception de l’Univers. « Si l’on veut suivre une activité de pensée réelle, il faut en arriver à une ontologie distribuée sur deux ou plusieurs niveaux d’êtres » (Bachelard). Il en est de même en esthétique, et P. Cour­thion n’a pas craint de déclarer aux Entretiens de Genève, à propos du conflit art figuratif et art non figuratif : « Il y a aujourd’hui plusieurs peintres comme Lapicque, qui conjuguent, dans un même tableau, les deux langages, les deux écritures : « C’est la Liberté  ». De même, sur le plan du roman, on trouve un simultanéisme qui va de Faulkner à Dos Passos et à Sartre. Dans le théâtre, même point de vue multivalent, chez Piran­dello ou O’Neill.

Peu à peu se dessine une nouvelle manière d’envisager le réel, qui n’est plus considéré comme univoque, mais comme plurivoque. Cette conception s’est fait jour surtout dans l’évo­lution de la physique contemporaine depuis cinquante ans.

1. Après la démonstration par H. Poincaré, en 1901, du théorème indiquant que «  si un phénomène comporte une explication mécanique complète, il en comportera une infinité d’autres, qui rendront bien compte de toutes les particularités révélées par l’expérience ».

2. La notion de complémentarité de Bohr, basée sur la mécanique ondulatoire, admet deux modes de description, pour rendre compte du réel.

3. Enfin, le principe de subjectivité de Mariani, 1937, ramène les « lois à des opérations effectuées par les observateurs ».

En développant ces idées, G. Bachelard est amené à conce­voir un perspectivisme philosophique. « Un concept suffit en effet pour disperser les philosophies, pour montrer que les philo­sophies partielles se posaient sur un seul aspect et n’éclairait qu’une face du concept. »

On est conduit à la notion de profil épistémologique. Il s’agit de l’importance accordée, par un penseur, à une notion dans les diverses systématisations, voire conduites, comme l’a montré Bachelard, qui préconise « une analyse philosophique spectrale, qui déterminerait avec précision, comment les diverses philosophies réagissent au niveau d’une connaissance objective particulière » et conclut : « une connaissance particulière peut bien s’exposer dans une philosophie particulière, elle ne peut se fonder sur une philosophie unique. Son progrès implique des aspects philosophiques variés ».

On arrive ainsi à la notion de monographie scientifique établie pour chaque concept fondamental de la science, comme de la philosophie. Ces monographies auront comme base l’his­toire de la notion dans les diverses systématisations possibles où elle entre. On peut l’envisager aussi, dans des philosophies appartenant à des cycles culturels différents, comme l’ont fait Spengler et P. Masson-Oursel. La psychanalyse des concepts de base en élimine les éléments anthropologiques. Enfin, une pédagogie supérieure comme celle de Korzybski permettrait à l’esprit de concevoir le réel sur divers plans et à ne pas s’en tenir à une vue unilatérale, mais y substituer un pluralisme unitaire.

Si nous prenons le concept de la liberté, on peut examiner sa place dans les Weltanschauungen suivantes, pour l’Occident » : 1. réalisme sociologique (primitif) ; 2. rationalisme des essences (Aristote et Scolastiques) ; 3. rationalisme du Juge­ment (Descartes) ; 4. criticisme (Kant) ; 5. traditionalisme (Lamennais, de Bonald) ; 6. spiritualisme éclectique (Maine de Biran) ; 7. matérialisme historique (K. Marx) ; 8. métaphysique postkantienne (Fichte, Schelling) ; 9. idéalisme réflexif (Renouvier, Lachelier) ; 10. épiphénoménisme (Maudsley) ; 11. prag­matisme de W. James ; 12. bergsonisme (Le Roy, Wilbois) ; 13. existentialisme (Sartre, Chestov) ; 14. le néo-réalisme anglo­américain, etc …

On devra tenir compte : 1. de l’intensité de la notion ; 2. de sa force explicative.

Si, au lieu de se placer en face du penseur qui donnera lui-même son profil, on se place en face de l’œuvre que l’on consi­dère comme un philosophème, suivant le terme hégélien, une méthode d’analyse peut être employée, celle que les psychana­lystes de la pensée poétique ont mise en œuvre: Ch. Baudouin, Bachelard, Michaud; elle consisterait à dresser une statistique, non des images, mais des concepts, voire des thèmes sur une notion donnée. Pour certains penseurs, dont un lexique a été établi (Aristote, Hegel), le travail est presque fait.

Une recherche convergente a été effectuée par Sorokine qui, dans sa dynamique sociale et culturelle (New-York, 1937), a constitué des index numériques de différents auteurs et écrits de chaque période, les a classés en catégories pour pouvoir établir l’influence des différents systèmes de pensée. L’homme dont la synthèse constitue l’andrographie, l’homme, facteur humain, est en effet un élément décisif dans toute connaissance. Aussi peut-on dire que l’étude andrographique est nécessaire et préalable pour aborder tous les plans de réalité. Nous sommes donc conduits à un nouveau dispositif de prospection : le profil androgrammique qui nous donnera l’importance du problème dans les sciences de l’homme. Pour ce qui est de la liberté : 1. sur le plan physique, liberté et conservation de l’énergie (cf. St. Venant, Boussinesq, D. Mercier, etc…) ; 2. sur le plan physiologique : a) existence d’un réflexe de liberté (Pavlov) b) existence d’un pouvoir d’inhibition et de choix dans la forma­tion des habitudes (Lefèvre) ; 3. sur le plan pathologique, la chronaxie vestibulaire est modifiée dans le cas de l’hystérie, elle ne l’est pas en cas de simulation (G. Bourguignon) ; 4. sur le plan linguistique, L. Webert a montré le rôle du langage et des croyances magiques dans le développement de l’idée de liberté ; 5. sur le plan pédagogique, Th. Brosse a révélé que les Yoguis pouvaient agir consciemment sur leurs muscles lisses ; 6. sur le plan psychanalytique, dans les· rapports entre les pulsions et le sur-moi (Szondi) ; 7. sur le plan psychologique, les analyses de Descartes, Spinoza, Maine de Biran, etc… jusqu’à Nabert et Mottier ; 8. sur le plan social, la lutte à travers l’histoire de la liberté basée sur l’idée de la valeur de l’homme (Lord Acton) ; 9. sur le plan économique, dans la lutte de l’homme contre les forces économiques (cf. romans de Malraux, œuvres de H. de Man) ; 10. sur le plan esthétique qui oscille entre la création voyance des surréalistes comme A. Breton, à la création tech­nique de P. Valéry, et Pius Servi en ; 11. sur le plan métapsy­chique : l’opposition clairvoyance-liberté : cf. J.-B. Rhine, L. Vivante, G. Calligaris ; 12. sur le plan métaphysique, Des­cartes, Leibniz, Kant, etc… ; 13. sur le plan religieux : a) sur le plan primitif, une tradition du néo-lithique voit dans la recherche de l’extase un effort pour échapper à l’espace-temps (cf. Gordon) ; on retrouve ce point de vue, en Orient, avec la liberté-perfection, par laquelle le Sage échappe aux détermi­nismes « Sartori » du bouddhisme Zen, par exemple; b) dans le catholicisme, la lutte bannésienne-moliniste sur la science moyenne et plus tard lutte janséniste-jésuite sur la grâce. Nous réalisons ainsi sur cette question un profil andrographique. À l’intérieur même de la psychologie, un profil épistémologique est possible.

Mais nous sommes encore en présence d’une réalité trop fluide. Il s’agit de serrer la question. En effet : « la véritable phénoménologie scientifique est essentiellement une phéno­méno-technie » (Bachelard) et nous devons passer du profil androgrammique au profil androtechnique qui sera constitué sur chaque plan pour le nombre d’expériences positives en faveur du concept déterminé. Nous aurons ainsi une courbe de la réalité du phénomène. Tenant compte : a) de son échelle, car chaque phénomène est déterminé par elle (Ch.-E. Guye); b) de son expression : c’est là qu’une terminologie stricte est nécessaire dans chaque science et en particulier dans les sciences de l’homme. Une correspondance entre ces différents langages devra être établie.

Nous arrivons ainsi à avoir sur chaque problème métaphy­sique une monographie qui nous donne : 1. le profil épistémologique ; 2. le profil andrographique ; 3. le profil androtechnique.

Pour réaliser ces tâches, un travail d’équipe est nécessaire. D’où la nécessité d’un Centre International d’Andrographie qui coordonne dans des archives tous les documents relatifs aux sciences de l’homme. Les étapes constructives seraient : 1. un androgramme type, c’est-à-dire un profil psycho-physio­logique comprenant les données morphologiques, physiologi­ques, psychologiques, etc… , concernant le sujet donné ; 2. des vocabulaires spécifiques pour chaque science ; 3. une encyclo­pédie réalise l’unité analogique entre ces vocabulaires ; 4. des monographies androgrammiques et androtechniques sur toutes les grandes notions scientifiques et philosophiques ; 5. des enquêtes sur les grandes fonctions de la pensée où on comparera les androgrammes des créateurs avec les profils épistémolo­giques de leur création, car il n’y a pas forcément correspon­dance, mais quelquefois antagonisme, comme l’a montré Lalo à propos des créations artistiques.

Le philosophe entre en jeu, en rattachant les différents aspects d’une notion à son expérience interne, puis à l’homme (humanisme) ou à un absolu (Dieu ou cosmos), voire aux triples invariants : le moi, le Monde et Dieu, selon une métaphysique de participation analoguée. Mais, sans entrer dans ce domaine, il faut noter que l’andrographie n’est en aucune manière une dialectique d’aplatissement qui réduirait la philosophie à je ne sais quelle anthropologie. Au contraire, elle prépare une base solide aux réflexions du philosophe dont la pensée se réalise pleinement dans une méditation solitaire.

Léon DELPECH

Publié dans Le langage. Actes du IVe Congrès des Sociétés de philosophie de langue française VIII (Liberté, science et logique), 325-331, 1949.