(Revue Voir. No 6. Été 1982)
Passages d’un essai de H.A. Williams, Tensions – Necessary Conflicts in Life and Love (éditions Mitchell Beazley). Ces extraits sont les mêmes que ceux publiés en anglais dans Share It, n°3. (Traduction française: Jean Couvrin)
(Mais) la prière n’est pas expérimentée seulement comme une rencontre avec Dieu. On l’expérimente aussi comme la découverte de notre identité avec Lui. Entre l’expérience de la rencontre de Dieu et la reconnaissance de notre identité comme étant la Sienne, il existe une opposition à ce point fondamentale qu’elle s’est objectivée en deux doctrines rivales qui prétendent s’exclure mutuellement. Une doctrine affirme que Dieu est distinct de moi. En effet, on peut Le décrire comme le Totalement Autre. Et, fusse d’une manière métaphorique, on Le situe à une distance respectable. L’autre doctrine certifie que Dieu est le fond de toutes choses. Dès lors, Il est le fond de ce que je suis moi-même. Il est l’océan et moi l’une de ses vagues, le soleil et moi l’un de ses rayons. Mon identité véritable est l’identité de Dieu. Je suis vécu par Dieu.
Incontestablement, ces deux doctrines s’excluent l’une l’autre. Mais chacune d’elle ne représente en fin de compte qu’une tentative pour donner corps et consistance à deux aspects percevables dans l’expérience de la prière: la prière comme rencontre de Dieu et la prière qui nous fait découvrir qu’Il est nous plus que nous-même…
(L’abandon dans sa forme la plus pure) implique la totale disparition de Dieu comme autre. Dieu n’est plus l’Ami que je rencontre, le Père avec qui je m’entretiens, l’Amant qui me ravit, le Roi devant qui je m’incline avec révérence, l’Être Divin que j’honore et que j’adore. Dans mon expérience de la prière, Dieu cesse d’être l’une de ces choses parce qu’Il cesse d’être quoi que ce soit. Lorsque je prie Il est absent. Je me trouve seul. Il n’y a pas d’autre.
Si cette expérience persiste – si elle n’est pas l’effet d’un début de grippe ou de somnolence – cela signifie qu’il se produit quelque chose de la plus haute importance. Cela signifie que Dieu m’invite à Le découvrir non plus comme un autre marchant à mes côtés, mais comme mon propre moi le plus profond et le plus véritable. Il m’engage à passer de l’expérience de Dieu comme rencontre à 1’expérience de la découverte de mon identité avec Lui. Je ne sais pas Le voir parce qu’il est mes yeux. Je ne sais pas L’entendre parce qu’Il est mes oreilles. Je ne sais pas marcher vers Lui car Il est mes pieds. Et si je suis seul et qu’apparemment Il n’est pas là, c’est parce qu’Il ne veut pas séparer Sa présence de la mienne. S’Il n’est pas une chose quelle qu’elle soit, s’Il n’est rien, c’est parce qu’Il a cessé d’être un autre. J’ai à Le trouver dans ce que je suis OU pas du tout… …
Les premières étapes de cette découverte exigent de nous un abandon coûteux, bien plus qu’une simple mortification. Voilà qu’on nous enlève la chaude intimité et l’aimante harmonie de la rencontre de l’Autre. Et nous restons seul avec nos prières qui semblent ne plus trouver de débouchés. Mais ici, comme toujours, la résurrection suit la mort, et la vie nouvelle est incomparablement plus féconde que l’ancienne. Car lorsqu’une personne en rencontre une autre, aussi profondes que soient leurs affinités, elles restent toujours séparées parce qu’elles restent toujours deux. Malgré tout ce sont deux îles, en dépit de la richesse et de l’importance des ponts qui les relient. L’intimité de la relation personnelle ne surmonte que partiellement la faille entre moi, le sujet connaissant, et L’autre, l’objet connu. Quand mon expérience de la prière est la rencontre de Dieu comme d’un autre, la faille entre sujet et objet subsiste au moins en partie. Au cœur de ma communion avec Dieu comme autre, il y a séparation. Mais la relation de Dieu avec l’homme n’est pas enfermée dans les limitations qui enserrent nécessairement la relation des humains entre eux. Dans les relations humaines la faille sujet-objet ne peut être surmontée qu’en partie. Dans la relation de Dieu avec l’homme la faille sujet-objet peut être surmontée totalement… …
Voilà, nous le croyons, notre vocation et notre destinée ultimes: qu’avec magnificence la splendeur de Dieu en nous dise « Je suis ». Mais les premiers pas vers cet état d’identité n’ont rien d’éclatant. Notre expérience d’identité avec Dieu est précisément le contraire d’une expérience d’ordre émotionnel. Il n’y a en elle aucune grandeur irrésistible propre à soulever notre enthousiasme. Dans le silence de la prière, nous prenons conscience de notre identité avec Dieu comme d’une chose incertaine et morne à l’arrière-fond de nous-même, tandis que toutes sortes d’autres choses dansent à l’avant-plan de la conscience. Pourtant, quelque part d’une manière ou d’une autre, cette conscience faible et terne de notre identité avec Dieu est ressentie paradoxalement comme ce qu’il y a de plus précieux dans nos vies. Cela peut se comparer à la graine de moutarde: la plus petite de toutes les graines se développe jusqu’à devenir un arbre immense sous 1eque1 d’autres peuvent trouver un abri. Effectivement, autour de cette vague et morne conscience de notre identité avec Dieu, nous en venons, graduellement et instinctivement, à centrer et à intégrer le reste de ce que nous sommes. Ce centrage et cette intégration exigent toute 1a durée de notre vie ici sur terre, et se prolongent sans aucun doute au-delà du tombeau. Mais l’important est que le processus commence. Et il débutera aussitôt que nous aurons découvert ce moi en moi qui est plus grand que moi. Car c’est autour de ce moi plus grand que moi que tout ce que je suis pourra, en temps voulu, se rassembler et s’épanouir. Trouvant mon moi véritable, je ferai mien graduellement tout ce que je suis de sorte que, à la fin, tout ce que je suis aura été ramené à cette présence et identité de Dieu. Ceci en conformité avec la citation de Dante : « En nous la splendeur de Dieu se trouvera « enveloppé par tout ce qu’il enveloppait ».
… … Dans la prière, je me place moi-même délibérément en présence de l’amour qui émane de Dieu, et recevant de la sorte le flux de Son amour j’en deviens l’agent et le distributeur, si bien qu’à travers moi il passe et flue vers toutes choses. La vraie prière n’est en aucun cas une forme de repli sur soi.
… … Par cette découverte de notre identité véritable avec Dieu et l’anéantissement de soi qui l’accompagne inévitablement, nous devenons vraiment nous-même. Et nous comprenons que nos vrais moi ne sont pas des entités fixes et isolées, mais qu’ils s’unissent et s’intègrent à la relation de Dieu avec tout ce qui est. En Dieu, nous découvrons que nous sommes afin que toutes choses puissent être. Nous nous trouvons nous-même engagé dans l’acte ininterrompu de la création divine et partie prenante de cet acte. Ainsi, être réellement nous-même, c’est être vécu par Dieu. C’est tellement vrai que Dieu comme créateur fait en sorte que son amour créatif soit notre et que notre amour soit le Sien.