Alan Watts
Que faisons-nous donc sur terre ?

Dans ce cours essai Watts utilise évidemment des exemples de son époque (les années 1970). Il est facile aux lecteurs d’en choisir d’autres, parfois plus frappants, de notre époque… Octobre 1970 « Redescendre sur terre », c’est, dans le langage courant, revenir à la réalité, faire face aux événements, être pratique. « Avoir la tête […]

Dans ce cours essai Watts utilise évidemment des exemples de son époque (les années 1970). Il est facile aux lecteurs d’en choisir d’autres, parfois plus frappants, de notre époque…

Octobre 1970

« Redescendre sur terre », c’est, dans le langage courant, revenir à la réalité, faire face aux événements, être pratique. « Avoir la tête dans les nuages », c’est être rêveur, quoique, curieusement, la notion chrétienne de paradis, la demeure de Dieu, siège de la réalité ultime, soit traditionnellement symbolisée par une vision où tout le monde flotte dans les airs.

Je me souviens d’un hymne que je chantais, enfant, et qui disait à peu près ceci :

J’ai un devoir à remplir,

Un Dieu à glorifier,

Une âme immortelle à sauver

Et à rendre parfaite pour le ciel.

Presque personne ne semble se rendre compte que la Terre a toujours été dans le ciel et que l’espace est tout aussi réel que n’importe quel solide. Densité et étendue sont deux pôles d’un même spectre, comme le rouge et le violet.

Les États-Unis — de toutes les civilisations — se sont pendant longtemps enorgueillis d’être matérialistes, quoique nous appelions cela être pratique.

Quand il s’agit de « redescendre sur terre », être pratique, c’est faire de l’argent, et pourtant rien ne saurait être plus abstrait, plus aérien et plus immortel que le système comptable connu sous le nom d’argent. L’or, l’argent, les dollars et les cartes de crédit sont inutiles dans le désert — comparés à la nécessité de savoir se servir d’un arc, faire du feu, la cuisine, cultiver les herbes et les plantes, pêcher ou manœuvrer un bateau. Si Con Edison devait s’effondrer, si P.G. & E. ou Standard Oil devaient exploser ou s’asphyxier, la plupart d’entre nous en seraient désemparés. Tout cela pourrait très facilement se produire. Seuls les muscles et les nerfs sont réels, si vous avez décidé de vivre dans la dimension de l’espace et du temps.

Aussi, nous les terre-à-terre, les réalistes, les courageux et les pratiques, nous avons gaspillé des milliards de dollars et des quantités inimaginables d’énergie et de matériaux en allant sur la Lune pour découvrir, comme le savaient déjà les astronomes, qu’il n’y avait là qu’un triste amas de scories. Telle est la signification véritable, originale et scientifiquement étymologique du mot « fou » : demander la lune.

J’ai imaginé un discours pour le président des États-Unis, Richard Nixon peut-être, où il annoncerait avoir fait le tableau précis des aspirations et des désirs de sa « majorité silencieuse », puisque tel est son devoir en tant que représentant du peuple. Ayant constaté qu’elle avait envie de réduire à nouveau les Nègres en esclavage, de rejeter la charte des droits, d’enfermer tous les cheveux longs et tous les étudiants tapageurs dans des camps de concentration, qu’elle voulait des réductions d’impôts, la réaffirmation du droit des États et la diminution de l’autorité du gouvernement fédéral, la disparition de la carte de tous les « Chinetoques » du Sud-Est asiatique, la destruction ou la soumission des populations de Chine et d’Union soviétique, il leur dirait a peu près ceci : « En excellent homme d’affaires que je suis et en tant que votre humble serviteur, j’ai dû procéder à une estimation du coût de cette entreprise, non seulement financièrement, mais aussi en termes de temps et d’ennuis, d’énergie et de retombées nucléaires. Je suis désolé de vous dire que si vous voulez voir votre gouvernement contrôler la Chine, je devrai vous envoyer là-bas pour le faire, et il vous faudra vous habituer au chop-suey à la place de vos steaks et de vos puddings. Il faudra également faire quelque chose pour la masse de cadavres en putréfaction, sinon les maladies se propageront sur terre. Les statistiques nous indiquent que les garçons que nous envoyons au Viêtnam sont à soixante-quinze pour cent drogués et fous. Ils ont de plus contracté une espèce de gonorrhée que nos antibiotiques n’arrivent pas à soigner. Vu que les courants aériens filent toujours vers l’est, les retombées nucléaires des bombes larguées au-dessus de la Chine finiront par nous atteindre et par empoisonner au strontium 90 le lait de nos mères de famille, déjà empoisonné par le D.D.T. J’ai aussi, dirait-il, soumis les chiffres à mes comptables pour savoir ce qu’il en coûterait de mettre les Nègres en prison ou de les envoyer dans les chambres à gaz, et je suis absolument désolé de vous dire, mon cher et loyal peuple, que vous seriez gênés aux entournures si vous deviez payer la note. »

Que nous arrive-t-il donc ? Le problème fondamental de la civilisation, qu’elle soit allemande, japonaise, américaine, britannique ou chinoise, est que nous confondons nos systèmes de symboles et de descriptions avec le monde réel naturel, l’univers représenté avec l’univers présent, l’argent avec la richesse, les chiffres avec les faits, les pensées avec les choses, les idées avec les événements, l’ego avec l’organisme et la carte avec le territoire. Il est en fait impossible d’expliquer cela verbalement, parce que, verbalement ou par écrit, on est encore dans la dimension des symboles, même si nous utilisons des bruits physiques ou des signes sur le papier. La notion selon laquelle de telles formes d’énergie sont « physiques », matérielles et réelles n’est en fait qu’un simple concept philosophique qui devient, à son tour, un symbole. Ainsi, le mot « eau » est lui-même imbuvable, et la formule H2O ne fait pas pour autant flotter un navire.

Étudiez la différence entre les deux planisphères, physique et politique. Le premier est une chose merveilleuse, changeante, bleu, vert, brun, jaune, et de temps à autre blanc. Le second, en ce qui concerne spécialement le continent nord-américain, est méchamment griffé et strié de lignes droites, et la terre (nous ne devrions pas oublier l’air), couverte de bandes de couleurs contrastées pour identifier les territoires des différentes bandes de gangsters. Lequel des deux ressemble le plus à la terre, vue de l’espace ?

Les êtres humains civilisés, et les Occidentaux en particulier, essaient toujours de redresser les choses et de les compartimenter. Cela vient de la superstition grecque voulant qu’il y ait trois dimensions dans l’espace et de l’imagination fantasque et ultra-simplifiée d’Euclide voulant un monde fait de points, de lignes, de surfaces, de cercles et de cubes. Il est difficile de persuader un Occidental instruit qu’Euclide n’était qu’un rêveur et que sa prétendue géométrie n’avait rien à voir avec le fait de mesurer la terre, mais qu’elle cherchait seulement à édicter des lois à partir d’un esprit plutôt simpliste et rigide. La terre bouge, l’eau coule et écume, la nature danse et tangue, mais l’esprit d’Euclide n’a jamais atteint le niveau biologique. Il s’est arrêté au stade primitivement cristallin de l’évolution. C’est pourquoi des générations et des générations d’écoliers ont été trompées par cette notion selon laquelle la ligne droite serait plus simple, et donc plus intelligible, qu’un trait en zigzag. Depuis, nous avons tenté de soumettre toute expérience, tout savoir et toute action à la clarté supposée et à l’intelligibilité des lignes droites.

L’eau, la lumière même, et assurément toutes les formes d’énergie suivent la gravité, la ligne de moindre résistance. Voilà pourquoi l’espace lui-même est dit courbe. E = mc2 signifie que l’énergie est gravité. Newton, Einstein et de nombreux physiciens aujourd’hui ne peuvent pas comprendre cela parce qu’ils considèrent l’énergie comme une force franchissant les obstacles dans sa tentative de suivre une ligne droite. En certaines circonstances, une ligne droite peut être la distance la plus courte et la moins fatigante entre deux points. Mais il n’est pas amusant de suivre « le droit chemin, l’étroit chemin ». La rivière de la Vie n’est-elle qu’un simple canal ? Nous avons construit, à San Francisco, des routes à flanc de collines, alors qu’aucun alpiniste chevronné n’a jamais imaginé escalader l’Everest, jusqu’à son sommet, en ligne droite.

La combinaison de la géométrie euclidienne, de la loi romaine et de l’éthique protestante nous donne l’impression qu’il est définitivement immoral de suivre la ligne de moindre résistance. Sois un homme. Redresse-toi. Mais pouvez-vous ordonner une érection ? Personnellement, je vais à quatre pattes quand je franchis un tronc abattu au-dessus d’un cours d’eau. Je n’ai pas peur de me souiller les mains ni d’exercer le pouvoir d’humilité, d’humus — la terre. Je ne crois pas à l’aspect fétichiste qui veut que nous soyons toujours, perpétuellement et obligatoirement, debout. C’est illusion euclidienne de croire que le paradis est en haut et l’enfer en bas, et que tous les maux de la terre ont commencé avec la chute de l’homme. Après tout, on « tombe » bien amoureux — et ainsi continue le cours de la vie. Un grand esprit est également « profond » parce qu’il sonde la profondeur des choses.

Spécialement en philosophie et dans le domaine des sciences, nous utilisons de surcroît les mots aux fins de tout classer par catégories, de tout compartimenter. Animal, végétal ou minéral ? Vrai ou faux ? Pour répondre à ces tests, on va jusqu’à imprimer de petites cases dans les questionnaires ! Le principe même de l’ordre est de bien ranger les choses dans leurs boîtes, et d’être ainsi conforme aux principes euclidiens. Cette nécessité est à la base des luttes interminables parents-enfants.

Ma femme et moi avons un chat siamois super-intelligent — du nom de Solstice — avec qui je parle en déclamant ce qui se veut du japonais. Cependant son intelligence opère sans se référer le moins du monde à Euclide. Nous ne l’avons jamais habitué à autre chose qu’à sa litière. Nous lui avons interdit de monter sur les tables, mais il nous accompagne quand nous partons en promenade dans les collines, va et vient, saute de-ci de-là, et vient quand on l’appelle, comme le ferait un chien. Son organisme, la structure de ses nerfs et de ses muscles sont plus complexes que les systèmes logiques de l’arithmétique, de la géométrie et de la grammaire — qui ne sont, en fait, rien d’autre qu’un rituel inférieur.

La vie elle-même danse, car que sont les arbres, les fougères, les papillons, les serpents, sinon des figures de danse élaborées ? Même le bois et les os montrent, dans leur structure, la forme caractéristique de l’eau qui coule (comme l’a indiqué Lao-tseu en 400 av. J.-C.), qui tire sa puissance incroyable en suivant la gravité et en cherchant ce « niveau le plus bas que tous les hommes abhorrent ». Quand je danse, je ne compte pas mes pas, et certaines femmes disent que je n’ai absolument pas le sens du rythme, mais j’ai une fille qui (sans avoir jamais appris à danser) peut me suivre comme si j’étais son ombre, ou elle, la mienne. Le secret tout entier de la vie et de l’énergie créatrice consiste à couler avec la gravité. Même quand il saute et fait le fou, notre chat coule avec elle. Telle est la façon dont le monde entier et toute chose dans l’univers se comportent à d-essaim [1].

Mais l’homme met la terre sens dessus dessous parce qu’il se sert de son intellect euclidien au lieu de son cerveau organique. Il symbolise et décrit la nature selon la ligne droite ou la courbe d’un cercle simpliste, et, quoique les mathématiciens, comme les topologistes et les théoriciens de la matrice, soient capables d’opérations bien plus sophistiquées, l’homme occidental moyennement civilisé se représente le monde selon Euclide et selon l’arithmétique de décimation. En ces temps de crise écologique, nous sommes donc en plein milieu d’une bataille. D’une part, des gens connus pour leurs opinions réactionnaires, conservatrices, régulières et carrées (il existe aussi des cubes), classifiés, diplômés, évalués, monnayés, qui vivent dans de petites boîtes faites avec trois francs six sous, qui cultivent l’ordre et veulent que les choses soient bien repassées et lisses. D’autre part, les bohèmes, les dingues, les clochards, les freaks, les excentriques, les mystiques, les courtisanes, les vagabonds et les hippies (un nom qui doit avoir affaire avec les courbes dangereuses des hanches des femmes [2]), qui veulent saisir l’univers d’une façon dansante, syncopée, extatique, flippante et excitante.

Le premier groupe préconise et admire le comportement des machines ; ils pensent comme elles, et les ont donc faites à leur propre image. Ils ont été conquis et pris sous leur charme. Le deuxième groupe est pour l’organisation plus variée et plus excitante des plantes et des animaux. C’est ainsi qu’aux yeux du premier groupe ils passent pour des gens négligés, malpropres, débraillés, bestiaux, bons à rien et même merdeux — parce que leur façon de vivre n’est pas mécanique mais biologique. Ils refusent de se laisser embrigader, et, dans ce domaine, il faudrait bien indiquer au premier groupe que sa stratégie militaire a jusqu’ici échoué contre les innombrables guérilleros Viêt-Cong du Nord-Viêtnam. La seule façon de gagner la bataille du Viêtnam serait d’envoyer « Monsieur Propre » avec ses armes nucléaires, ses bulldozers, pour détruire le pays et en faire ce qu’il était il y a des millénaires, nu comme au jour de la Création. Mais cela ne serait pas un juste combat, selon les anciennes et respectables traditions chevaleresques.

Voyons, maintenant, les effets qu’a produits l’esprit euclidien sur notre vie quotidienne. Il est de plus en plus difficile d’acheter de la nourriture non trafiquée. Nous mangeons du « machiné ». Le pain est surgelé, emballé dans du plastique. Le poulet a le goût de papier parce qu’il est nourri avec des produits chimiques et élevé dans d’immenses pénitenciers. Le lait est homogénéisé et la vraie crème est introuvable. Le fromage est de plus en plus un conglomérat insipide et sans saveur, manufacturé. Des projets sont actuellement à l’étude pour faire pousser des tomates cubiques, plus facilement emballables dans des boites cubiques et plus aisément stockables dans des dépôts cubiques, pour avoir des poulets déplumés afin d’éviter de les plumer, pour avoir des œufs sans coquille vendus en sacs de plastique et pour avoir des arbres sans branches, colorés chimiquement dès la naissance afin d’avoir du bois bien droit et dépourvu de nœuds.

Nous saisissons bien que la monotonie est une chose ennuyeuse, mais presque toute forme de travail industriel — banques, comptabilité, production en série — est monotone. La plupart des gens sont payés pour s’accoutumer à la monotonie, pour emballer des choses dans des boîtes, pour comptabiliser ces emballages sur des colonnes de papier, ou pour produire et assembler d’innombrables poutres afin de construire ces gigantesques boîtes de béton aux murs de verre, à l’intérieur desquelles d’autres personnes peuvent poursuivre ces horribles tâches routinières. Pourquoi ? Pour gagner un argent absolument nécessaire mais abstrait et non comestible, pour acheter une boîte dans laquelle vivre, une autre dans laquelle se déplacer (regardez n’importe quelle voiture d’en haut), et pour acheter de la nourriture en boite qui a de plus en plus le goût de boîte, comme si les ingrédients étaient des boîtes plutôt que des cellules.

Les nababs, politiciens et gangsters qui organisent ces opérations, que ce soit en Union soviétique, en Chine, en République fédérale allemande ou aux États-Unis, ne sont pas heureux. Ce sont des gens vulgaires, incapables de faire la différence entre un morceau de craie et un morceau de fromage, qui savent très bien ce qu’ils haïssent et craignent, mais n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils aiment — hormis les statistiques appelées argent. Certains d’entre eux ont de célèbres bibliothèques d’ouvrages pornographiques, d’autres des harems somptueux peuplés de filles frigides, d’autres encore des yachts et des avions à réaction pour aller quelque part comme, par exemple, l’endroit d’où ils sont partis, d’autres enfin de grandes écuries de course dans le but mathématique de parier. Ils vivent dans la terreur constante d’être volés, de voir une révolution éclater, une concurrence naître, l’impuissance, le cancer ou une augmentation d’impôts les guetter.

Si je donne l’impression d’un prédicateur ou d’un prophète biblique, jetons un coup d’œil sur la religion régulière, dont le ministre profère au moins quelques paroles rituelles contre les riches et les puissants — pour des raisons fallacieuses. Car l’ennui, avec nos riches et nos puissants, n’est pas tant qu’ils sont méchants, mais qu’ils ne s’amusent pas. Un carré ne peut pas être rond, et le grand problème de la philosophie n’est pas tant de chercher la quadrature du cercle que le contraire, car nos religions sont guindées et au stade anal. Même Freud pensait que le « principe de réalité » — distinct du « principe de plaisir » — était une forme d’ordre euclidien. D’autre part, on nous dit bizarrement de Jésus, confronté à la souffrance humaine, que « les boyaux de sa pitié en furent émus ».

Nos pratiques religieuses ne consistent presque exclusivement qu’en discussions sur les commandements, sur notre croyance ou sur les témoignages verbaux et actes présumés définir l’ineffable. Rien n’est virtuellement fait pour encourager la méditation non verbale, silencieuse — ou yoga — où l’éternel n’est pas seulement discuté, mais également vécu. De nombreux chrétiens affirment même qu’en dehors de circonstances tout à fait extraordinaires il n’est pas possible de percevoir Dieu tant que l’on n’est pas mort. Ils sont terrifiés par la « conscience cosmique » ou l’expérience mystique, qu’ils considèrent proche de la folie. Parce que la religion est verbale, l’opposition est verbale également, et nos athées sont tout aussi malhonnêtes que nos croyants. C’est une des terribles et tristes vérités de l’histoire : personne n’a jamais appris à aimer grâce à un sermon, car tout amour fondé sur le sermon n’est que culpabilité déguisée qui provoque le ressentiment chez l’auditeur. Si l’amour peut être inspiré par quelque chose de symbolique, il doit être inspiré par la poésie, c’est-à-dire par des mots utilisés comme des notes de musique.

La vraie religion n’a rien à voir avec les mots. C’est une concentration silencieuse sans effort, sur l’énergie de base, sur la vibration fondamentale et musicale du monde — qui, comme saint Thomas d’Aquin aurait pu le dire, « est tout ce que les hommes appellent Dieu ». Vous faites de la religion comme vous respirez, aisément, doucement, avec plaisir, comme vous écoutez un oiseau chanter à l’aube ou comme vous dirigez une planche de surf sur le centre dynamique exact d’une énorme vague. Ali Akbar Khan, cet homme merveilleux et jovial, maître reconnu de la musique indienne — avec son noble pair, Ravi Shankar —, a dit que tout l’art de la musique consistait à comprendre un ton. C’est la religion sous sa forme suprême, et c’est pourquoi les yogis chantent ou fredonnent la syllabe OM ou AUM (ou le son Mu pour les bouddhistes zen), parce qu’elle comprend tout le registre de la voix, de la gorge jusqu’aux lèvres. Vous pouvez tout aussi bien le faire avec AMEN (qui signifie : « qu’il en soit ainsi ») si vous êtes chrétien ou juif, ou avec ALLAH Si vous êtes musulman. Nous percevons ainsi la vie comme elle, au-delà des méthodes qui la mesurent, la décrivent ou la calculent dans nos divers systèmes de symboles. Vous découvrez finalement que vous n’êtes rien d’autre que cette énergie de base, intemporelle. Et, à ce propos, quand saint Thomas était un vieillard, il connut une expérience similaire en disant la messe ; il en arriva à dire que tous les textes théologiques qu’il avait pu écrire n’étaient que fétus de paille.

Quand vous avez découvert cela, vous vous fichez éperdument des statuts, des objets à la mode, des monceaux d’argent, du fait d’être embaumé dans une châsse de bronze ou de vivre une vie soigneusement géométrique. Assez vaut un festin. Vous ne tremblez même plus pour votre survie. Comme l’a dit Confucius : « Un homme qui comprend le Tao [le Cours de la nature] le matin peut mourir sans regret le soir. » Quand j’explique cela aux Américains, ils me demandent invariablement : « Mais cela n’implique-t-il pas une attitude de vie passive ? » Ils ont cette réaction parce qu’ils ont été élevés au son d’hymnes tels que :

Debout, mon âme, bande chacun de tes nerfs,

Instille-leur la vigueur ;

Une race céleste réclame ton zèle

Et une couronne immortelle.

Et aussi : « En avant, soldats du Christ, partons comme à la guerre. »

Qui veut d’une couronne immortelle ? Je ne peux rien imaginer de pire que le fait de porter une couronne d’épines dorées et d’être éternellement flatté par des anges.

Je ne comprends pas les buts et les récompenses du mode de vie occidental, hormis ces à-côtés tels que l’anesthésie en chirurgie dentaire (qui peut tout aussi bien se faire par hypnose). À quoi sert le progrès si la nourriture n’a pas de goût, si les habitations sont absurdes, les vêtements inconfortables, la religion une simple discussion, si l’air est pollué par les Cadillac, si le travail est ennuyeux, le sexe guindé et mécanique, la terre envahie par le béton et l’eau tellement chimique que même les poissons renoncent à y vivre ?

J’ai posé récemment quelques questions qui exigent vraiment une réponse. Qui veut entrer dans la police pour passer des heures à guetter les homosexuels dans les toilettes pour hommes ? Qui désire travailler comme garde-chiourme ou bourreau ? Qui veut aller encaisser des créances, passer sa journée à insulter les gens qui ne remboursent pas leurs dettes ? Hélas ! on pourrait également se demander quel genre d’individu voudrait dépenser des millions de dollars pour devenir président des États-Unis, pour rester près d’un téléphone vingt-quatre heures sur vingt-quatre, gardé par les agents des services secrets, pour lire des tonnes de documents sans intérêt et être accompagné nuit et jour par un sous-officier breveté porteur d’une serviette noire contenant les mécanismes du déclenchement de la bombe atomique…

Nous pensons que de telles occupations, ennuyeuses ou dangereuses, sont des exercices de haute responsabilité et même de gloire, en dépit de la maxime voulant que « les chemins de la gloire ne mènent qu’à la tombe ». Mais quel est leur dessein, leur but ? Vers quoi tend le progrès ? En fait, que faisons-nous donc sur terre ? Personne n’en a la moindre idée, sauf peut-être quelques simples d’esprit qui ne vivent que pour respirer le parfum des fleurs, écouter la mer, contempler les arbres dans le vent, escalader des montagnes, manger du pâté de veau en croûte [3], boire du vin Malvasia de Ruby Hill et caresser une jolie femme et de tels buts ne sont pas très chers, comparés aux milliards dépensés pour le Royaume, la Puissance et la Gloire.

La guerre est, et a été pendant bien des siècles, l’artisan principal du gaspillage des ressources de la terre, et, le temps passant, les gens se battent pour des motifs de moins en moins sensés. Même si je me doute des raisons de notre présence au Viêtnam — prendre le contrôle du plus grand producteur d’opium —, je ne crois pas qu’un stratège compétent détruirait la faune, la flore et les femmes d’un pays qu’il a l’intention de posséder. Il pourrait être, bien sûr, rapace — mais ne devrait pas mêler ce vice à la stupidité. L’énergie et les matériaux que nous avons gaspillés en faisant la guerre depuis 1914 auraient pu réchauffer., nourrir et vêtir tous les habitants de la terre. Mais nous poursuivons cet atroce gaspillage au nom de fantaisies hors de propos et immatérielles comme la religion, l’honneur, l’idéologie, le progrès, la pureté raciale et le patriotisme. Ce dernier n’est pas l’amour de son pays, mais de l’idée qu’on se fait de son pays, de la simple image, du drapeau, de la couronne, de l’icône de Lénine, du Petit Livre rouge de Mao, de la croix, du croissant, de la svastika ou autres emblèmes aussi stupides.

L’inconvénient est que nous confondons les gens, en tant qu’organismes vivants, avec leurs façons différentes de bouger, de babiller. Que la terre serait monotone si nous agissions tous pareillement ! Nous imaginons donc qu’il existe bien des créatures comme les Américains et les Soviétiques, les Grecs et les Romains, les Orientaux et les Occidentaux, les Juifs et les Arabes, les chrétiens et les païens. Il n’en est RIEN. Tout cela n’est que babillage, quoique le babillage soit une chose très amusante quand il est pris comme tel et n’est pas confondu avec un Quelque chose de Sérieux, Pompeux et Solennel. On ne sait pas assez que les meilleurs anges portent effrontément leur auréole sur l’oreille. Même les fascinantes enquêtes scientifiques sont devenues des éléments à fuir depuis que les académiciens se sont pris au sérieux, comme les théologiens, fredonnant, murmurant, marmonnant, bourdonnant, se demandant si les hypothèses d’un tel et d’un tel sont vraiment et absolument justes.

Ce qui, bien souvent, est leur seule qualité. Vox, et praeterea nihil.

C’est un vieux proverbe qui dit que « les voyages forment et ouvrent les esprits ». Le proverbe était vrai dans la mesure où il révélait les vastes étendues et les eaux de la terre, la variété de ses cultures, de ses langues, de ses animaux et de ses plantes. Aujourd’hui, les voyages restreignent le monde, car nous pouvons presque instantanément, enfermés dans des tubes scellés, aller d’un « point » à un autre. Ces endroits lointains finissent par tous se ressembler. New York, Los Angeles, Tokyo, New Delhi, Tel-Aviv, Paris, Londres, chacune de ces villes a sa boite Hilton et ses aborigènes qui polluent l’air de leurs gaz d’échappement et qui vivent dans des costumes inconfortables, pour singer certainement notre symbole de succès et de statut social. Le jour où nous aurons des avions supersoniques, nous irons de bang en bang, d’un point euclidien à un autre. La dernière fois que j’étais à Kyoto, je suis tombé, par hasard, sur un groupe de blondes texanes, aux voix éraillées et aux longues jambes. Elles avaient débarqué quatre heures plus tôt à l’aéroport d’Osaka et voulaient savoir « ce qu’il fallait voir absolument ». Leur état d’esprit les empêchait cependant de ne rien voir d’autre que le seul bar américain de l’hôtel International où elles ne cessaient de se vanter de « leur bon vieux Teexass », qui pouvait se retirer des États-Unis d’Amérique quand bon lui semblait. (Beaucoup de Texans croient avec tant de ferveur à l’ordre des pelouses qu’ils vaporisent de la peinture verte sur leur herbe brune, desséchée par le soleil.)

L’une des plus importantes confusions du symbole avec la réalité réside dans cette dimension des relations humaines appelée : le sexe. Marshall McLuhan l’a très bien mis en évidence dans un commentaire particulièrement fin et subtil sur la publicité : L’Épouse mécanique. Il montrait dans cet essai que les femmes étaient réduites à des machines semblables à ces poupées gonflables, bouillottes de caoutchouc ou de plastique que l’on peut se procurer à Kobé ou à Marseille, et que l’on dit utilisées par les marins au cours de leurs voyages solitaires. McLuhan montrait comment les femmes avaient été débitées en pièces détachées, en pièces de rechange, comme les voitures — la coiffure, les lèvres, les seins, la taille, les hanches, les fesses ou les jambes —, chacune des parties faisant l’objet d’une concentration fétichiste. L’idéal féminin courant est représenté par une femme mince aux longs cheveux raides, à la poitrine généreuse, à la taille étroite et à l’arrière-train légèrement saillant. Mais les filles de Renoir et d’Ingres étaient plaisamment grassouillettes, et les images des Vénus préhistoriques d’Europe occidentale avaient des traits féminins si exagérés que nous pourrions penser, aujourd’hui, qu’elles étaient atteintes d’éléphantiasis. Cherchez-vous un nouveau modèle.

Car l’idéal de vie des hommes assoiffés de puissance est de baiser (et le terme n’est pas sans portée) une femme en plastique. Elle ne leur répond pas. Elle reste parfaitement allongée et immobile. Elle adopte n’importe quelle position et se laisse faire. En fait, quand on en arrive à cela, toute l’entreprise technologique vise à transformer la nature entière en une poupée de plastique, une masse de matériaux obéissants et prévisibles. Elle est une poule, une nénette, une nana, une connasse, une vieille, une pute ou un cul.

Le monde politique est largement dirigé par des hommes qui, comme Jules César, n’arrivent pas à savoir s’ils doivent être hétérosexuels ou homosexuels.

Ils ont en quelque sorte honte d’être franchement les deux, et donc, pour se prouver qu’ils sont des hommes, ils font étalage de leur masculinité. L’Europe occidentale et l’Amérique du Nord sont surpeuplées par ce genre de mâles. Ils baisent des poules à gogo et tiennent à jour leur tableau de chasse comme un as de l’aviation fait apposer les emblèmes des avions ennemis abattus sur le fuselage de son appareil.

Mais ils trouvent leur véritable excitation sexuelle en torturant, malmenant, persécutant les autres mâles qu’ils aiment en secret. Parce que les convulsions d’un agonisant le font jouir, le type sadomasochiste a des liaisons nerveuses embrouillées et mélange les convulsions de l’orgasme avec celles de l’agonie (un truc utile si, et seulement si, vous devez faire face à l’inévitable souffrance). Ainsi, la nécessité purement symbolique d’être homme se manifeste non seulement à travers la guerre, mais aussi à travers le prétendu athlétisme (comme la boxe, distincte du judo), dans le football américain et dans les courses de taureaux. Dans ces activités prétentieuses, la force est utilisée pour aller contre la gravité, le vent et le grain.

Pourquoi ne pas jouir plutôt des convulsions syncopées de votre femme ou de votre petite amie, quand, au lit, vous l’entraînez vers l’extase authentique de la sorcière chevauchant son balai ? Cela me paraît bien plus masculin que détruire et réduire en morceaux d’autres personnes, tuer des animaux sauvages dont vous n’avez besoin ni pour vous nourrir ni pour vous servir, ou passer dans un train d’enfer sur les pistes de courses à bord de vos phallus à quatre roues. Pourquoi ne pas faire plutôt de la luge, du ski, du patinage, de la voile, de la natation ou même de la danse ? Accidentellement, j’ai remarqué que ces Césars ne savaient pas danser, sinon d’une manière guindée, dépourvue de toute grâce, parce qu’ils ne laissent pas leurs hanches onduler librement. Ils s’imaginent que cela fait efféminer. En tant que garçons, on leur a appris à faire attention, à se mettre par quatre, à marcher en colonnes et au pas cadencé (ou au pas de l’oie), à tenir des fusils et à les manier avec des mouvements grotesques — en bref, à pratiquer la forme la plus inefficace des disciplines militaires jamais inventées. Ils gagnent, bien sûr, des batailles (à quel prix, comme dans ces holocaustes de la Première Guerre mondiale), mais ils perdent des guerres, et, aujourd’hui, presque toutes les guerres sont perdues.

Ainsi, le style militaire traditionnel n’est que masculinité symbolique. Une colonne en marche est aisément canardée ou prise en enfilade. Les soldats américains sont immédiatement repérés dans la jungle vietnamienne par leur odeur de savon, par leurs visages blancs à la peau luisante. De même, les militaires portent des uniformes et des bottes qui les empêchent de courir vite, de bouger, de se faufiler et d’onduler. À noter que de tels mouvements ondulatoires sont considérés comme une forme de lâcheté, une déviation. Un homme doit se tenir debout, face à l’ennemi. Il constitue ainsi une cible idéale. Souvenez-vous de ces absurdes charges japonaises au cri de Banzai ! durant la Seconde Guerre mondiale. C’était tout simplement des démonstrations suicidaires du machisme samouraï, car ils ne faisaient rien de plus que se jeter au-devant de l’immense puissance de feu de l’industrie américaine.

Dulce et decorum est pro patria mori — qu’il est doux et glorieux de mourir pour son pays —, phrase sa laquelle fait écho le pompeux lord Macaulay :

Et le brave, courageux Horatio se mit à parler :

Pour chaque homme sur cette terre,

La mort vient tôt ou tard.

Comment l’homme peut-il mieux mourir

Qu’en faisant face et ces événements terrifiants,

Pour les cendres de ses ancêtres

Et les temples de ses dieux ?

Ainsi donne-t-on sa vie pour des corps incinérés dans des columbariums et pour des structures de pierre, symboliques. Si l’on me demandait de faire un discours pour la pose de la première pierre d’une église, j’emprunterais ces paroles à Jésus : « Si le fils de l’homme lui demande du pain, lui donnera-t-il une pierre ? » Bien sûr, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le fossé des générations.

Les Amérindiens savent que les pierres sont vivantes, mais dans notre culture les pierres, les pierres tombales, symbolisent la mort. La masculinité suprême consiste donc à se faire dramatiquement tuer sur un point d’honneur, pour un problème verbal et symbolique. Bob Dylan se moque de tout cela et ironise dans son langage à double sens : « Ever’body’s gotta get stoned [4]. »

Nous en revenons donc au point où ce que nous appelons masculinité, valeur, héroïsme et courage n’est que fascination de la mort. Si vous réussissez l’examen, ils graveront votre nom sur la pierre d’un mémorial élevé pour les soldats tombés au champ d’honneur. Vous serez raide et droit à jamais. Ce qui n’a pas toujours été le cas dans la vie.

N’était-ce pas Voltaire qui disait : « Il faut cultiver notre jardin [5] » ? Mais ici, nous payons nos fermiers pour ne rien faire ou pour simplement engranger leurs récoltes, car le problème est que nous n’aimons pas vraiment le monde végétal, changeant, luxuriant. Nous jugeons indigne de « jouer » avec lui, parce que nous sommes fascinés, hypnotisés par la masse de boites, par ce besoin de tout redresser, de tout compartimenter. Tout a commencé parce que nos cultivateurs avaient une religion rigide, antisexuelle, fondée sur un livre élégamment mais inexactement traduit : la Bible, de telle sorte que leurs enfants se sont libérés en fuyant vers les villes et leurs lumières, pour y trouver des distractions, des filles qui accepteraient de « jouer ». L’absence d’amour pour l’aspect végétatif, subtil, païen, sexuel du monde signifie la mort. Le cri : « Retour à la nature ! » était ridiculisé, tourné en dérision, considéré comme du sentimentalisme dépourvu de réalisme. Je me demande s’il ne devient pas une nécessité urgente. En 40 avant J.-C., le sage empereur Auguste était préoccupé par l’exode de son peuple vers les villes. Il persuada Virgile d’écrire ce vers célèbre :

O fortunatos nimium, sua si bona forint, agricolas !…

Trop heureux les hommes des champs, s’ils connaissaient leur bonheur !…

Après avoir longuement pratiqué un style méditatif situé entre le yoga et le bouddhisme zen, j’en suis arrivé à comprendre qu’il n’y avait rien d’ennuyeux ou de dégradant à me salir les mains. En tant qu’écrivain, intellectuel, travailleur sédentaire, je ne suis pas aussi fort que je devrais l’être pour les travaux de jardinage, quoique je ne sache pas très bien ce que cela signifie, car ma merveilleuse voisine de soixante-dix ans, frêle d’apparence, la poétesse Elsa Gidlow, cultive un jardin qui approvisionne notre communauté en légumes. En y réfléchissant, qu’y a-t-il de plus plaisant érotiquement et mystiquement parlant que des pommiers, des rangées de laitue, des carrés d’herbe, des claies de haricots ou des plantations de pommes de terre ?

Mais l’humanité du XXe siècle se nourrit en fait d’ordures — de superarmes, de vastes carrés de ciment, de millions de kilomètres de câbles et de fils, de milliards d’« objets » vendus et que je n’ai pas le moindre désir de posséder. Presque tous ceux qui travaillent dans les villes produisent des ordures ou des symboles d’ordures. Ce n’est pas pour condamner l’habileté technique de l’utilisation du feu, des métaux, de l’électricité ou même des ordinateurs, mais pour me demander seulement ce que nous faisons sur terre. Je répète ma question : QUE VOULONS-NOUS ? Je la répète encore et toujours, où que j’aille. J’ai suggéré que l’on donne aux candidats, lors de l’examen d’entrée dans les collèges, une dissertation sur l’idée qu’ils ont du paradis, et que leurs professeurs et leurs tuteurs les critiquent sur la teneur du devoir, sa vraisemblance et leur imagination. J’ai même suggéré à un groupe de rencontre que nous discutions de ce que pourraient être, ici et maintenant, les formes de relations les plus extraordinaires entre nous, mais les gens ont préféré se soucier et se plaindre de leurs maux.

Nous ne savons pas ce que nous voulons, parce que nous ne sommes que très vaguement conscients de quelque chose de désirable. Nous nous sommes appris à poursuivre ces buts abstraits comme le bonheur, l’amour, la bonté, la serviabilité, l’amusement, la paix ou Dieu, mais nous possédons plus de mots que d’expérience pour ce que nous voulons exprimer par là.

Je m’en vais conclure cet essai en disant ce que je voudrais moi-même, et ce qu’à un niveau satisfaisant je possède déjà.

Je voudrais passer mon temps à rester tranquillement assis, à marcher lentement en me posant des questions et en sentant le sens fondamental de l’existence —- du fait d’être vivant/mort — à observer ma respiration, à écouter tous les sons de l’air et à laisser les nuages et les étoiles caresser mes yeux. Je voudrais laisser aller mon angoisse et la transformer en rire, comprendre que la vie et la mort ne sont que les deux faces d’une même pièce de monnaie. Je voudrais une compagne qui, alternativement, se fonde en moi et me résiste, qui m’admire et me montre tout à coup qu’elle peut faire mieux que moi. Je voudrais écrire et parler à des gens intéressants, les charmer et jouer avec leurs questions, mais aussi les écouter, eux qui peuvent, sans m’ennuyer, m’apprendre mille choses que j’ignore. Je voudrais contempler l’eau qui reflète tant de qualités changeantes de la lumière et du vent, visitée par les mouettes, les pélicans, les grèbes, les ternes et les canards sauvages. Je voudrais m’asseoir sur un rocher lointain, sur une plage isolée, et écouter les vagues, regarder le ciel à l’ouest, quand l’aube pointe. Je voudrais tirer des flèches, si hautes dans le ciel qu’elles sembleraient des oiseaux. Je voudrais voir les montagnes et me balader sur leurs flancs et dans leurs forêts, écouter d’invisibles chutes d’eau au crépuscule.

Je voudrais être assis à certains moments devant une machine à écrire et agencer méticuleusement les mots que je ressens — me mettre au défi, car mes sentiments ne peuvent être agencés par des mots. Je voudrais pénétrer dans une cuisine spacieuse, claire et colorée, essayer quelque recette de soupe ou de bouillon, de poisson à l’étuvée, ou m’exercer au maniement du wok, d’une poêle à la manière chinoise. Je voudrais jouer avec les pinceaux les plus fins et les bâtons d’encre à l’encens que l’on frotte dans l’eau, que l’on fait danser et à qui l’on fait exécuter des variations sur papier. Je voudrais pouvoir calmer de mes mains la souffrance et la maladie. Je voudrais faire un feu de bois et brûler de l’encens ou des feuilles de cèdre, tard dans la soirée, en écoutant de la musique classique ou en dansant sur des airs de rock.

Je voudrais voir la réfraction de la lumière dans le verre ou le cristal et, allongé sur le sol, contempler les arbres qui dessinent et ourlent un ciel profondément bleu. Me coucher sous eux, la nuit, et me réveiller juste avant l’aube quand les étoiles sont encore visibles entre les branches. Je voudrais entendre la cloche de Nanzenji, un temple de Kyoto, à quatre heures du matin, qui résonne plus comme un gong que comme une cloche. Je voudrais aller au Sikkim, au Népal, voir l’Himalaya, mais ne pas l’escalader. Je voudrais profiter de la présence de mes amis, manger du fromage stilton, des melons, du bon gros pain noir, du prosciutto et boire de la Gardener’s Old Strong, une bière anglaise qu’on ne trouve plus.

Si terre à terre qu’elle puisse paraître, telle est la vision que j’ai du paradis.

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1 Hmmmm ! Veuillez me pardonner ce calembour, mais il est important, car les abeilles vivent dans des structures hexagonales, distinctes des quadrilatères. Tel est le mode naturel selon lequel les choses — bulles et galets — s’agglutinent, viennent s’encastrer les unes dans les autres selon les lois de la gravité. Il s’ensuit, puisque 2 x 6 = 12, que — comme l’a très bien fait remarquer Buckminster Fuller — un système numérique sur la base 12 (duodécimal) est plus proche de la nature qu’un système sur la base 10 (décimal). Car 12 est divisible à la fois par 2 et par 3, ce qui n’est pas le cas de 10. Après tout, nous utilisons la base 12 pour mesurer les cercles, les sphères et le temps. Le monde est bien mieux « duodécimalisé » que « décimé ».

2 Dans le mot « hippie », on trouve le mot anglais hip qui veut dire « hanche ». (N. d. T.)

3 En français dans le texte.

4 « Tout le monde doit être lapidé. » A remarquer que stoned signifie également « camé ». (N. d. T.)

5 En français dans le texte.