Krishnamurti
Qu'est-ce que penser?

Qu’est-ce que penser? Lorsqu’on dit: « Je pense », que veut-on dire au juste? Quand sommes-nous conscients de ce processus de la pensée? Assurément, c’est lorsque nous sommes confrontés à un problème, à un défi, à une question, ou que nous sommes en situation de friction: là, nous en prenons acte en tant que processus […]

Qu’est-ce que penser? Lorsqu’on dit: « Je pense », que veut-on dire au juste? Quand sommes-nous conscients de ce processus de la pensée? Assurément, c’est lorsque nous sommes confrontés à un problème, à un défi, à une question, ou que nous sommes en situation de friction: là, nous en prenons acte en tant que processus conscient. Je vous en prie, ne m’écoutez pas comme un conférencier débitant son discours! Examinons plutôt, vous et moi, les modes de fonctionnement de notre pensée, qui sont les outils dont nous nous servons dans la vie quotidienne. J’espère donc qu’en ce moment même, vous observez le fonctionnement de votre pensée, au lieu de vous contenter de m’écouter – ce qui est inutile. Nous n’arriverons à rien si vous vous contentez de m’écouter, au lieu d’observer vos propres processus mentaux, au lieu d’être attentif à votre pensée et d’observer comment elle naît, comment elle prend corps. Nous essayons ici, vous et moi, de voir ce qu’il en est de ce processus de la pensée.

La pensée est une réaction, cela ne fait aucun doute. Si je vous pose une question, vous y répondez en fonction de votre mémoire, de vos préjugés, de votre éducation, du climat et de l’environnement dans lequel vous avez baigné et qui participent de votre conditionnement – vous répondez, vous pensez en fonction de tout cela. Si vous êtes chrétien, communiste, hindou ou que sais-je encore, tout cet arrière-plan réagit et répond à travers vous, et c’est évidemment de ce conditionnement que naît le problème. Le noyau central de cet arrière-plan est le « moi » agissant. Tant que cet arrière-plan, ce processus de pensée, ce « moi » qui est à la source du problème n’ont pas été appréhendés, tant qu’il n’y est pas mis fin, nous sommes voués au conflit de toutes parts: en nous, au-dehors, au cœur de nos pensées, de nos émotions et de nos actions. Nulle solution, de quelque ordre que ce soit, si astucieuse, si élaborée soit-elle, ne peut mettre fin au conflit qui dresse l’homme contre son semblable, qui sévit entre vous et moi. Lorsque nous prenons acte de la situation, que nous prenons conscience de la façon dont jaillit la pensée et d’où elle tient sa source, une question s’impose à nous: « La pensée peut-elle jamais prendre fin? »

C’est effectivement l’un des problèmes, n’est-ce pas? La pensée peut-elle résoudre nos problèmes? La réflexion est-elle la clé des problèmes? A-t-on jamais résolu un problème – qu’il soit d’ordre économique, social ou religieux – en y réfléchissant? Dans votre vie de tous les jours, plus vous pensez à un problème, plus il devient complexe, hasardeux et flou. La réalité quotidienne de notre existence n’en témoigne-t-elle pas? Certes, en réfléchissant à certains aspects du problème, on peut envisager plus lucidement le point de vue de l’autre, mais la pensée est incapable d’embrasser de façon globale et complète toute l’étendue du problème, elle ne peut en avoir qu’une vision partielle, or une réponse partielle ne résout pas pleinement le problème: telle n’est donc pas la solution.

Plus on réfléchit à un problème, plus on l’examine, plus on l’analyse, plus on en débat – plus il se complique. Est-il donc possible de le regarder de manière pleine et entière? Et comment cela est-il possible? Là réside, à mon sens, notre difficulté majeure. Car nos problèmes ne font que se multiplier – que l’on songe au danger d’une guerre imminente, ou aux perturbations de tous ordres qui affectent nos relations – comment appréhender tout cela de façon extensive et globale, et en avoir une vue d’ensemble? Évidemment, le problème ne peut être résolu que si nous pouvons l’embrasser dans sa totalité – et non par fragments isolés. Dans quelles circonstances cela est-il possible? Cela ne peut évidemment se faire que lorsque ce processus de pensée – qui a sa source dans le « moi », dans l’ego, dans cet arrière-plan de traditions, de conditionnement, de préjugés, d’espoir, de désespoir – a cessé d’exister. Nous est-il possible de comprendre cet ego, non en l’analysant, mais en voyant les choses telles qu’elles sont, en en prenant conscience en tant que fait, et non en tant que théorie – sans faire de la dissolution de l’ego un but en soi, mais en voyant d’un regard lucide les agissements de ce « moi » perpétuellement en action? Pouvons-nous le regarder, sans le moindre geste susceptible de le détruire ou de l’encourager? Là est toute la question, n’est-ce pas? Si, en chacun d’entre nous, il n’y a pas de centre, s’il n’y a plus de « moi » – avec sa soif de pouvoir, de réussite sociale, d’autorité, et cette aspiration à se perpétuer, à se préserver – c’est la fin assurée de nos problèmes!

L’ego est un problème que la pensée est incapable de résoudre. Il est impératif qu’intervienne une prise de conscience qui ne procède pas de la pensée: il suffit simplement que l’on soit conscient des activités de l’ego, sans les condamner ni les justifier. Car, si votre prise de conscience est orientée vers un objectif – celui de découvrir comment résoudre le problème, ou de vouloir le transformer et obtenir un résultat – on ne sort toujours pas du cadre de l’ego, du « moi ». Tant que nous courons après un résultat, en tablant sur l’analyse, la vigilance, l’examen successif de chacune de nos pensées, nous restons confinés dans la sphère de la pensée, c’est-à-dire dans la sphère du « moi », du « je », de l’ego.

Londres, le 7 avril 1952

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Il est essentiel de comprendre notre processus de pensée dans sa globalité et ce n’est pas dans l’isolement que peut se faire cette compréhension. Vivre dans l’isolement absolu, cela n’existe pas. La compréhension de notre processus de pensée advient lorsque nous nous observons tels que nous sommes dans nos relations quotidiennes, dans nos prises de position, nos croyances, notre manière de nous exprimer, notre attitude envers les autres, la façon dont nous traitons mari, femme ou enfants. La relation est le miroir révélateur de nos modes de pensée. La vérité est dans la relation même, et non à l’écart de celle-ci. Vivre dans l’isolement absolu est impossible. Certes, on peut se couper de diverses formes de contact physique, mais l’esprit, lui, reste relié. L’existence même de l’esprit suppose qu’il y ait relation, et la connaissance de soi consiste à voir tels qu’ils sont les faits liés à la relation, sans rien inventer, condamner ou justifier. La relation donne à l’esprit l’occasion d’évaluer, de juger, de comparer ; il réagit aux défis qui se présentent en fonction de diverses formes de mémoire, et c’est cette réaction qu’on appelle la pensée. Il suffit simplement que l’esprit prenne conscience de tout ce processus, et l’on constate une immobilisation de la pensée. L’esprit est alors très tranquille, immobile et silencieux, sans mobile ni mouvement dans quelque direction que ce soit, et c’est dans la tranquillité de ce silence qu’éclot l’ultime réalité.

Rajghat, le 6 février 1955

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La pensée est un mouvement entre ce qui est et ce qui devrait être. La pensée est le temps qu’il faut pour passer de l’un à l’autre et, tant que persiste la division qui sépare ces deux pôles, ce mouvement n’est autre que le temps mental. La pensée, c’est donc le temps en sa qualité de mouvement. Ce temps sous forme de mouvement, de pensée, existe-t-il encore lorsque l’observation ne concerne que ce qui est? Autrement dit, si l’observation n’est plus le couple observateur-observé, mais qu’il n’y ait plus que l’observation pure, sans aucun mouvement qui aille au-delà de ce qui est. Il est essentiel que notre esprit saisisse bien la différence, car la pensée sait façonner les représentations les plus merveilleuses du saint et du sacré – comme l’ont fait toutes les religions. Toutes les religions se fondent sur la pensée. Toutes les religions consistent à organiser la pensée sous forme de croyances, de dogmes, de rituels. Et si l’on ne saisit pas parfaitement en quoi la pensée est synonyme de temps et de mouvement, jamais l’esprit ne parviendra à transcender ses propres limites.

Nous sommes entraînés, éduqués, dressés à vouloir changer ce qui est en un idéal – ce qui devrait être – et cela prend du temps. Le processus par lequel la pensée couvre la distance séparant ce qui est de ce qui devrait être n’est autre que le temps requis pour changer la réalité en idéal – mais l’observateur et la chose observée ne faisant qu’un, il n’y a rien à changer, il n’existe rien d’autre que ce qui est. L’observateur ne sait pas comment s’y prendre, il essaie donc diverses méthodes pour changer ce qui est, il cherche à contrôler, à étouffer la réalité des faits. Mais l’observateur est indissociable de l’observé: l’observateur et ce qui est sont une seule et même chose. Prenons la colère, la jalousie: l’observateur ne fait qu’un avec elles ; la jalousie n’existe pas indépendamment de celui qui l’observe – la jalousie et le jaloux ne font qu’un. Mais lorsque cesse tout mouvement mental s’inscrivant dans le temps et visant à vouloir changer ce qui est, lorsque la pensée s’aperçoit que cette transformation est impossible, alors ce qui est cesse définitivement d’exister, car l’observateur et l’observé ne font plus qu’un.

Approfondissez sérieusement cette question, et vous constaterez les faits par vous-même. En fait, c’est tout simple. Si j’ai de l’antipathie pour quelqu’un, mon aversion n’est pas différente du « moi » ou du « vous ». L’entité qui éprouve cette aversion est l’aversion elle-même, elle n’en est pas dissociée. Et lorsque la pensée dit: « Je dois dominer mon aversion », il se crée alors un mouvement dans le temps pour dominer la réalité telle qu’elle est, pour dominer ce qui est, et ce mouvement, c’est la pensée qui le crée. Donc, l’observateur – l’entité – et la chose qui est qualifiée d’« aversion » sont identiques. On est par conséquent dans l’immobilité totale. Ce n’est pas une situation statique, mais la suspension totale de tout mouvement – c’est donc le silence absolu. Le temps sous forme de mouvement, le temps sous forme de pensée tendant vers un but, cesse soudain d’exister ; l’action est donc instantanée. L’esprit, s’étant doté de bases solides, est délivré du désordre, et c’est ainsi que la vertu fleurit à profusion dans toute sa splendeur. Ces bases sont le fondement de la relation qui se noue entre vous et autrui. Dans cette relation n’entre aucune activité créatrice d’images ; il n’y a que la relation, et non deux images cherchant à s’ajuster l’une à l’autre. Il n’y a que ce qui est, il n’est pas question de vouloir de changer. Car vouloir changer, vouloir transformer ce qui est constitue le processus même de la pensée, son mouvement en termes de temps.

Lorsqu’on en est à ce point, l’esprit devient parfaitement immobile – de même que les cellules du silencieux cerveau. L’esprit, qui est le réceptacle des souvenirs, des expériences, du savoir, peut et doit fonctionner dans le champ du connu. Mais à présent cet esprit est affranchi de toute activité liée au temps et à la pensée. Alors, l’esprit est parfaitement silencieux. Et tout se passe sans le moindre effort. Tout cela doit s’effectuer sans la moindre forme de discipline, de contrôle, car ils contribuent au désordre.

En fait, ce que nous disons se démarque radicalement des propos des gourous, des « maîtres », des philosophes zen, car toute notion d’autorité est exclue, tout comme il est exclu de devenir disciple. Si vous devenez le disciple d’un autre, non seulement vous vous détruisez, mais vous détruisez l’autre. L’esprit authentiquement religieux ne s’arroge aucune espèce d’autorité. Mais il a l’intelligence, et il applique cette intelligence. Dans le monde de l’action, l’autorité du scientifique, du médecin, du moniteur de conduite est justifiée, mais en dehors de ce monde-là, tout gourou, toute forme d’autorité est à bannir.

Donc, pour peu que vous ayez creusé suffisamment loin, vous constaterez que l’esprit a désormais instauré l’ordre au sein de ses relations, et qu’il comprend toute l’étendue et toute la complexité du désordre dans lequel baigne notre existence quotidienne. C’est de l’appréhension, de la prise de conscience de ce désordre – conscience d’où toute notion de choix est bannie – que provient la beauté de la vertu, une vertu qui n’est pas cultivée, qui n’est pas le fruit de la pensée. Cette vertu n’est autre que l’amour et l’ordre, et si l’esprit a su la pourvoir de racines profondes, elle est inamovible, indéracinable, immuable. Il est alors possible d’explorer tout le processus du temps. Alors l’esprit est tout à fait immobile et silencieux. L’observateur, le sujet de l’expérience, le penseur ont disparu.

Il existe diverses formes de perception sensorielle et extrasensorielle. Voyance, don de guérison et autres phénomènes en tout genre se manifestent, mais ce sont des domaines accessoires, et tout esprit réellement intéressé par la découverte du vrai, du sacré, s’abstiendra d’y toucher.

C’est alors que l’esprit est libre d’observer. Alors se trouve l’indicible, l’éternel, que l’homme cherche depuis des siècles. Et il n’est pas de mot pour le décrire. L’image créée par la pensée s’efface complètement, définitivement, car l’entité qui cherche à mettre en mots cet indicible n’existe plus. Mais votre esprit ne peut le découvrir, en faire la rencontre, que si vous êtes mû par cette chose étrange qui s’appelle l’amour, la compassion – un amour qui ne s’adresse pas seulement à votre prochain, mais aux animaux, aux arbres, et à toute chose.

Un tel esprit devient alors sacré.

Brockwood Park, le 9 septembre 1973