Alan W. Watts
Qui est responsable ?

Alors que j’étais un petit garçon, je me mis un jour à jouer avec les sons et découvris le mot délicieux « Blast [1] ». C’était un mot parfait pour jouer avec ma langue : « Bull-lahst. » Je courus alors le répéter à ma mère. Elle devint toute pâle, et je n’oublierai jamais l’expression […]

Alors que j’étais un petit garçon, je me mis un jour à jouer avec les sons et découvris le mot délicieux « Blast [1] ». C’était un mot parfait pour jouer avec ma langue : « Bull-lahst. » Je courus alors le répéter à ma mère. Elle devint toute pâle, et je n’oublierai jamais l’expression effrayée de ses yeux. « Ne dis jamais cela ! s’écria-t-elle, c’est contre Dieu. » Je découvrais pour la première fois que les mots pouvaient être plus puissants que les actes, et plus réels que les choses.

« Au début était le Verbe. » « Et Dieu dit, Que la lumière soit ! » C’est le verbe de Dieu qui a créé les cieux et le souffle de sa bouche tout ce qui les remplit. « L’herbe se dessèche et les fleurs se fanent ; mais le Verbe divin est éternel. » Le Logos, le Verbe, est Dieu le Fils, le deuxième personnage de la Trinité, le modèle originel de l’univers, la Loi du Seigneur, l’Agent créateur « par qui toutes choses ont été produites ».

C’est ainsi que toute la tradition aussi bien juive que chrétienne comprend le lien du surnaturel à la nature comme celui des mots avec les choses et les événements. Il semblerait logique d’estimer que les choses et les événements précédèrent les mots qui les décrivent et les désignent, comme l’argent vient se substituer aux biens. C’est juste l’inverse d’après la philosophie de la Bible. Le mot est premier : prononcé par Dieu, le nom de la chose la fait venir à l’existence. La pensée occidentale ne fait que suivre cette tradition lorsqu’elle fait des événements naturels l’expression d’une loi, ce qui, dit naïvement, exprime l’idée que tout obéit à un ordre préalable, que les lois de la nature précèdent les événements, et sont les fondations sur lesquelles le monde se bâtit.

Cette attitude n’est plus partagée par les hommes de science du XXe siècle en Occident. On parle aujourd’hui plutôt au figuré des lois de la nature, c’est-à-dire non plus comme d’ordres qu’il faut suivre, mais comme la manière qu’ont les hommes de décrire et de mesurer les événements réguliers, répétitifs, du monde physique. Attribuer cette régularité à quelque chose au-delà des événements en question nous paraît redondant. Il n’y a rien qui les rende réguliers. Ils sont réguliers, tout comme les quadrupèdes ont quatre pattes — sans quoi ce ne seraient pas des quadrupèdes. Trouver l’ordre du monde physique est la manière la plus facile de lui donner un sens et de savoir où l’on est. Si l’on compte cent pas entre votre maison et la rivière, et que vous partez du principe que les deux restent là où ils sont, vous pouvez alors retrouver votre maison dans le noir complet. Mais les pas ne viennent qu’après la maison, la rivière et le terrain qui les sépare.

Comme mesurer et décrire le monde physique conduisent à un apparent contrôle, il est naturel d’en inférer que ce pouvoir est plus grand que celui de la nature, et que la nature est l’expression du pouvoir du Verbe divin, l’Intelligence suprême étant alors perçue comme une sorte de parole organisée. Il paraît normal d’affirmer que le signifié d’un mot est quelque chose de non verbal, une chose ou un événement purement physique. Mais, par ailleurs, ce sont précisément les mots qui donnent une signification au monde. Le langage, pris dans son sens le plus large, c’est-à-dire comprenant tout aussi bien les nombres, les signes, lest symboles en tout genre que les mots proprement dits, est justement ce qui distingue l’homme de l’animal et nous permet de savoir que nous savons.

Le langage est écho symbolique d’une expérience immédiate, l’amplifiant pour la mettre en valeur, un peu comme une cathédrale aux réverbérations harmonieuses transfigure les voix d’un chœur en quelque chose de céleste.

D’un point de vue occidental chrétien, les symboles sont le moyen civilisateur par excellence : je peux bien vous aimer de tout mon cœur, mais cet amour est aussi borné que celui d’une brute tant qu’il n’a pas été exprimé par des mots. C’est ainsi qu’une personne est cultivée dans la mesure où elle peut contempler les hommes, leurs œuvres et la nature en fonction d’un fond fait de phrases de poètes et de philosophes. Elles lui permettent de voir le monde d’une manière nouvelle et particulière, de même que nous avons appris du symbolisme visuel des peintres à nous exclamer devant certains paysages qu’ils ont « l’air de tableaux » ! Dans cet exemple, nous aimons la nature dans la mesure où elle nous rappelle l’œuvre de quelque artiste ; et je me trouve appauvri si, en contemplant les étoiles, il n’y a pas quelque part dans mon esprit comme un écho de ces deux vers :

O look at all the fire-folk, sitting in the air!

The bright boroughs, the circle-citadels there [2]!

En Occident, tout ce qui est d’ordre spirituel se traduit par des symboles : mots, idées, concepts, croquis, abstractions. Le monde physique est une incarnation du Verbe, un double grossier de la pensée divine une forme pure, parfaite, lumineuse, tâchant de s’exprimer par le truchement d’une matière vile et peu maniable. Le monde surnaturel est celui de la transparence et de l’intelligibilité absolues, de la pure idéation, un ensemble si exquis de lumière et de forme que la musique de Jean-Sébastien Bach et la somme de saint Thomas ne sont que des choses insignifiantes en comparaison. Qui plus est, ce monde surnaturel possède un degré de réalité et de permanence infiniment plus grand que celui du monde physique. Pour nos sens terrestres, il peut paraître diaphane, évanescent, et pourtant à côté de lui, les étoiles ne sont que de brèves étincelles.

Cela permet de comprendre le caractère essentiellement verbal, particulier aux exercices spirituels des juifs et des chrétiens. Hindouistes et bouddhistes commencent par chanter un peu avant d’entrer dans une méditation silencieuse, ce qui permet de changer de niveau de conscience. Les pratiques juives ou chrétiennes sont, au contraire, faites presque entièrement de prières, de chants, de lectures et de sermons. Un silence dans un service religieux (sauf chez les quakers) dénote en général une mauvaise coordination, l’organiste s’empressant de combler ce vide incongru en « enchaînant » par quelque improvisation discrète sur le thème d’un hymne connu. Même la prière individuelle est essentiellement constituée de formules parlées. Mais les prières étant fondées, au moins dans leurs formes traditionnelles, sur les Saintes Écritures, la philosophie chrétienne de la prière veut que ce soit le Saint-Esprit qui parle par la bouche de l’orant en adoration, l’adoration étant la manière humaine de participer à l’éternel dialogue d’amour entre les personnes de la Trinité.

La puissance de la parole est particulièrement évidente dans les différentes manières de transmettre le pouvoir tant séculier que spirituel. Le roi transmet son pouvoir à son fils, mais on ne sait que trop bien que les qualités du père ne se retrouvent pas nécessairement chez le fils, et l’on ne peut absolument pas tabler sur un hypothétique héritage biologique. Il faut donc une manière plus sûre, plus fiable, de transmettre la sagesse acquise ou la loi. Le pouvoir temporel est, sur ce plan, inférieur au pouvoir spirituel : la succession y est déterminée non par la naissance, mais par de longues études, des examens, et finalement, l’ordination. Qui plus est, le prêtre s’identifie tellement à son rôle qu’il est devenu de règle qu’il le joue à la lettre, et reste célibataire, ne pouvant donc avoir d’héritier biologique.

La fin dernière d’un philosophe de la parole est la transfiguration du corps et de tout l’univers physique, opération qui conforme le monde matériel au monde surnaturel, c’est-à-dire : à la Parole de Dieu. Cela revient à placer la raison avant l’instinct, l’intellect avant la passion et la grâce avant la nature — non point en supprimant instinct, passion et nature, mais en les asservissant à la Parole, comme des chevaux bien dressés. La technologie occidentale est le résultat direct d’une telle philosophie. Le but premier de la science est de traduire (de transfigurer ?) tous les processus naturels en mots ou en formules mathématiques, afin de rendre le monde parfaitement intelligible. Cela étant fait, les irrégularités, les aberrations de la nature peuvent être envisagées selon un modèle idéal, montrant comment les choses devraient être. C’est ce que fait la technologie, magie qui réussit, dans le droit fil des miracles de Jésus et des saints ; le christianisme est d’ailleurs la seule religion qui prenne les miracles tellement au sérieux.

On retrouve aussi la philosophie de la parole derrière la technologie en ce sens qu’elle décrit l’univers à l’aide d’un vocabulaire emprunté aux arts et techniques. Dieu est perçu comme l’architecte, le potier, le charpentier, le forgeron ; et la Bible est pleine de ces images. « Malheur à celui qui rivalise avec son Créateur !… L’argile doit-elle dire à celui qui l’a fabriquée, qu’as-tu fait ? » « Voici ! le Seigneur se tenait sur un mur dressé au fil à plomb, un fil à plomb dans la main. » « Quand il fit les cieux, j’étais là : quand son compas mesura la face du néant. »

Où étais-tu, quand je posais les fondations de la terre ?

Dis-le, si tu as de l’intelligence.

Qui a fixé toutes dimensions, le sais-tu ?

Qui, pour les prendre, a tendu le cordeau ?

Et sur quels fondements sont-elles appuyées ?

Qui a posé la pierre d’angle [3] ?

« Car il est comme le creuset d’un orfèvre, et il siégera, affinant et purifiant l’argent : et il purifiera les enfants de Levi. »

Ma substance ne t’était point cachée, quand je fus fait en secret, artistement forgé au sein de la terre. Déjà tes yeux me voyaient alors que je n’étais encore que matière brute ; tous mes membres figuraient sur ton livre [4].

De toute évidence, le dessin, le Logos précédait le début de la mise en œuvre dans l’esprit du Fabricant, et la création matérielle est donc une construction élevée selon des plans. Deus Faber.

Toute cette cosmologie semble bien représenter un développement particulier de la conscience humaine couvrant une période de deux ou trois millénaires, si ce n’est plus. Elle fait le lien entre une manière de vivre instinctuelle, impulsive et une manière de vivre réfléchie, rationnelle. Elle traduit la prise de conscience grandissante par l’homme du pouvoir du langage et des symboles, et en particulier la période de cette croissance où le pouvoir du mot exerce une fascination absolue. Mais elle traduit aussi l’émergence d’un sens aigu de l’ego individuel, et de sa capacité à changer et contrôler les événements extérieurs comme les passions internes par la seule volonté. Elle représente enfin et avant tout la naissance de ce type particulier de conscience associé à la civilisation occidentale — conscience d’un côté analytique, orientée avec précision, et de l’autre très préoccupée d’elle-même, une conscience démesurément autoconsciente.

Le pouvoir de la parole renforce ce type de conscience de deux manières différentes. Dans la première, les mots procurent un vocabulaire à un style de conscience fondé sur l’attention, qui est le fondement de la pensée analytique ; faire attention, c’est concentrer notre conscience sur un point très précisément délimité. Tout se passe comme si l’on utilisait son esprit comme un projecteur éclairant le monde autour de nous par fragments, ces fragments étant organisés et classifiés grâce à l’étiquetage, au fichier constitué par les mots. Dans la seconde, les mots nous procurent un modèle symbolique du monde bien plus aisé à comprendre que le monde lui-même. Il est moins aléatoire, moins capricieux. Il réduit l’expérience en une forme facile à appréhender, un peu comme couper la viande en morceaux la rend plus facile à assimiler. En dépit de Korzybski et de son insistance à distinguer clairement Fido 1 de Fido 2, est-il bien nécessaire d’être capable de ranger Fido parmi les chiens ? La description du monde par le langage en donne un modèle simplifié, pour ne pas dire sursimplifié. Mais c’est une plate-forme indépendante du monde d’où l’on peut avoir un point de vue différent sur le monde. La représentation que les mots donnent des choses permet de réfléchir à ses expériences, d’envisager la vie en termes symboliques comme on parle de richesses en termes d’argent.

Au départ, les avantages de ce mode de conscience sont sensationnels : les arts et les techniques en sont directement issus. Ils nous permettent de mettre de l’ordre dans le chaos des étoiles, de prédire les saisons et les changements de temps. Les mots et les symboles nous font magiquement gagner le temps et économiser les efforts que nous perdrions autrement à montrer les choses, à les dessiner ou à les déplacer selon l’équivalent intellectuel du troc. Il n’est pas étonnant qu’on ait ressenti le langage comme quelque chose de surnaturel, et que son fantastique pouvoir l’ait fait passer pour plus réel et plus ancien que l’univers matériel qu’il décrit. Aussi superstitieuse qu’elle nous paraisse, cette conception des choses a eu des conséquences tout à fait remarquables dans les développements ultérieurs de la conscience. Elle est à l’origine de l’anxiété et de la culpabilité. Elle a rendu possible la comparaison entre l’homme comme il est et comme il devrait être ; elle a permis de réaliser que le monde des phénomènes est bien loin, très loin même, de la rationalité, de la simplicité, de l’ordre et de l’intelligibilité du monde des mots.

Il y a des milliers d’années, la preuve de l’efficacité de la pensée rationnelle et du système des lois pour gérer les rapports sociaux a certainement dû jeter le doute sur l’aspect impulsif, intuitif, de la part organique, non réflexive, de l’homme. D’un côté, on voit apparaître l’anxiété d’avoir à choisir entre l’intuition et la raison, choix qui aurait été relativement simple si l’intuition ne concernait que l’intérêt individuel, et la raison celui de la société. Mais d’un autre côté, on peut toujours douter de la validité d’un raisonnement, qui n’a peut-être pas été conduit jusqu’au bout, qui peut ne pas avoir tenu compte de facteurs importants ou simplement être erroné. Il faut ajouter à cela le fait que l’intuition réussit parfois mieux que la raison, notamment dans des situations complexes évoluant beaucoup trop vite pour que les mots puissent en garder la trace. Mais dès que l’on doute de son premier mouvement, on tombe dans des questions sans fin. Car en quoi d’autre avoir confiance ? L’intelligence ? Mais qu’est-ce qui permet de tester son intelligence ? L’information ? Mais comment savoir qu’elle est suffisante ? L’inspiration ? Mais comment savoir si elle vient de Dieu ou du Diable ? Il y a pis encore : une fois le doute jeté, impossible de revenir en arrière. L’innocence est bel et bien perdue, et l’ange à l’épée flamboyante nous interdit de la retrouver. Franchi ce cap, le seul recours consiste contenir et à endurer son anxiété.

Vient alors la culpabilité, le sentiment qui s’insinue en nous qu’à l’évidence quelque chose va de travers et que nous en sommes responsables. Il y eut un temps, tellement loin dans le passé que son souvenir ne peut être qu’imaginaire, où le premier mouvement était plein de sagesse. Et même s’il conduisait à une mort immédiate, cette mort était magnifique : défaite rayonnante de la végétation en automne, gloire du feu qui détruit les phalènes. Le succès ou l’échec était sans importance, en termes de survie chronologique ou quantitative. Car l’homme qui vivait intuitivement agissait toujours de façon parfaite, et ses mouvements avaient la beauté de l’écume ourlée par le ressac, des coquillages érodés par la mer et de la démarche des chats. Si ce n’est qu’il n’en savait rien.

Savoir, et savoir que l’on sait, signifie faire attention, signifie qu’on observe le mouvement de la vie en le décomposant en pas, en pulsions, en unités. Mais dès que, grâce à ce procédé focalisant, nous savons comment nous vivons, bougeons, pensons et parlons, ces processus n’ont plus lieu d’eux-mêmes. Nous sommes devenus responsables. Il nous faut les faire apparaître, et réfléchir péniblement au cours que l’on veut leur donner. Dès lors, l’anxiété ne nous quitte plus, car nous ne savons jamais à coup sûr ce qui est bien, et nous nous sentons coupables car nous sommes malgré tout responsables, et dès qu’il y a responsabilité, il y a quelque chose qui va définitivement et bizarrement de travers.

Nous commençons à jouer à Dieu — c’est-à-dire que nous contrôlons notre vie au lieu de la laisser se dérouler. Et Dieu dit : « Très bien, dans ce cas. Allez-y. Vous êtes votre maître. » Mais nous sommes comme l’apprenti sorcier, et bien embarrassés de savoir quoi faire. Là-dessus, la douleur cesse d’être extase pour devenir punition, et en même temps nous nous sentons responsable de notre mort. La mort cesse d’être la vie qui se transforme et se renouvelle ; ce n’est plus battre les cartes pour distribuer une nouvelle donne. La mort devient le signe d’un échec, le salaire du péché, le résultat de notre incompétence à jouer le rôle de Dieu.

Le secret qui se trouve en coulisse et que l’épée flamboyante de la culpabilité nous empêche de voir, est qu’en réalité, c’est Dieu qui joue à l’homme. La focalisation de l’attention, c’est l’omniscience (prise dans son sens hindouiste) se contractant en un ego, devenant alors fascinée, comme lorsqu’on hypnotise l’esprit en le fixant sur un point, ensorcelée, enchantée et paralysée. Se mettant en transes lui-même, Dieu oublie comment en sortir, si bien qu’il se prend pour un homme jouant — en culpabilisant — à être Dieu. Car faire attention, c’est aussi ignorer et oublier : c’est regarder la forme et oublier le fond dont elle est pourtant inséparable ; c’est voir l’intérieur si intensément qu’on en oublie l’extérieur ; c’est se sentir seul dans son corps, coupé du monde qui l’entoure. La meilleure part de moi-même m’apparaît comme un univers dans lequel j’ai été jeté en étranger. Je ne le comprends plus intuitivement, et je suis obligé de lui trouver un sens en le prenant morceau par morceau. Dans cette situation impossible, la Parole est mon salut. Ayant oublié comment vivre, il faut que j’apprenne les règles. Ayant oublié comment danser, j’ai besoin d’un croquis des pas. Je ne sais même plus comment faire l’amour, et mes parents sont gênés pour me l’apprendre.

C’est ainsi que la sagesse de l’homme n’est pas transmise de génération en génération par l’hérédité, mais par le support de la parole, qui fait partie d’un domaine surnaturel, sans rapport avec les actes spontanés du corps. Les facilités que procurent le langage sont telles que cette sagesse, au moins dans une direction bien précise, est infiniment plus complexe et efficace que les comportements héréditaires des animaux. Elle permet à l’homme de transformer son environnement et ses comportements dans une mesure sans équivalent dans la nature. Mais une fois ce processus engagé, l’homme est forcé de continuer. Non point tellement parce qu’il peut changer le monde que parce qu’il doit le faire — mais ne sait pas comment, à la vérité. Car la parole est trompeuse. Elle dit quoi, mais non comment. Quant à la Loi et aux livres contenant les règles, c’est encore pis : ils disent qu’il faut délibérément faire certaines choses comme aimer, chose qui n’est vraiment satisfaisante que lorsqu’elle arrive spontanément. Il faut alors veiller à ce qu’elles apparaissent spontanément. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » — et non pas formellement, mais « avec tout ton cœur, avec toute ton âme, de toutes tes forces. »

Cette terrible situation est admirablement décrite par saint Paul dans L’Épître aux Romains dont j’ai traduit librement le passage suivant du grec abominable pratiqué par l’auteur :

« Que dirons-nous donc ? La loi est-elle péché ? Certainement non ! Mais je n’aurais jamais connu le péché sans la loi ; car je n’aurais pas reconnu la concupiscence, si la loi ne m’eût dit : tu ne convoiteras point. Mais le péché fit de ce précepte l’occasion de me faire éprouver toutes sortes de désirs ; car sans la loi, le péché est mort [c’est-à-dire inconscient] [5]. Autrefois [étant innocent] je vivais sans la loi ; mais avec la venue du précepte, le péché revécut, et je mourus ; le commandement de vie apporte la mort. Par le commandement, le péché me séduit et me tue. C’est pour cette raison que la loi est sainte, que le commandement est saint, juste et bon. »

« Mais une bonne chose peut-elle être cause de ma mort ? Certainement pas ! Mais c’est le péché, afin qu’il se manifestât comme péché en me donnant la mort par ce qui est bon [le précepte] ; le précepte seul peut rendre le péché évident. Nous savons que la loi est spirituelle ; mais je suis fait de chair, et voué au péché. Je n’entends pourtant point faire les choses que je fais. Ce que je veux, je ne le fais pas, ce que je hais, je le fais. Si donc je fais ce que je ne veux pas, je reconnais [au moins] l’excellence de la loi ; ce n’est alors plus moi qui agis, mais le péché qui habite en moi. Car je sais que rien de bon n’habite en moi, c’est-à-dire dans ma chair. Je peux vouloir le bien, mais je ne peux le faire. Le bien que je voudrais, je ne le fais pas, et je fais le mal que je voudrais ne pas faire. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui agis mais le péché qui est en moi. »

« Ainsi donc je découvre ce principe : qu’en voulant faire le bien, le mal est attaché à moi. Car je me réjouis de la loi de Dieu, au plus profond de moi ; mais je vois une autre loi dans mes membres, qui combat la loi de mon esprit ; et je suis le captif de la loi pécheresse de mes membres. Misérable que je suis ! Qui me délivrera du poids de cette mort [6] ? »

Eh bien, si cette situation n’est pas le plus forcené des cercles vicieux, qu’est-ce que c’est ? De tout évidence, un avatar du développement de la conscience, et surtout, de la conscience de soi. Le Seigneur s’est hypnotisé dans sa propre maya, mais étant, le Seigneur, ne peut pas s’attraper lui-même. Car de la manière la plus experte, la plus subtile, son asservissement et les moyens de s’en libérer sont une seule et même chose. Il projette sa propre Divinité loin à l’extérieur, en en faisant quelque chose d’à la fois au-dessus et au-delà de lui. En ce sens, il doit subir le risque de se perdre, projeté très loin de son propre centre, et prisonnier dans les dédales du plus complexe des labyrinthes : contrôler la vie, vouloir aimer — et deviner comment. Et pendant ce temps, le Dieu qu’il imagine et qu’il place dans un monde surnaturel agit comme son gourou, son Sauveur. Mais le moyen ultime, la route royale employée par tous les gourous et les maîtres spirituels, consiste à rendre sage le fou en le faisant aller plus avant dans sa folie, jusqu’à atteindre une totale reductio ad absurdum. Ce Dieu projeté, qui est le Seigneur de la Bible et le suprême objet d’adoration des juifs et des chrétiens, est aussi un habile gourou, un maître en « sainte tromperie ».

Tout cela est parfaitement clair dans le merveilleux récit de la création et de la chute d’Adam. Comprenons bien que, dès cet instant, le Seigneur ne travaille pas selon un plan fait à l’avance. La création est parfaitement spontanée. Chaque nouveau stade le surprend. Ce n’est qu’une fois la chose faite qu’il s’aperçoit qu’elle est bien. « Et Dieu créa les grandes baleines (Oh là là !), et toutes les créatures vivantes du même genre qui se meuvent, qui peuplent abondamment les eaux et toutes les bêtes qui volent : et Dieu vit que c’était bien [7]. » Quand Dieu eut fini de planter le décor — maya — qui comprenait le personnage d’Adam fait d’argile à son image, il vint et se souffla lui-même dans ses narines — le « souffle de vie » était le ruach Adonaï — l’Esprit même de Dieu tel qu’il planait au commencement au-dessus des eaux. Et c’est alors que le Seigneur regarde le monde par les yeux de son personnage, mais il a oublié qui il est, et se voit donc en train de marcher dans l’Éden exactement comme s’il était quelqu’un d’autre. Le Seigneur est maintenant dans une sorte de transe, et son alter ego, le Vieux Monsieur barbu, entame le long processus de son éveil qui est en même temps son asservissement.

Nul besoin de faire mention de l’Arbre de la Connaissance. Le risque aurait été bien faible qu’Adam y fasse attention, si le Seigneur n’en n’avait pas parlé le premier. Mais dès l’instant où le Seigneur l’avait mentionné en assortissant la chose de terribles menaces en cas de transgression, il devenait absolument évident qu’Adam l’essaierait.

C’est une histoire de ce genre qui se reproduit indéfiniment dans les contes de fées. Invariablement, le héros transgresse le Terrible Interdit — ne pas regarder derrière soi, ne pas ouvrir le coffre d’or, ne pas prendre le raccourci dans le bois — sans quoi, il n’y aurait pas d’histoire. Le Seigneur dans sa sagesse connaît parfaitement bien la nature humaine et sait très bien ce qu’il fait : ces interdits absurdes sont autant d’invitations à l’aventure. Les choses auraient été bien différentes s’il avait ordonné à Adam de ne pas tirer les cheveux d’Ève, ou de ne pas manger ses propres enfants.

Au lieu de cela, le Seigneur s’en prend à un arbre particulier qu’après tout, il a lui-même planté, interdisant à Adam d’en manger le fruit, sans quoi il connaîtra le bien et le mal et subira la malédiction de la mort. Mais les mots exprimant « le bien » et « le mal » en hébreu ont un rapport avec l’habileté, le tour de main d’un métier ; ils désignent ce qui est un avantage ou un inconvénient, ce qui est habile ou maladroit, subtil ou grossier d’un point de vue technique. Ceux qui auront mangé du fruit défendu deviendront « comme des dieux », car ils sauront comment contrôler les événements et comment créer les choses. C’est pourquoi la chute d’Adam et son expulsion du jardin d’Éden entraîne la malédiction du travail, car dès que l’on commence à prendre le contrôle réfléchi, conscient des choses, on ne peut plus se fier à son instinct. C’est fini de jouer, il faut être sérieux. Il faut penser à l’avenir, faire des plans, et prendre une conscience nouvelle de la mort — qui est comme un dragon qui vous attend au bout du tunnel —, ultime humiliation détruisant tout ce que vous avez réussi à faire grâce à votre habileté. La vie ne renvoie plus qu’à la mort, et c’est ainsi que commence le règne de l’anxiété.

Cela devient particulièrement clair quand Jésus prône un mode de vie à l’opposé de cette attitude, même si sa stupéfiante doctrine perd beaucoup de sa force dans les traductions courantes. Moins littérairement mais plus littéralement, il dit :

« C’est pourquoi je vous le dis : ne vous souciez pas de votre vie, de ce que vous allez manger ou de ce que vous allez boire, ou de votre corps et des vêtements que vous allez porter. La vie n’est-elle pas davantage que de la nourriture, et le corps davantage que des vêtements ?

« Regardez les oiseaux : ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas, ils n’engrangent pas de récolte et cependant votre Père qui est au Ciel les nourrit. N’êtes-vous pas plus importants qu’eux ? Lequel de vous peut ajouter une heure de plus à sa vie par le souci qu’il s’en fait ?

« Et pourquoi vous inquiéter de vêtements ? Apprenez donc des lis de la prairie comment ils fleurissent : ils ne travaillent pas, ils ne filent pas et cependant je vous le dis, Salomon lui-même dans sa splendeur n’était pas aussi bien habillé que le moindre d’entre eux. Si c’est là la manière dont Dieu vêt l’herbe sauvage, qui vit aujourd’hui et sera demain jetée dans un four, quel soin Dieu [ne prendra-t-il pas] de vous, hommes de peu de foi ? Soyez donc sans soucis, ne disant plus « Qu’allons-nous manger ? » Ou « Qu’allons-nous boire ? » Ou « Comment allons-nous nous vêtir ? » car ce sont là les choses qui font courir la foule, alors que votre Père qui est au Ciel sait bien que vous en avez besoin. Cherchez donc d’abord son royaume et sa justice, et le reste vous sera donné de surcroît. Et ne vous souciez pas de demain, car demain prendra soin de lui-même ; attendez que les ennuis choisissent leur jour. [8] »

Voici sûrement l’un des extraits les plus subversifs de la Bible, et aucune âme « sensible » ne rêverait de s’y conformer, car il est en totale contradiction avec une vie faite de travail, de projets, de contrôles, de prévisions et d’épargne. Mais le véritable défi que pose ce passage est que lorsque l’évangile de la vie insouciante prend la forme d’un commandement, nous sommes bien obligés de chercher pourquoi on ne peut lui obéir et à partir de quel moment on ne laisse pas les choses se faire d’elles-mêmes. Une fois le fruit défendu mangé, et une fois la vie instinctive remise en question, il n’y a pas moyen de retourner en arrière. On ne peut qu’aller de l’avant, la conscience devenant de plus en plus vaste.

Mais le chemin de la conscience est aussi celui de l’effort, et, comme on sait, les hommes ne font que rarement un effort suprême pour conquérir le véritable bien ; cela ne leur arrive guère que pour éviter un mal épouvantable. Il est infiniment plus facile de lever des impôts pour faire des canons que pour faire des gâteaux et de la bière. C’est qu’il est primordial qu’il y ait un Ennemi, chargé de remplir un rôle très complexe, ambivalent à bien des égards ; ce qu’indique d’ailleurs immédiatement le fait que le nom de notre ennemi le Diable soit « Lucifer », Celui qui porte la Lumière. (Phosphoros en grec, où il signifie aussi l’« Étoile du Matin ».)

Avant d’aller plus loin, il faut bien comprendre que du point de vue officiel du christianisme, il est exclu de dire un seul mot en faveur du Diable. Officiellement, le Diable n’a aucun rôle nécessaire à jouer pour l’accomplissement des projets du Seigneur ; le Diable porte l’entière responsabilité du mal qu’il répand dans l’univers, et même si Dieu a permis qu’il en soit ainsi, en aucun cas il n’en est l’origine, en aucun cas il ne le pardonne ; le Diable était autrefois un ange resplendissant, tombé des cieux à cause d’un orgueil et d’une malignité qui étaient de son seul fait, émanent de son seul esprit. C’est exactement ce que doit être la position officielle, car c’est celle qui prend le drame au sérieux. C’est ce qui se passe lorsque nous oublions le proscenium et le rideau levé, ou les reléguons loin dans notre esprit : l’acteur jouant le méchant nous paraît vraiment méchant. Cette illusion est indispensable au jeu.

Mais dans la mesure où nous faisons de la métathéologie, il nous faut passer dans les coulisses pour voir ce qui se passe avant que le rideau ne se lève et après qu’il est tombé. J’ai déjà mentionné que le fondement dynamique de l’univers était le jeu de cache-cache [9], de cache-tampon, ou de « coucou-me-voilà », de oui et non, de positif et négatif, de haut et bas, jeu qui se perpétue par la victoire toujours renouvelée de la lumière sur l’obscurité, la lumière n’étant ce qu’elle est que par sa lutte avec l’obscurité. Officiellement (c’est-à-dire sur scène) lumière et obscurité sont ennemies, mais en réalité (c’est-à-dire en dehors du théâtre), ce ne sont pas seulement des amies, des jumelles ou des complices, mais elles deviennent une unité échappant à toute description, car chaque mot, chaque étiquette désigne quelque chose appartenant à une classe donnée d’objets. Il n’y a aucun mot pour désigner l’intérieur et l’extérieur comme un tout, les donnant simultanément dans leur absolue inséparabilité. Mais, si je puis me permettre de parler aussi audacieusement, le secret ultime de la métaphysique est que la frontière séparant tous les intérieurs de tous les extérieurs est un territoire commun aux deux : il n’y a pas d’intérieur sans extérieur, ni d’extérieur sans intérieur. Cette impossibilité qu’il y a à séparer des choses complètement différentes les unes des autres semble impliquer quelque conspiration secrète, quelque entente, comme une unité d’essence cachée dans les coulisses.

Tweedledum et Tweedledee tombèrent d’accord pour se battre [10].

Par ailleurs, le jeu de cache-cache — l’art même du drame — consiste à faire croire soit que la lumière peut dissiper l’obscurité (Et ils vécurent longtemps heureux), soit que l’obscurité menace réellement la lumière (Mais délivrez-nous du mal). C’est pourquoi lorsque Dieu et le Diable font leur apparition officielle — c’est-à-dire quand ils entrent dans la peau de leurs personnages respectifs — ce sont d’implacables ennemis ; mais ne peut-on avoir l’arrière-pensée [11] (une sorte de soupçon très vague et très lointain) d’une entente préalable, conclue dans le Céleste foyer des artistes, avant que ne commence le spectacle de la Création ?

Voici Dieu le Père, Dieu le Fils étant assis à sa droite. On ne parle jamais de celui qui est assis à sa gauche et qui bien sûr est Lucifer, Satan, Samma-el, lequel, dans les plus anciens livres de la Bible n’est que l’agent de la colère de Dieu, sa main gauche, sinistre et de mauvais augure, celle qui fait tout le sale travail. Et l’on peut supposer que Dieu le Père donne à chacun son rôle, expliquant comment lui-même devra sembler prendre parti pour son Fils — car c’est évidemment ce qui permet à la lumière de chasser l’obscurité, même si l’une ne peut aller sans l’autre. Il leur dit que pour cet épisode particulier de la Création, il leur faut mitonner un drame qui fasse si bien pleurer les spectateurs (et, bien sûr, nous savons qui sont les spectateurs) que lorsque le rideau tombera, chacun devra s’écrier que c’est le plus beau spectacle qu’il ait jamais vu.

Pourquoi, dans ces conditions, le Seigneur ne s’arrangerait-il pas pour que le personnage à sa gauche apparaisse sous une forme repoussante ? Pour commencer, ce pourrait être un serpent ; ensuite, un homme tout noir, à pieds de bouc et ailes de chauve-souris. Au début, il passerait comme l’implacable Ennemi du Seigneur et de sa Création — le Tentateur, la Cause du Mal, l’Origine des Mensonges. Plus tard, il deviendrait l’Exécuteur des Hautes Œuvres, le Suprême Bourreau chargé de torturer les démons et les âmes qu’il a séduites. Il imaginerait les punitions les plus atroces et les plus obscènes, et ses créatures hurleraient d’angoisse pour l’éternité en les endurant. Alors, le Metteur en scène laisserait prendre la vedette au Méchant (baptisé Prince de ce Monde) ; celui-ci menacerait l’assistance de la damnation éternelle et jouerait de manière si convaincante que le public en oublierait qu’il est en fait dans un théâtre.

Si maintenant on en revient à l’idée de l’Entente préalable, les différentes versions sur l’origine du mal donnent singulièrement à réfléchir, notamment par le flou étrange qui entoure cette origine. Nombre de théologiens admettent que le péché de Lucifer fut l’orgueil, sous sa forme la plus nocive, l’orgueil spirituel. Pour certains d’entre eux, ce qui a provoqué sa chute a été son attitude devant la création de l’homme : il aurait condamné le risque de « contamination » de l’esprit par la chair. Lucifer se serait donc rebellé contre un acte de Dieu qu’il aurait estimé être une atteinte à l’esprit. Il fut donc chassé du Ciel, devenant le super-ennemi du genre humain. Mais il existe une version islamique de cette histoire, qui dit que Lucifer aimait Dieu plus que tous les autres anges ensemble, et que c’est pour cette raison qu’il ne pouvait supporter la perspective de voir l’esprit divin demeurer dans l’enveloppe animale et poilue d’un corps humain. Il fut donc précipité en enfer, et une seule chose suffisait à le maintenir dans le tourment : le souvenir de l’œil et de la voix de Dieu lorsqu’il proclama la terrible sentence : « Va-t’en ! »

Orgueil spirituel et désobéissance sont aussi tenus pour les causes de la chute d’Adam ; orgueil spirituel en ce qu’il a voulu devenir l’égal de Dieu en « sachant ce qui était bien et ce qui était mal », et désobéissance pour avoir outrepassé l’interdiction de manger le fruit de l’Arbre. Il est rare que les théologiens soutiennent l’interprétation populaire voulant que le péché originel soit l’éveil du désir sexuel : que le serpent soit le phallus, le fruit, le plaisir sexuel, et la honte d’être nu la conséquence du sentiment de culpabilité. La Bible dit qu’Adam n’a « connu », sa femme, Eve, qu’après avoir été chassé du jardin d’Eden ; aussi y a-t-il beaucoup à dire sur cette version populaire des faits. L’ennui avec toutes ces belles théories vient surtout du fait qu’elles font du péché originel quelque chose de bien trop banal. Peut-être Lucifer était-il comme le Shiva de certains récits puraniques, le sublime ascète qui ne peut supporter l’amour du Seigneur pour sa maya, et la sensualité du Mariage, Ciel (mâle), Terre (femelle). Car, est-il dit, « Dieu a beaucoup aimé le monde ». Lucifer serait alors la force qui s’oppose à la création, l’agent de mort pour tout ce qui n’est pas pur esprit.

Mais les théologiens les plus subtils font remarquer que le Diable est après tout un ange du plus haut niveau, de ceux qui ont pénétré le cœur même de l’Être suprême, et qui est au fait de mystères dont nous n’avons nulle idée. Ainsi donc, de même que la Gloire divine est au-delà de toute description, de toute compréhension, de même y a-t-il un « mystère de l’iniquité » tout aussi impossible à décrire et à comprendre. Quand on les applique au Diable, des expressions comme « orgueil spirituel » ou « méchanceté » renvoient à des atrocités et des dépravations tellement abyssales dans le mal que nous serions incapables de les reconnaître si nous les rencontrions, ou de les comprendre si on nous les expliquait. Certains états psychotiques sont peut-être ce qui approche le plus près de cet état de choses, lorsque tout apparaît au malade comme indescriptiblement étrange : formes, émotions, attitudes, rythmes, comportements, tout lui semble complètement bizarre, sans la moindre ressemblance avec le monde familier à un esprit sain. Pensez à un goût spécial — ni sucré, ni aigre, ni amer, ni même infect comme un vieux munster — mais simplement et horriblement impossible à classifier, un goût qui colle à la bouche et qui écœure, et dont on ne peut se débarrasser. Voilà la sorte de menace, disent les théologiens subtils, qui pèse sur nous quand nous flirtons avec le Diable et avec ses pompes, et moins on s’y intéresse au lieu de se raccrocher solidement à la grâce divine, mieux cela vaut pour nous.

Les grimoires [12] et les livres ésotériques de démonologie tendent à faire penser que la véritable préoccupation du satanisme n’est pas simplement détruire, mais aussi insulter et humilier l’ordre des choses tel qu’il a été créé en renversant les lois de la nature. Ainsi, le Sabbat des Sorcières est imaginé comme une orgie au cours de laquelle les initiés, mis au fait des mystères infernaux, acquéraient le pouvoir de transformer leur corps en moitié de chien, de chauve-souris, de poisson, de ver, ou d’araignée, et d’une manière générale de faire de la chair humaine une sorte de pâte pouvant exprimer les caprices les plus pervers. Il faut noter que dès que l’on tente de décrire en détail les supposés ineffables mystères du Mal, on tombe dans le grotesque. Ces « orgies infernales » ont peu de différence, au moins dans leur principe, avec ce qui se passe à l’intérieur d’un groupe d’enfants jouant à qui fait la plus affreuse grimace pour déclencher le fou rire des autres.

Non. Ce qui se cache derrière cette impossibilité de dire les véritables intentions et le péché primordial du Diable, c’est un sentiment de culpabilité d’autant plus troublant pour l’accusé que la nature de son crime est passée sous silence… « Nous n’entrerons pas dans le détail des accusations qui pèsent contre vous… Après tout, ceci est une cour de justice publique, et il y a certaines choses qu’on ne peut y mentionner ; leur obscénité, leur dépravation est telle que c’est non seulement outrager la plus élémentaire décence, mais encore l’ordre même de la nature… Vous qui êtes accusé, en dépit de vos dénégations, savez fort bien ce que vous avez fait, et les circonstances de votre crime inqualifiable sont la preuve même qu’il a été décidé de sang-froid, délibérément organisé, alors que vous saviez parfaitement bien que vous alliez à l’encontre des lois, tant humaines que divines… [13]. »

Il est évident que l’immense force du sentiment existentiel, original, de culpabilité vient de l’impression obscure et corrosive d’être dans l’erreur complète sans savoir pourquoi. C’est une forme adoucie de ce sentiment qu’emploient les gouvernements : l’appareil des lois est si complexe que chaque citoyen est involontairement coupable de quelque chose, ce qui permet d’accuser n’importe qui de n’importe quoi quand il en est besoin. La religion, quant à elle, va beaucoup plus loin, laissant souvent entendre que le seul fait d’exister est déjà une offense faite à Dieu. « O mon Dieu, puisque sans toi nous ne pouvons rien faire qui te plaise… » « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-même, et la vérité n’est pas en nous. » « Ne juge pas ton esclave, Seigneur, car sous ton regard personne ne peut se justifier. » « Voici ! c’est dans le péché et dans le vice que ma mère m’a conçu. »

Peu importe qu’avoir été conçu dans le péché soit la faute, non point de Dieu, mais de Lucifer ou d’Adam, faute commise à une époque antédiluvienne : le véritable effet de l’idée de péché originel est de faire sentir que le simple fait d’exister est, d’une manière ou d’une autre, à la fois une faute et notre faute.

Bien entendu, la chose épouvantable qui est allée de travers et dont il ne faut souffler mot, est en réalité (c’est-à-dire en Dieu) le produit de l’illusion originale par laquelle le Créateur semble devenir créature, comme lorsque l’on se dissimule dans le jeu de cache-cache. À des niveaux différents, cela consiste à concentrer son attention, ce qui engendre la conscience de soi, l’ego, et à perdre foi en l’action spontanée. Et, ce qui va plus loin, la crainte profonde qu’inspire cet acte de se cacher qui est un mal inqualifiable dont nous nous sentons coupables, est en fait un moyen de s’assurer que le jeu ne finira pas trop vite. Cette crainte nous confirme dans notre sentiment d’être des individus séparés et responsables. C’est l’épée flamboyante virevoltant en tous sens, interdisant la route du Paradis, et qui nous empêche d’oser reconnaître, sous peine de proférer le pire des blasphèmes, que nous sommes tous Dieu caché. Mais avant d’avoir le courage d’en arriver à reconnaître cela, il nous faut suivre la voie difficile de la conscience et la discipline de la Parole jusqu’au moment où l’orgueil qui fonde notre ego est entièrement dégonflé, non point par masochisme, mais dans un esprit d’humour cosmique. Sans un déboulonnage méticuleux de notre ego, nous pourrions bien nous imaginer ne faire qu’un avec un Dieu qui se prendrait lui-même au sérieux.

Extrait de Être Dieu (au-delà de l’au-delà). Ed Denoël 1977

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1 Blast a pour équivalent français « Nom de Dieu ! » (N.d.T)

2 Ces deux vers sont de Gérard Manley Hopkins (1844-1889) poète « découvert » par le grand public seulement après 1930.

O voyez tous ces brillants compagnons, siégeant dans les airs !

Le cercle brillant de leurs citadelles là-haut ! (N.D.T.)

3 Job, 38, 4-6.

4 Psaume, 139, 15-16.

5 Les expressions placées entre crochets sont de Watts.

6 Épître aux Romains, 7, 7-24.

7 Genèse, 1, 21. (N.d.T.)

8 Matthieu, 6, 25, 34.

9 Rappelons qu’en anglais, cache-cache se dit, littéralement, « cacher-et-chercher ». (N.d. T.)

10 Personnages de Lewis Carroll dans Alice à travers le miroir. (N.d.T.)

11 Watts utilise le terme allemand Hintergedanke. (N.d. T.)

12 En français dans le texte. (N.d.T.)

13 Aussi aberrant que cela paraisse, il y a encore des États où un homme peut être envoyé en prison pour des faits aussi peu définis qu’« un crime infâme contre nature, commis par un homme avec un autre homme ». On peut à bon droit classer sous cette rubrique une coupe de cheveux ratée par un coiffeur, ou la participation à un travail d’usine ayant pour conséquence la pollution d’une rivière.